Semiotika ISSN 1392-0219 | eISSN 2424-547X
2021, vol. 16, p. 8–23 DOI: https://doi.org/10.15388/Semiotika.2021.7

L’Ironie, un moyen d’échapper à la censure

Heidi Toelle
Université Paris III - Sorbonne Nouvelle
E-mail: toelle.heidi@gmail.com

Résumé. Bien des écrivains égyptiens, parmi d’autres auteurs arabes, ont recours à l’ironie lorsqu’il s’agit de critiquer les politiques mises en place par les autorités, L’énonciateur du texte sait parfaitement que ce qu’il écrit ou le discours qu’il fait tenir à l’un de ses personnages est un compliment mensonger à l’égard de la politique gouvernementale, puisqu’il entend dire ou faire dire le strict contraire. En même temps, il s’arrange pour placer ses propos et/ou ceux du personnage dans un contexte tel qu’il permet au lecteur de comprendre que le sens apparent des propos énoncés n’est pas ce que l’énonciateur ou le personnage veulent donner à entendre. Ce même contexte permet aussi au lecteur de décoder le sens secret, facile à trouver, vu que le sens apparent des propos et leur sens secret sont en relation de contrariété. Pour en faire la démonstration, je prendrai comme exemple une nouvelle publiée en 1980 par Yûsuf al-Qa‘îd dans son recueil Hikâyât al-zaman al-djarîh (« Histoires de l’époque blesse »).

Mots clés: ironie, Yûsuf al-Qa‘îd, Hikâyât al-zaman al-djarîh, carré sémiotique, être, paraître, modalités.

Irony, a Way to Escape Censorship

Abstract. Among Arab authors, a number of Egyptian writers use irony when addressing a criticism to the politics settled by the authorities. The enunciator of the text is perfectly aware that what he writes, or the speech he assigns to one of his characters, is a false compliment addressed to the government policy, since he intends to say or to make say the very contrary. He manages, at the same time, to put his words, and/or those of his character, in such a context that allows the reader to understand that the apparent meaning of the uttered speech is not what the enunciator, or the character, suggests. This same context also allows the reader to decode the secret meaning, easy to find, considering that the apparent meaning of the speech and its secret one are in relation of contrariety. To demonstrate that, I take as an example a short story published in 1980 by Yûsuf al-Qa‘îd from his collection Hikâyât al-zaman al-djarîh (Tales of the Injured Time).

Keywords: irony, Yûsuf al-Qa‘îd, Hikâyât al-zaman al-djarîh, semiotic square, modalities.

Received: 06/01/2021. Accepted: 06/04/03/2021
Copyright © 2021 Heidi Toelle. Published by Vilnius University Press. This is an Open Access article distributed under the terms of the Creative Commons Attribution Licence, which permits unrestricted use, distribution, and reproduction in any medium, provided the original author and source are credited.

1. Définition de l’ironie

L’ironie, on le sait, est une forme spécifique de mensonge qui permet à celui qui en use de se prémunir contre la colère que les propos qu’il sous-entend et cache pourraient susciter chez celui à qui il s’adresse. Je ne donnerai que deux exemples pour illustrer ce propos. Si quelqu’un a commis une grave erreur et vous lui dites « c’est génial ce que vous avez fait là » ou si quelqu’un vous a blessé et que vous lui dites « comme c’est gentil de votre part ! », la personne à laquelle vous adressez ces compliments mensongers comprend immédiatement, vu le contexte, que ce que vous avez dit est une critique et qu’en fait vous vouliez dire « c’est nul ce que vous avez fait là » ou « c’est tout sauf gentil de votre part ». Le carré sémiotique du paraître et de l’être élaboré par Greimas permet de le démontrer :

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Ceci dit, on voit très bien comment les deux personnes impliquées, à savoir la personne qui a formulé la critique ironique et la personne critiquée, peuvent retourner une telle situation en leur faveur. Cette dernière peut faire comme si elle n’avait pas compris l’ironie et faire semblant de la prendre pour un compliment ou bien accepter la critique implicite et se taire. Dans ce cas, l’individu qui a formulé la critique ironique n’a rien à craindre. Mais la personne critiquée peut aussi se montrer choquée, affirmer qu’elle n’a jamais commis d’erreur ou qu’elle n’a rien fait pour blesser l’autre, se mettre en colère et réclamer des excuses. Dans ce cas, celle qui a émis la critique ironique peut toujours prendre un air innocent et prétendre qu’elle n’a jamais voulu émettre de critique, qu’elle ne comprend pas pourquoi l’autre est en colère vu qu’elle l’a, au contraire, complimenté, en affirmant que ce qu’il a fait était génial ou qu’il a été très gentil.

2. Le recours à l’ironie par certains écrivains arabes

Bien des écrivains et journalistes égyptiens, parmi d’autres auteurs arabes, ont de ce fait recours à l’ironie lorsqu’il s’agit de critiquer les politiques mises en place par les autorités, faute de quoi ils risquent d’être censurés, voire inculpés, car une loi non-écrite interdit de critiquer les institutions religieuses ou le gouvernement. Comme dans les cas précités, l’énonciateur du texte sait parfaitement que ce qu’il écrit ou le discours qu’il fait tenir à l’un de ses personnages dont il partage le point de vue, est un compliment mensonger, puisqu’il entend dire ou faire dire le strict contraire. En même temps, il s’arrange pour placer ses propos et/ou ceux du personnage dans un contexte spécifique qui permet au lecteur de comprendre que le sens des propos énoncés n’est pas ce que l’énonciateur ou le personnage veulent donner à entendre. Ce même contexte permet au lecteur de décoder le sens secret, facile à trouver, vu que le sens apparent des propos et leur sens secret sont en relation de contrariété.

3. Une nouvelle égyptienne pleine d’ironie

Pour en faire la démonstration, je prendrai comme exemple une nouvelle publiée en 1980 par Yûsuf al-Qa‘îd1 dans son recueil Hikâyât al-zaman al-djarîh (Histoires de l’époque blessée)2 . Dans cette nouvelle, l’auteur vise la politique « d’ouverture économique » mise en place après la mort de Nasser (1952-1970) par son successeur, le président Anouar al-Sadate (1970-1981), « ouverture » (infitâh) souvent moquée par divers auteurs égyptiens dans la mesure où elle a permis aux multinationales, surtout américaines, d’envahir, si l’on peut dire, l’Egypte sans pour autant conduire à une amélioration des conditions de vie des Egyptiens. La nouvelle en question, intitulée « La dernière conférence de presse de Mubâraka la fascinante » (« Al-mu’tamar al-akhîr li-l-fâtina Mubâraka »)3, se déroule dans un village copte égyptien, le jour du marché. Y arrive un groupe de touristes américains, accompagnés d’un Egyptien qui leur sert à la fois de guide et d’interprète. Ils descendent de leur bus, se mettent à parcourir le marché, en photographiant les étals, les villageois et la femme en haillons appelée Mubâraka, un personnage sur lequel j’aurai à revenir plus loin4. Les villageois sont quelque peu étonnés par la présence de ces personnes et leur comportement. Et dès qu’elles ont quitté le marché pour « aller voir l’eau et la verdure », l’un d’entre eux finit par demander au guide : « Qui sont ces gens ? Pourquoi sont-ils venus dans notre village ? Quel est le but de leur visite ? » 5

3.1. Eloge ou critique de la politique d’ouverture ?

Le guide commence par répondre ceci :

Je suis le délégué de la société des trésors de l’Egypte, une société américano-égyptienne dont le but est de faire découvrir les trésors de notre pays que nous-mêmes, les Egyptiens, ignorons. La société en question offre à l‘Egypte ce service gratuitement, sans contrepartie et sans viser le moindre profit. Elle est l’une des entreprises créées suite à l’ouverture économique.6

Arrêtons-nous là un instant. Notons que, selon le guide, la création de la société en question est le résultat de « l’ouverture économique » mise en place par Sadate. Le lecteur sait ainsi dès le départ dans quel contexte politique se déroulent les propos qu’il tient. Or, tout le monde sait qu’il n’existe nulle part dans le monde une société touristique qui offre ses services gratuitement et sans vouloir faire du profit. Ajoutons qu’il s’agit d’une société américano-égyptienne, ce qui rend douteux le fait qu’elle ne demande aucune contrepartie aux Egyptiens. Enfin, on sait que les hommes d’affaires américains disposent de beaucoup plus d’argent que leurs équivalents égyptiens et qu’ils n’entendent certainement pas investir dans un pays comme l’Egypte, s’ils ne sont pas sûrs de faire un maximum de profits et d’être en mesure d’imposer leurs points de vue et leur manière de faire. Autrement dit, derrière les propos élogieux du guide se profile pour le lecteur la critique implicite de ce type de société et donc de la politique économique menée par Sadate.

Après avoir chanté les louanges de la société dont il se dit le délégué, le guide poursuit : « J’accompagne un groupe de touristes américains venus témoigner de l’amour et de la coopération entre nos deux peuples, l’Egypte étant un pays ouvert. Il faut encourager le tourisme qui règlera tous nos problèmes économiques, politiques, sociaux et même psychologiques. C’est la première fois depuis le 20ème siècle avant Jésus-Christ qu’il existe en Egypte un nouveau genre de tourisme […] : le tourisme rural »7. Il ajoute que cette branche de tourisme sera la plus importante. « En Amérique, le pays dont les touristes sont originaires, il y a des gratte-ciels, des fusées qui ont atteint la lune, les instruments les plus modernes d’espionnage et des robots qui font ce qu’on leur demande de faire. Mais il n’y existe pas de village comme celui-ci. Or, ce qu’il y a dans ce village, c’est ce qui fait l’originalité de l’Egypte face à la civilisation factice de notre époque. Je pose la question. Est-ce qu’il y a chez eux de la crotte de bétail ? Est-ce qu’il y a chez eux de la misère et de l’indigence ? Est-ce qu’ils mangent de la ta‘miyya?8 Enfin, existe-t-il dans toute l’Amérique quelqu’un comme Mubâraka ? Ils ont été tellement émerveillés par elle qu’ils l’ont appelée « Mubâraka la fascinante ». Est-ce qu’il y a en Amérique des chemins de terre et de la poussière dans l’air ? Le vrai tourisme consiste à montrer ce qui nous singularise par rapport au pays d’où viennent les touristes. Aussi, les touristes sont-ils partis voir l’eau et la verdure. »9

Faisons remarquer, que les vrais trésors qui font l’originalité de l’Egypte sont connus dans le monde entier. Ce sont les musées du Caire et, dans tout le pays les monuments datant de l’époque des pharaons10. Ajoutons que, contrairement à ce qu’affirme le guide, les Egyptiens eux-mêmes savent parfaitement quels sont leurs vrais trésors. Quant à ceux mentionnés par le guide, censés témoigner de l’originalité de l’Egypte, à savoir le village avec ses crottes de bétail, l’absence de routes goudronnées et la poussière qui s’ensuit dans l’air, la nourriture des pauvres ainsi que la femme en haillons, ils n’ont rien d’original, dans la mesure que l’on en trouve dans maints pays, Amérique compris. Ce sont plutôt des sortes d’anti-trésors qui témoignent de la pauvreté et de l’indigence qui caractérisent la vie des villageois égyptiens, malgré la politique d’ « ouverture économique » mise en place par le gouvernement.

Enfin, le lecteur comprend parfaitement que le tourisme et, plus spécialement, le « tourisme rural » ne réussira pas à résoudre les problèmes économiques, politiques, sociaux, voire psychologiques de l’Egypte, comme l’affirme le guide. En ce qui concerne les problèmes économiques, il sait, du moins intuitivement, qu’ils ne pourront être résolus qu’en développant le pays. C’est à quoi le guide fait du reste implicitement allusion, quand il énumère les réalisations technologiques des USA: gratte-ciels, fusées spatiales, espionnage, robots – réalisations qu’il s’évertue à minimiser, voire à critiquer, en les qualifiant de « civilisations factice ». Or, le lecteur égyptien sait que son pays manque cruellement des technologies de pointe qui lui permettraient d’égaliser les Etats-Unis en la matière. Aussi, en concentrant la politique d’ « ouverture économique » sur le tourisme, voire le tourisme rural, le pays sera incapable de rattraper les pays développés.

Les propos élogieux concernant la politique d’ouverture économique tenus par le guide peuvent donc être décodés par le lecteur comme des éloges ironiques et donc comme une critique implicite par l’auteur de la nouvelle de cette même politique.

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Quant aux problèmes économiques, sociaux et psychologiques, la nouvelle suggère que le « tourisme rural » pourrait même les aggraver.

3.2. Mubâraka, une femme bénie ?

Mubâraka est une mendiante en haillons qui vit des bienfaits modestes des villageois. Le jour du marché, elle vient avec une sorte d’encensoir et en répand l’encens sur les marchands, d’où le fait qu’ils l’appellent « la femme bénie », à savoir Mubâraka, car ils ignorent son origine, le lieu où elle habite et jusqu’à son vrai nom. En échange de l’encens, ils lui offrent en guise de contre-don de petites quantités de leurs marchandises. En apparence, il s’agit donc d’une sorte de contrat social non écrit sur fond de christianisme. Or, le lecteur égyptien comprend tout de suite qu’appeler cette femme Mubâraka est, en fait, un faux compliment que les villageois lui font et qu’ils sous-entendent en fait qu’elle est, au contraire, « une femme maudite ». En effet, une femme dont on ignore l’origine, qui vit seule, n’a visiblement pas de famille pour s’occuper d’elle et qui se promène en haillons qui font voir une partie de son corps, toutes choses contraires à la bienséance exigée d’une femme par la société, ne saurait être considérée comme  « bénie » par des villageois. Le texte précise d’ailleurs que ceux-ci «  l’ont abandonnée à son sort, au point qu’elle était devenue comme un animal sauvage et que les gens éprouvaient de l’antipathie à son égard. » 11 Autrement dit, le surnom Mubâraka n’est autre chose qu’un surnom ironique qui signifie en fait le contraire de ce qu’il est censé signifier, à savoir la « maudite ». Mais il y a plus, car à travers ce surnom ironique, l’auteur de la nouvelle critique implicitement l’attitude du gouvernement : comment se fait-il que, malgré l’ouverture économique dont celui-ci se vante, on abandonne une pauvre femme au point qu’elle n’a d’autre moyens de survivre qu’en « encensant » une fois par semaine les marchands d’un marché de village ?

3.3. Mubâraka, la fascinante ?

Voyons maintenant l’attitude des touristes à l’égard de cette pauvre femme. Lorsque Mubâraka les voit, elle se dirige vers eux, les salue, en tendant les deux mains, dans l’espoir d’obtenir un peu d’argent. En vain. Cependant, l’une des touristes désire la photographier debout auprès de l’animal de boucherie suspendu aux crochets de l’étal du marché. Elle demande donc au guide de dire à Mubâraka de se positionner à cet endroit. Celui-ci hésite un moment, puis s’exécute et l’on pousse Mubâraka vers l’étal. La touriste insiste pour que l’on voie ses haillons et qu’elle garde l’encensoir suspendu à son épaule, puis trouvant qu’elle ne se tient pas assez près de l’animal de boucherie, exige qu’elle colle sa joue contre la viande crue et regarde droite vers elle. Les villageois découvrent alors pour la première fois que Mubâraka louche. Enfin, la touriste s’apprête à la photographier avec, à droite de l’animal suspendu, le boucher. La scène fascine les autres touristes – d’où le qualificatif de « fascinante » qu’ils attribueront à Mubâraka - et tout le monde sort ses appareils et se met à la photographier sous tous les angles. Les photos une fois prises, ils se détournent de Mubâraka et quittent aussitôt le marché pour aller voir les champs près du village.

Le guide, lui, affirme, comme nous l’avons déjà mentionné, que ces touristes américains sont « venus témoigner de l’amour et de la coopération entre nos deux peuples ». Or, de quel amour témoignent-ils ? Aucun d’eux n’a l’idée de donner à Mubâraka un peu d’argent, lorsque celle-ci tend les mains pour en obtenir. Les seules choses qui les fascinent semblent être l’extrême pauvreté dont témoignent ses haillons et le fait qu’elle porte un encensoir, un instrument réservé aux prêtres dans la culture américaine. Et pourquoi vouloir la photographier tout près de l’animal de boucherie, alors qu’il est patent qu’elle est incapable d’acheter de la viande par manque d’argent ? Autrement dit, les touristes se comportent, comme s’ils venaient de découvrir un animal étrange dans un zoo. Du reste, une fois photographié la scène, ils se désintéressent de la mendiante et s’en vont. Mais il y a plus, car tout comme « fascinante » en français, le qualificatif arabe « fâtina  a deux sens »: « celle qui fascine » et « celle qui sème le trouble ». Or, comme nous allons le voir, en raison de l’attitude des touristes, Mubâraka va effectivement semer le trouble dans le village. A travers le qualificatif en apparence élogieux, à savoir « fâtina », que les touristes donnent à la pauvre femme, l’auteur critique donc ironiquement « le tourisme rural » tant vanté par le guide et montrera que ce type de tourisme ne peut que semer le trouble dans les villages pauvres de l’Egypte.

3.4. Mubâraka, sous l’emprise du démon

C’est donc sur la demande des touristes, que Mubâraka se retrouve la joue collée contre l’animal de boucherie. Elle sent alors des gouttes de sang dégouliner sur son visage et l’odeur de la viande crue qu’elle n’avait plus sentie ni touchée depuis des années imprégner son nez. Elle en a l’eau à la bouche, avale plusieurs fois sa salive, et ses intestins se mettent à bouger dans son ventre. Elle se sent faiblir, frémit et s’approche encore plus de la viande, puis plonge la moitié de son visage dans la cuisse de la bête. Elle aperçoit alors des parties blanches et des parties rouges, essaie d’en comprendre la différence et se souvient que les clients du boucher disaient qu’ils n’aimaient pas les parties blanches parce qu’elles étaient grasses. Pendant qu’on la photographie, Mubâraka se met à réfléchir. C’est la première fois depuis des années qu’elle a recours à la réflexion, laquelle tourne autour d’un seul sujet : quand est-ce qu’elle avait mangé de la viande cuite pour la dernière fois ? Elle la recevait parfois crue en guise de don du boucher, mais, ne sachant pas la cuire, la troquait contre toutes sortes d’objets qu’on voulait bien lui donner dont presque jamais de la viande cuite. Elle s’accroche donc à la cuisse de l’animal, y plante ses dents et se met à manger la viande crue.

Arrêtons-nous là un instant. On constate que ce sont le toucher et l’odorat qui produisent d’abord une réaction physique qui a pour effet de susciter un appétit irrépréhensible. Puis la vue suivie d’un faire cognitif, permet d’instaurer la partie rouge de la viande crue comme objet de valeur. Mubâraka se trouve alors dotée d’une sorte de devoir-manger dû à l’appétit provoqué par le sang qui dégouline sur son visage et l’odeur de la viande crue et d’un savoir-faire du fait d’avoir réussi à déterminer la partie mangeable de la viande. La viande rouge et crue devient ainsi à la fois un destinateur et un objet de valeur, comme c’est le cas, quand on tombe amoureux de quelqu’un et qu’on désire s’unir à lui. Vient ensuite un second faire cognitif qui a pour effet de doter Mubâraka d’un vouloir-faire qui conduit à la réalisation du programme : manger la viande crue, ses dents et ses bras qui serrent la cuisse de l’animal de boucherie la dotant du pouvoir-faire. A l’origine de ce processus se trouve évidemment le fait d’avoir été trop longtemps privée de viande, étant donné qu’elle était incapable d’en acheter et de la faire cuire. La réalisation du programme va plonger Mubâraka dans une sorte d’extase, caractérisée, comme nous allons le voir, par l’immobilité et une inaccessibilité sensorielle.

3.4.1. Le premier pas vers la rupture du contrat social

En effet, dès que les touristes ont fini de les photographier, le boucher, considérant Mubâraka comme une personne qui ne mérite pas qu’on lui parle, lui fait signe de partir. Mais celle-ci ne bouge pas, comme si elle n’avait pas compris le geste. Le boucher se dit alors qu’elle est devenue madjnûna, c’est-à-dire folle ou, plus précisément, « possédée par un démon ». C’est la première fois que quelqu’un la qualifie de la sorte. Arrive alors un client qui compte acheter un demi-kilo de viande. Le boucher s’empare donc du couperet, espérant, qu’en voyant celui-ci, Mubâraka. s’enfuirait immédiatement. Mais celle-ci ne bouge toujours pas. Il approche alors le couperet de son visage, mais elle n’y prend garde. Du coup, il se met à l’injurier et exige qu’elle parte. Or, elle semble ne plus comprendre ce qui se passe autour d’elle. Elle regarde en l’air au loin. Sa peau a pris la couleur de la viande, comme si elle en faisait partie. Le boucher lui fait comprendre qu’elle est en train de lui couper les vivres, qu’il y avait ces jours-ci peu de clients qui n’achetaient que de petites quantités de viande, ce qui l’obligera à la fin de la journée de vendre à bas prix, voire à crédit. Qu’il n’avait pas été avare avec elle auparavant, qu’il l’aimait comme sa fille et qu’elle lui faisait pitié. Au lieu de l’écouter, Mubâraka plonge son visage encore plus dans la viande et continue de la manger. Voyant cela, le client qui voulait en acheter refuse d’en prendre, s’en va et raconte à tous ceux qu’il croise ce qu’il a vu, ce qui fait accourir les villageois. De plus en plus furieux, le boucher se rue alors sur Mabâraka et essaie de l’éloigner de force de l’animal. En vain. D’autres villageois s’en mêlent pour l’aider, mais aucun ne réussit à lui faire lâcher prise. Le boucher lève alors le couperet dans le but de la séparer de la bête, mais on l’avertit qu’il risque de la blesser, voire de la tuer et que cela pourrait lui causer des problèmes bien plus graves, si la police en était informée, car, bien qu’elle n’ait pas de famille, elle reste un être humain. Le boucher recule, complètement désemparé. C’est alors que l’un des villageois lui conseille d’avoir recours au maire.

On le voit donc : le contrat social implicite qui liait le boucher à Mubâraka et qui faisait qu’il lui offrait par pitié de temps en temps un peu de viande, se trouve progressivement rompu au point que le marchand, après avoir tout essayé pour convaincre Mubâraka de s’en aller – gestes, injures, tentatives de la faire revenir à la raison, puis de lui faire lâcher prise - en vient à vouloir prendre le risque de la tuer. Et ce n’est que du fait, que les villageois qui l’entourent respectent encore en bons chrétiens ce même contrat que la catastrophe est évitée de justesse. Or, nous allons voir qu’eux aussi finiront par rompre ce contrat.

3.4.2. La rupture définitive du contrat social

En effet, le maire, une fois prévenu et se voyant confronté à un problème jamais vu auparavant, envoie d’abord des gardiens, puis ses subordonnés, leur demandant de forcer Mubâraka à détacher ses bras de la viande. Aucun d’eux n’y réussit. Vient alors l’heure de fermer le marché et, comme l’animal de boucherie n’a pas trouvé preneur, le préjudice subi par le boucher devient évident. Aussi, le maire n’a d’autre choix que de se rendre lui-même à l’étal. Il tente d’abord de convaincre Mubâraka, mais comme elle ne bouge pas, il la menace, puis la frappe, brandit même un couteau, enfin la prévient que, si elle n’obéït pas, il l’expulsera du village et que Dieu ne lui pardonnera jamais. Rien n’y fait. Le maire n’en revient pas, car c’est la première fois qu’il échoue à régler un problème et, de plus, au vu et au su de tous les habitants du village ! Enfin, un villageois suggère que Mubâraka est devenue folle - le terme « mass » employé renvoie, cette fois-ci, clairement au diable – et qu’il serait bon de prévenir l’hôpital de la ville proche pour qu’on la transporte à l’asile des fous. Le chef des gardiens ajoute qu’elle constitue désormais un danger pour la sécurité du village.

3.4.3. La critique implicite du tourisme rural

Rappelons que le guide des touristes avait affirmé que le tourisme rural règlerait tous les problèmes des Egyptiens, économiques, sociaux et psychologiques. Le moins qu’on puisse dire, c’est qu’aux yeux de l’auteur de la nouvelle il ne fait que les aggraver. Le boucher est au bord de la faillite, le contrat social entre Mubâraka et le village est définitivement rompu, puisque le maire envisage d’expulser la mendiante de la commune et qu’elle est désormais considérée comme un danger pour le village. Enfin, Mubâraka, sombre dans une folie qui, à travers les termes employés, d’abord par le boucher, puis par l’un des villageois, à savoir « madjnûna » et « mass » sous-entend que la pauvre femme a succombé aux tentations du diable. Et puisque c’est le comportement des touristes à son égard qui est responsable de tous ces événements, ce sont eux qui sont implicitement désignés comme les délégués de Satan.

3.5. Mubâraka, la Sainte ?

Le maire ayant prévenu l’hôpital de la ville proche, arrive une ambulance avec des infirmiers et des brancardiers. Pendant un temps, ils tentent de séparer Mubâraka de l’animal de boucherie, puis constatent que c’est impossible. Ils finissent par couper l’animal en deux de sorte qu’ils puissent éloigner la pauvre femme et la partie de la viande à laquelle elle s’accroche de l’étal, ce qui aggrave encore le préjudice subi par le boucher, car aucun villageois n’est capable de lui payer la viande ainsi perdue. Les infirmiers font ensuite croire à Mubâraka de lui avoir apporté une djellaba cousue exprès pour elle, une de celles que portent les mystiques, alors qu’il s’agit, en fait, de la chemise qu’on oblige les fous à porter. Faisons remarquer que sous-entendre que Mubâraka est une mystique, alors qu’elle est jugée folle, n’est autre chose qu’un faux compliment visant à convaincre la pauvre femme qu’on est en train de l’honorer, alors qu’on s’apprête à l’humilier, en lui faisant endosser l’habit des aliénés.

Malgré ses doutes, Mubâraka est contente, finit par lâcher prise et enfile la chemise, mais se déchaîne aussitôt et rue dans les brancards. Alors, les infirmiers s’emparent d’elle, finissent par la ligoter et l’obligent de s’asseoir sur une banquette en bois, des gardiens armés l’entourant pour empêcher les villageois de s’approcher d’elle de trop près. Certains d’entre eux, lui disent adieu, mais des enfants lui lancent des morceaux de briques. Quant à Mubâraka, elle reste soit assoupie, soit tressaille et émet des cris incompréhensibles, quand un morceau de brique l’atteint. Arrivent alors les touristes de retour des champs qu’ils sont allés visiter. Ils s’étonnent de voir des gardiens armés entourer une femme en laquelle ils ne reconnaissent pas Mubâraka tant son visage est imbibé de sang et demandent une explication. Le guide leur explique alors qu’il s’agit de Mubâraka la Sainte, que les gardiens sont là en son honneur et que les villageois qui l’entourent sont soit des malades, soit des gens dans le besoin. Il ajoute que la Sainte Mubâraka est en contemplation concernant les événements qui se sont produits dans le pays.

La question qui se pose dans ce contexte est de savoir pourquoi le guide affirme que Mubâraka est une Sainte et que les gardiens sont là pour l’honorer. Rappelons que ce dernier avait précisé qu’il était le « délégué de la société des trésors de l’Egypte, une société américano-égyptienne »12. Il ne saurait donc expliquer aux touristes que leur attitude à l’égard de Mubâraka est à l’origine de la folie de cette dernière et qu’elle a en outre provoqué des dégâts à la fois économiques et sociaux dans le village. Car, s’il accusait les touristes, il risquerait d’être licencié par les Américains en accord avec le gouvernement. Le surnom ironique donné par les villageois à la pauvre femme qui, rappelons-le, signifie « la femme bénie » ainsi que la présence de gardiens armés lui inspirent sans doute l’idée de faire de Mubâraka une Sainte honorée par les villageois. Quant au lecteur, il sait depuis un bon moment que le guide, contrairement à l’auteur de la nouvelle, défend la politique d’ouverture du gouvernement. Il comprend donc immédiatement qu’il s’agit, en l’occurrence, d’une critique implicite du guide puisque celui-ci est prêt à passer outre les problèmes causés par le tourisme rural prôné par le gouvernement pour sauver son emploi et que la soi-disant Sainte est bien au contraire une folle possédée par le diable.

3.5.1. La fausse conférence de presse

L’un des touristes a visiblement mal compris l’affirmation du guide que Mubâraka est en contemplation et affirme à haute voix et en anglais que la Sainte va faire une conférence de presse. Le guide, toujours aussi soumis aux Américains, saute sur l’occasion, traduit les propos du touriste et ajoute que Mubâraka voit désormais le monde invisible et sait ce qui se passera dans des milliers d’années. Enfin, il invite les villageois à lui poser toutes les questions qu’ils veulent. Quelques-uns se mettent alors à interroger la soi-disant Sainte sur des sujets divers qui sont tous, sauf un qui concerne un cauchemar, des complaintes concernant les injustices subies de la part des gouvernants. Quant à Mubâraka, elle reste muette et ne répond à aucune question.

Inutile de préciser que c’est à cette scène que se réfère le titre ironique de la nouvelle : « La dernière conférence de presse de Mubâraka la fascinante ». Notons que le qualificatif « dernière » est ironique, puisque la pauvre femme n’a jamais donné de conférence de presse, et qu’il renvoie parallèlement au fait qu’elle ne pourra plus jamais s’exprimer publiquement, étant donné qu’elle sera enfermée à l’asile des fous. Ajoutons que la notion « conférence de presse » est, de surcroît, contredit par le mutisme de Mubâraka qui est tout le contraire de ce qui est attendu de quelqu’un censé donner une conférence de presse.

Personne ne posant d’autres questions, les infirmiers s’apprêtent à transporter Mubâraka à l’hôpital proche d’où elle sera envoyée à l’hôpital psychiatrique de la capitale. Mais le guide affirme qu’on la transportera dans son campement d’été pour y passer la fin de la semaine. Fascinés, les touristes décident pour honorer la Sainte de suivre le « bus » de Mubâraka dont ils ignorent qu’il s’agit d’une ambulance qui l’emmènera dans un asile d’aliénés où – ironie du sort – elle finira à cause d’eux ses jours.

Conclusion

Comme nous venons de le montrer, toutes les significations contraires à celles énoncées par le guide, toutes les critiques du gouvernement demeurent implicites, même si le contexte permet au lecteur de les reconstruire. Mais en même temps, si les autorités décidaient de censurer la nouvelle, voire d’attaquer l’auteur, en affirmant que son texte est une critique irrespectueuse de leur politique, Yûsuf al-Qa‘îd pourrait argumenter, en disant qu’elles ont entièrement tort et se trompent, qu’il n’a rien écrit contre leur politique, que les propos prêtés à son personnage sont, au contraire, un vrai panégyrique qui fait l’éloge des innovations brillantes que cette politique a apporté aux pays puisqu’elle a même permis de métamorphoser une pauvre mendiante en Sainte.

Remarques

1 Yûsuf al-Qa‘îd ou al-Qu‘ayyid est un romancier et nouvelliste égyptien. Né en 1944 dans un village situé dans le Nord du pays au bord de la Méditerranée, il a longtemps enseigné dans des villages, puis a rejoint l’armée et participé aux guerres de 1967 et 1973, avant de s’installer au Caire où il travaille comme journaliste. Il a commencé à publier dans les années soixante-dix des nouvelles et des romans dans lesquels il décrit la plupart du temps les conditions de vie des villageois égyptiens. Dans les années quatre-vingt, il a publié sa trilogie, intitulée Shakâwâ al-Misrî al-fasîh (« Les éloquentes doléances de l’Egyptien ») composée d’Al-Aghniyâ’ (Les Riches) d’Al-Mazâd (La gibecière) et de ‘Araq al-fuqarâ’ (La sueur des pauvres).

2 Hikâyât al-zaman al-djarîh, Dâr al-hurriyya li-l-tibâ‘a, Baghdâd, 1980.

3 Ibid. pp. 51-74.

4 Cf. plus loin, p. 4.

5 Hikāyât al-zaman al-djarîh, p. 63. La traduction est la nôtre.

6 Ibid. p. 64.

7 Ibid., p. 64.

8 Il s’agit d’un plat égyptien composé d’un pâté de fèves avec de l’oignon, de l’ail et du persil.

9 Hikâyât al-zaman al-djarîh, p. 64-65.

10 Comme le sait Kestutis Nastopka pour les avoir presque tous visité en 2013, ce sont, tout près de la capitale, à Guizeh, la pyramide de Khéops, haute de 137 mètres, réputée être l’une des Sept Merveilles du monde, la pyramide Khéphren ainsi que le sphinx. C’est à Alexandrie, dans le delta du Nil, le Sérapéion. Ce sont à Louxor, au bord du Nil, le site de Karnak, les tombes des pharaons et le temple de Ramses II; c’est près du barrage d’Assouan, le temple d’Abû Simbel pour ne citer que quelques-uns de ces trésors.

11Hikâyât al-zaman al-djarîh, p. 55.

12 Cf. plus haut, p. 2-3.

Littérature

Yûsuf al-Qa‘îd. 1980. Hikâyât al-zaman al-djarîh. Baghdâd : Dâr al-hurriyya li-l-tibâ‘a.