Semiotika ISSN 1392-0219 | eISSN 2424-547X
2023, vol. 18, p. 141–166 DOI: https://doi.org/10.15388/Semiotika.2023.5

Les dynamiques du sens sensible. (Re) Sentir, percevoir et concevoir

Audrey Moutat
Université de Limoges
Centre de Recherches Sémiotiques (CeReS)
audrey.moutat@unilim.fr

Résumé. À partir des différents travaux sémiotiques consacrés au monde sensible et à la perception, cet article propose de retracer le parcours génératif de la signification sensible du perçu immédiat à sa conceptualisation. Il s’agira non seulement de montrer la dynamique constitutive des sémioses engagées dans ce parcours mais également de soulever leurs relations complexes dans l’avènement de la signification sensible. Pour ce faire, nous reviendrons sur les principes constitutifs du plan de l’expression de la sémiose perceptive et de la dynamique qui l’anime avant de déterminer leur rôle sur l’articulation de la signification sensible. C’est ainsi que le concept de structure s’avérera déterminant dans la mise au jour d’une théorie de la connaissance du monde sensible. Nous verrons alors que, de l’icône au diagramme, la structure fait l’objet d’une opération d’abstraction qui reconfigure les phénomènes et leur dynamique tensive mais également les variations intentionnelles des sujets qui leur sont fonctionnellement associées. À cet égard, nous soulignerons l’importance du contraste élémentaire dans la classification du perçu et la construction du concept, entendu comme exemplaire prototypique de la classe. Enfin, nous soulèverons le caractère profondément instable de la sémiose perceptive et les jeux d’influence qui renégocient en permanence la signification élémentaire du sensible.

Mots-clefs: monde sensible, sémioses, icône, diagramme, conceptualisation

The Dynamics of the Sensitive Sense. Feeling, Sensing, Perceiving and Conceiving

Summary. Based on the various semiotic works devoted to the sensory world and to perception, this article proposes to retrace the generative path of sensory meaning from the immediate perception to its conceptualization. The aim is to highlight not only the constitutive dynamics of the semioses involved in this journey, but also the complex relationships involved in the emergence of sensitive signification. In order to do this, we will return to the constitutive principles of the plan of expression of perceptual semiosis and the dynamics that animate it, before determining their role in the articulation of sensory meaning. In this way, the concept of structure will prove decisive in uncovering a theory of knowledge of the sensible world. We shall see that, from icon to diagram, structure is the object of an abstractive operation that reconfigures not only phenomena and their tensive dynamics, but also the intentional variations of subjects that are functionally associated with them. In this respect, we will underline the importance of the elementary contrast in the classification of the perceived and the construction of the concept, understood as a prototypical example of the class. Finally, we will raise the profoundly unstable character of the perceptual semiosis and the influence games that constantly renegotiate the elementary meaning of the sensory.

Keywords: sensitive world, semiosis, icon, diagram, conceptualization

Received: 05/05/2023. Accepted: 04/12/2023.
Copyright © 2023 Audrey Moutat. Published by Vilnius University Press. This is an Open Access article distributed under the terms of the Creative Commons Attribution Licence, which permits unrestricted use, distribution, and reproduction in any medium, provided the original author and source are credited.

Introduction

Préoccupée par les conditions d’intelligibilité du sens dans les discours et par la rationalisation de sa construction, la sémiotique s’est tardivement consacrée aux questions du monde sensible et de sa perception. Et si la Sémantique structurale amorce la réflexion en considérant « la perception comme le lieu non linguistique où se situe l’appréhension de la signification » (Greimas 1986 [1966] : 8), il faudra attendre pas moins de deux décennies avant que le projet sensible de Greimas ne puisse être véritablement assumé. Ouvrage phénoménologique, De l’imperfection (1987) marque en effet un véritable tournant de la sémiotique, alors ouverte à l’expérience de l’apparaître sensible du monde et à la sensibilité.

Monde naturel, expérience sensible, éprouvé, instances corporelles, ou encore saisie esthétique… telles sont les voies ainsi empruntées par les disciples de Greimas qui, en poursuivant les pistes qu’il a amorcées, ont mis en évidence toute la complexité du sensible.

Dans ce cadre, notre projet s’inscrit dans l’ambition de Greimas de jeter « un pont par-dessus la zone brumeuse du monde des sens et des “effets de sens”, en conciliant peut-être un jour la quantité et la qualité, l’homme et la nature » (Greimas 1987 :9). C’est ainsi que nous proposons de retracer le parcours génératif de la signification sensible, de l a perception sensorielle immédiate à la conceptualisation du perçu. Il s’agira non seulement d’identifier les niveaux de ce parcours mais également de mettre au jour leurs articulations. Pour ce faire, nous nous appuierons sur différentes approches sémiotiques antérieures, lesquelles nous permettront de comprendre la complexité de la sémiose ainsi que sa dynamique constitutive.

1. Retour sur la sémiose perceptive

S’intéresser à la dimension sémiotique de la perception, c’est s’interroger sur la manière dont le monde naturel peut lui-même constituer une sémiotique. En d’autres termes, c’est déterminer comment il peut fonctionner comme un plan de l’expression de la sémiose perceptive. Ainsi Jean-François Bordron postule-t-il l’origine de la signification dans la perception : « notre être au monde ne peut se concevoir sans l’intermédiaire d’un plan de l’expression qui n’est ni le monde en soi, ni une projection subjective, mais précisément l’expression des rapports entre le monde et nous » (Bordron 2009 : 112).

Cette émergence du monde phénoménal, Jean Petitot la situe à partir du monde physique. Dans ses réflexions morphodynamiques (Petitot 1985) menées à partir des travaux de René Thom (1977 [1972]), il met en évidence le rôle des processus physiques d’auto-organisation dans la structure morphologique du monde extérieur. Selon lui, les phénomènes sensibles doivent leur morphologie à leurs propriétés spatiales et temporelles. Cette organisation se présente comme le corrélat phénoménal de la matière1 qui se déploie selon trois niveaux (Petitot 1989) : 1) Le niveau « géno-physique », correspondant aux ondes lumineuses, sonores, etc. (spectre électromagnétique, spectre électroacoustique par exemples), 2) Le niveau « phéno-physique » des morphologies, lequel émerge du précédent (couleurs, notes de musique selon nos exemples) et 3) Le niveau des mouvements des objets dans l’espace tridimensionnel – et dans le temps ajoutons-nous (variations tonales de couleurs, rythme des notes de musique).

Ces deux derniers niveaux, nous les rattachons d’une part à la constitution du plan de l’expression du phénomène (ou noème2), en lien avec les accidents de la matière, et d’autre part, aux variations de ce noème dans l’espace et dans le temps. Arrêtons-nous sur la constitution de ce plan de l’expression sensible.

1.1. Le plan de l’expression de la sémiose perceptive

Reconsidérant les rôles actantiels de sujet et d’objet dans la scène perceptive, Jean-François Bordron (2007) emprunte à Husserl les concepts de noèse3 et de noème et en vient ainsi à montrer que la dynamique perceptive repose sur un rapport de « serpentement » entre ces deux instances. L’ontologie matérielle des objets étant inaccessible aux sens4, c’est uniquement leur phénoménalité, exprimée à travers différentes esquisses (ou noèmes) qui peut être appréhendée.

Ce noème se manifeste comme une structure schématique complexe, articulée par des catégories sensibles. Ces catégories ne sont pas des projections cognitives effectuées après-coup par le sujet pensant. Elles relèvent au contraire du monde phénoménal et participent à la constitution des morphologies sensibles. Dès lors, de la même manière que la matière physique des objets se compose de structures appelées molécules (ensemble d’atomes articulés par des liaisons), le monde phénoménal se manifeste à travers des noèmes, structures composées de catégories sensibles corrélées les unes aux autres.

Le noème se configure lors du processus d’iconisation, moment au cours duquel les forces et flux du substrat plastique prennent forme et se configurent en morphologies. Cette dynamique constitutive de l’icône opère selon deux moments principaux que Jean-François Bordron (2004) associe aux deux synthèses kantiennes de l’appréhension et de la reproduction. Le premier moment, synthèse de l’appréhension, se caractérise par l’émergence, dans le champ de présence, d’une diversité sensible. De nature indicielle, ce quelque chose apparaît comme une multiplicité de forces non discrétisable car non configurée en une totalité. Prenons l’exemple d’une odeur. À ce stade du processus d’iconisation, nous reconnaissons une odeur florale (autrement dit une catégorie olfactive) mais nous ne pouvons pas l’identifier précisément. Et cela, parce que la morphologie sensible n’est pas encore suffisamment structurée.

La seconde phase, synthèse de reproduction, garantit le maintien de ce qui se présentait comme indiciel par l’entremise de la schématisation. Dans le cas de notre odeur florale, nous pourrons alors l’identifier comme une odeur de muguet par exemple car cette odeur s’est maintenue dans le temps, s’est déployée dans l’espace sensible et a ainsi pu se configurer plus précisément.

L’iconisation se présente donc comme une « prise énonciative qui fait tenir ensemble la diversité sensible (matière de la sensation) et la forme-objet anticipée » (Bordron 2002 : 659). Elle permet à la diversité sensible de se configurer en morphologies, encore appelées icônes.

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Figure 1 – Schématisation

Défini à partir de la table kantienne, l’icône repose sur des relations de co-détermination entre les catégories de la Quantité (associée au nombre), de la Qualité (associée à l’intensité) et de la Relation (rapport tel que celui qui distingue entre la figure et le fond). Ces catégories correspondent respectivement à la Matière, la Qualité et la Forme du phénomène.

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Figure 2 – Icône élémentaire

 

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Figure 3 – Exfoliation iconique complète

Chaque catégorie se déploie à son tour en sous-catégories de telle sorte que l’icône se présente comme une exfoliation catégorielle complexe5.

Quantité et Qualité configurent les morphologies selon un régime tensif (Zilberberg 2002), en vertu duquel ces morphologies peuvent prendre place dans le champ de présence sensible. Cette dynamique interne, nous l’avons nous-même mise au jour dans notre sémiotique de la perception (Moutat 2015) dans le contexte œnologique. Rappelons-en quelques points-clefs.

La pratique de la dégustation œnologique offre un terrain de recherche propice à l’analyse des rapports entre perception et cognition. En effet, la dégustation experte consiste à percevoir et à décrire les propriétés d’un vin selon une méthode analytique articulée en trois phases : 1. L’examen visuel, appelé « robe », qui consiste à observer et à évaluer les aspects visuels du vin une fois versé dans un verre de dégustation ; 2. L’examen olfactif, ou « nez », qui vise à déterminer l’intensité des odeurs du vin, leur netteté et leur complexité ; 3. L’examen gustatif, autrement dit la « bouche » du vin, où il s’agit d’identifier ses caractéristiques gustatives, la manière dont elles se combinent les unes aux autres ainsi que leur durée. La bouche s’évalue elle-même selon trois moments : (i) l’attaque qui correspond aux premières impressions perçues en bouche lors des trois premières secondes de la dégustation ; (ii) l’évolution, seconde période au cours de laquelle le dégustateur perçoit la structure du vin, ses saveurs ainsi que la sa consistance ; (iii) la finale : une fois le vin ingéré ou recraché, il s’agit des impressions sensibles qui se maintiennent ou disparaissent dans la bouche du dégustateur. La finale permet de mesurer la durée de ces impressions sensibles, leur structure et leur consistance au terme de la dégustation.

Dans l’étude que nous avons consacrée à la bouche du vin (Moutat 2015), nous avons cherché à en reconstruire la structure iconique à partir du lexique œnologique français et des commentaires de dégustation publiés dans la presse française. Nous avons donc effectué un parcours depuis le niveau intelligible (conceptuel, lexical et textuel) vers le niveau sensible (phénoménal). À cet égard, la phase de l’évolution s’est avérée fondamentale dans la compréhension de la dynamique interne de l’icône de la bouche. Développons ce point.

Seconde phase de l’évaluation de la bouche, l’évolution marque le moment où les différentes propriétés gustatives du vin se configurent en une morphologie plus ou moins complexe. À cet égard, le principe de l’équilibre des saveurs joue un rôle déterminant. Ce principe repose sur une distribution graduelle des qualités gustatives sur deux ou trois axes sapides. Dans un vin rouge, ces axes concernent l’acidité (ou fraîcheur du vin), la sucrosité (autrement dit la teneur en sucre) et les tanins6 (astringence et amertume).

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Figure 4 – Axes sapides et équilibre des vins rouges

Dès lors, pour qu’un vin soit équilibré, il faut qu’aucune saveur ne domine les autres. Dans un vin rouge, les saveurs acides et amères doivent être proportionnées, en quantité et en intensité, avec les saveurs sucrées.

Ainsi, l’icône de la bouche incarne des tensions méréologiques7 liées aux corrélations quantitatives (nombre) et qualitatives (intensité) entre chaque axe sapide. Le phénomène de l’acidité, par exemple, se caractérise essentiellement par son intensité, autrement dit la catégorie de la Qualité. Les descripteurs français utilisés en œnologie pour décrire l’acidité (« frais », « vif », « acidulé », « nerveux », « vert ») montrent plus précisément la dynamique de cet axe sapide, laquelle repose sur les deux mouvements corrélés de la Tonalisation (accroissement de la Tonicité) et l’Accélération (augmentation du Tempo). Dans un vin « frais », l’acidité manifeste un Tempo modéré qui en réduit la Tonicité. Dans un vin « vif », en revanche, le Tempo est rapide et engendre une augmentation de la Tonicité.

Or, nous avons également observé que ce double mouvement de Tonalisation et d’Accélération intègre lui aussi des modulations, générées par des « micro-courants ». Cela se traduit par des écarts qualitatifs au sein de l’axe de l’acidité8. Ainsi, on observe un intervalle considérable entre une bouche « fraiche » et une bouche « vive », en raison de leurs différences de tonicité et de tempo. Cet écart résulte d’un micro-mouvement de Redoublement qui vient précipiter le tempo et déchaîner la tonicité du mouvement global. En revanche, l’intervalle entre une bouche « acidulée » et une bouche « nerveuse » est moindre. Dans ce cas, le mouvement global d’Accroissement est affaibli par un contre-courant d’Atténuation. Entre l’« acidulé » et le « nerveux », s’exerce alors un mouvement de Relèvement.

Animé par un double mouvement croissant, lui-même soumis à des modulations internes antagonistes, l’axe de l’acidité présente une structure dynamique fluctuante qui lui confère une certaine instabilité.

Outre ces modulations intra-catégorielles que met en évidence l’axe de l’acidité, l’icône connaît des régulations entre ces catégories ; ce qui lui confère un caractère instable. Développons ce point à l’aide de deux exemples.

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Figure 5 – Dynamique tensive de l’acidité d’un vin

Avec les descripteurs « gouleyant », « coulant », « tannique », « rude », « rêche » et « âpre », l’axe de l’amertume (liée aux tanins) rend davantage compte de la catégorie de la Matière. Rappelons en effet que l’amertume d’un vin produit une sensation de rugosité et une constriction des muqueuses buccales. En d’autres termes, elle se caractérise par des aspérités qui accrochent les muqueuses, c’est-à-dire par une texture (qui relève de la catégorie de Matière) qui s’affirme avec vigueur (catégorie de la Qualité). Le mouvement de constriction des muqueuses intensifie la densité de la Matière, laquelle produit une réduction du volume (catégorie de la Forme) en bouche. On note alors que les propriétés relevant de la Matière exercent une influence sur celles de la Forme (fermeture de l’espace, confinement) et de la Qualité (tonicité) de l’icône.

L’axe du sucré ne déroge pas à la règle : un vin sucré manifeste une certaine douceur. « Qualité d’un mouvement progressif et aisé, de ce qui fonctionne dans heurt ni bruit » (dictionnaire Micro-Robert, sv douceur), la douceur présente une atonie et une lenteur (propriétés de la catégorie de Qualité) qui produisent une consistance visqueuse (catégorie de la Matière) qui s’étale longuement (caractéristique relevant de la catégorie de Forme) en bouche.

Ainsi, chaque axe sapide d’un vin participe au déploiement de l’icône de sa bouche et les mouvements et tensions qu’ils intègrent participent de l’équilibre de la structure d’ensemble. On comprend alors que l’icône est une configuration topologique et dynamique dont l’instabilité repose non seulement sur son déploiement aspectuel (les phases successives d’Attaque, de l’Évolution et la Finale de la bouche) mais également sur les dynamiques internes aux sous-catégories affectant leur degré de présence. Certaines catégories se réalisent pleinement tandis que d’autres ne seront pas actualisées. Ces écarts, qui configurent l’icône en champ de présence, engendrent des phénomènes de dépendances internes ; une catégorie pouvant s’avérer régissante et conditionner la dynamique interne des autres catégories ou sous-catégories.

1.2. Le plan du contenu de la sémiose perceptive

Animé par ces modulations tensives, l’icône connaît des changements d’esquisses qui sollicitent variablement le sujet percevant et conditionne ses actes perceptifs. Pour vérifier ce point, tournons-nous vers l’examen olfactif du vin, et plus particulièrement vers son intensité aromatique.

Dans un vin « fermé », les qualités du nez ne sont pas décelables si bien que le dégustateur ne peut les apprécier. Dès lors, la force d’expression du noème est si faible qu’elle n’offre pas ou peu d’éléments à percevoir. L’attention du dégustateur est donc peu sollicitée. Le nez exerce une résistance si importante qu’elle contraint le dégustateur. Ses gestes de dégustation sont alors réduits au minimum. Dans un nez « expressif », au contraire, le nez manifeste une richesse aromatique si importante qu’elle mobilise beaucoup plus le dégustateur : il va donc multiplier les gestes de dégustation (faire tourner le vin dans le verre, le sentir de nouveau) pour identifier toutes les propriétés du vin. Dès lors, le degré d’expressivité du noème module le degré d’attentivité et de motricité du sujet percevant, autrement dit la noèse perceptive. C’est en ce sens que l’on peut dire que, en conditionnant les actes du sujet, l’objet prescrit la manière dont il doit être perçu.

Ainsi que le note Jean-François Bordron, l’objet exprime sa propre perceptibilité grâce à des variations noématiques, lesquelles sont fonctionnellement associées à celles de notre rapport à l’objet : « La variation noétique paraît venir du noème lui-même, c’est-à-dire du mode de présentation de l’objet, beaucoup plus que du sujet et de ses actes » (Bordron 2002 : 662-663). Ces actes, ou visée anté-objective, Jean-François Bordron les nomme « noèse ».

1.3. La dynamique de la sémiose perceptive

La sémiose perceptive que nous avons ainsi explicitée se présente donc comme un ajustement entre deux formes d’intentionnalité : l’expressivité de l’objet qui, à travers la variabilité de ses esquisses (ou icône), détermine la visée intentionnelle du sujet.

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Figure 6 – Sémiose perceptive

La dynamique de l’icône, liée à ses changements d’esquisses, signifient différentiellement les variations des mouvements (ou noèse) du sujet. Plus précisément, ce sont les tensions méréologiques de l’icône, à l’origine de son instabilité structurelle, qui régissent les mouvements intentionnels du sujet percevant, entre protention (s’approcher de l’objet sensible) et rétention (s’éloigner de cet objet). Les écarts différentiels intra- et inter-catégoriels de l’icône en modalisent les conditions d’existence (ou degré d’expressivité), régulant alors le degré d’attentivité, voire la motricité, du sujet. Envisagée sous cet angle, cette signification élémentaire du monde naturel semble émerger d’elle-même, indépendamment des projections et des investissements passionnels des sujets.

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Figure 7 – Articulation de la sémiose perceptive

Cette dynamique co-intentionnelle de la sémiose perceptive ne va pas sans rappeler le cycle de la sémiose mise au jour par le Groupe µ dans leurs Principia semiotica (2015). Selon les auteurs, la sémiose perceptive connaît deux moments : 1) L’anasémiose qui, grâce au principe de contraste élémentaire (ou dipôle) permet d’identifier les variations de stimuli, ou écarts entre deux esquisses. 2) La catasémiose qui, sous l’effet de ces différences sensorielles identifiées lors de l’anasémiose, repose sur des changements de trajectoires opérés par le sujet percevant.

Cette sémiose courte constitue la signification élémentaire de la perception qui, à partir des variations qualitatives des objets du monde, met en exercice un corps point (Fontanille 2011 et ici-même). On observe ainsi que le site de cette sémiose se situe dans l’objet lui-même, dont les variations différentielles sont à l’origine des mouvements intentionnels du sujet percevant. Cette articulation de la signification constitue un premier niveau sémiotique à partir duquel peut s’opérer une contagion du sens sensible vers la sensibilité du corps-chair, instance des motions charnelles intimes. C’est un point que nous préciserons un peu plus loin dans notre réflexion. Concentrons-nous pour le moment sur le sens sensible. Si cette sémiose élémentaire permet de donner un sens à la perception, elle ne permet cependant pas d’en faire la connaissance ou la reconnaissance. Un saut qualitatif s’avère nécessaire.

2. Du perçu au percept

Ce passage du sensible à l’intelligible est rendu possible par l’exercice de la cognition qui va se saisir des informations sensorielles appréhendées lors de la sémiose perceptive pour les rendre interprétables. S’amorce ainsi une sémiose longue « où les intermédiaires se [font] plus nombreux et plus élaborés, et où le sujet se constitue peu à peu et se complexifie en sujet social, prenant progressivement une place déterminante » (Groupe µ 2015 : 142-143)9.

Les interactions et ajustements opérés entre le noème et la noèse lors de la sémiose perceptive sont d’abord reconfigurés dans un diagramme de pensée (Peirce 1974), lors de la sémiose perceptuelle. Ce diagramme, qui exerce une fonction d’« agrafe » (Weigel 2008) entre le monde et le savoir, se présente comme une configuration schématique qui entretient une relation de ressemblance avec la structure iconique perçue. Cependant, cette ressemblance n’est pas pictorialiste (autrement dit « photographique ») mais programmatique. Cette ressemblance s’exerce à la manière d’un programme, au sens informatique du terme : le diagramme donne l’ensemble des instructions qui permettent de reconfigurer mentalement la structure de l’objet phénoménal.

Pour comprendre cette différence entre ressemblances pictorialiste et programmatique, faisons un parallèle avec la représentation graphique d’un sujet humain. Un peintre figuratif représentera un homme ou une femme de la manière la plus fidèle qui soit, en reproduisant des détails de son visage (traits, fossettes, grain de peau, etc.), de ses cheveux (texture, coiffure) et de son corps (musculature par exemple). C’est la représentation pictorialiste. Un enfant de quatre ans, quant à lui, dessinera non pas ce qu’il voit exactement mais ce qu’il connaît de l’objet qu’il reproduit. En l’occurrence, il représentera la structure de l’humain : une tête ronde reliée à un corps rond (ou ovale), deux traits horizontaux en guise de bras, deux lignes verticales pour les jambes, auxquels s’ajoutent la représentation des yeux (au moyen de deux ronds), du nez (trait vertical), de la bouche (trait horizontal ou courbe) et des cheveux (traits ou boucles). Cette représentation est donc programmatique car elle porte sur les différentes parties constitutives de la structure humaine ainsi que sur leurs relations : la tête est reliée au corps, de même que les bras sont situés de part et d’autre de la partie supérieure du corps, tandis que les jambes sont en bas du tronc, placées côte-à-côte.

Comme le souligne Peirce, le travail de la pensée « doit se faire avec des signes généraux et non avec une image de l’objet » (Peirce 1974 : 622). Dès lors, le diagramme résulte d’une opération d’abstraction de l’esprit à partir du perçu. Il reconfigure donc les structures schématiques des objets, fonctionnellement associées aux rapports qu’elles entretiennent avec le sujet percevant, et incarne de ce fait la même dynamique tensive que la sémiose perceptive.

Cette articulation entre phusis et logos (Coquet 2007), à l’origine du diagramme, est permise par une nouvelle sémiose que nous avions qualifiée de perceptuelle (Moutat 2019). On trouve des éclairages sur son fonctionnement dans la sémiotique cognitive entreprise par le Groupe µ (2015), et notamment grâce à la modélisation de l’interface située entre les signaux du monde naturel et le système nerveux. Les chercheurs ont ainsi montré que cette modélisation consistait, dans le cas des objets visuels, en une double traduction : celle des zones segmentées et celle des formes perçues. Fondée sur la théorie mathématique du graphe dual, la première offre une modélisation de la surface sur la base d’une correspondance de structures syntagmatiques minimales entre la surface elle-même (graphe) et la description qui en est faite (dual). Quant à la seconde, elle opère la traduction des contours de l’objet visuel en syntagmes minimaux selon les principes de la théorie de l’inertie10.

En faisant « intervenir des modifications qualitatives capitales » (Groupe µ Op. Cit.), l’interface entre monde sensible et processus mentaux permet au phénomène perçu de devenir un objet de connaissance. Or, il ne s’agit pour le moment que d’une connaissance non stabilisée. Pour qu’elle se réalise complètement, il est nécessaire que les structures sensibles puissent être perçues plusieurs fois puis comparées dans le but d’être discriminées en concepts distincts. C’est alors que s’engage la sémiose conceptuelle.

3. Du percept au concept

Cette nouvelle sémiose repose sur le principe de seuillage, lequel consiste à réduire des stimuli proches à une seule et même identité. Ce principe de seuillage, le Groupe µ l’attribue à l’exercice du dipôle, ou contraste élémentaire, et d’un analyseur logique. Le principe de contraste élémentaire repose sur l’activité de notre appareillage sensoriel : chaque organe doit posséder a minima deux récepteurs grâce auxquels nous pouvons « mesurer deux états d’un même phénomène à deux moments distincts » (Groupe µ 2011). Ces données qualitatives sont ensuite interprétées par un analyseur logique :

Soit un flux orienté (O étant son origine et X sa direction), P est la propriété concernée faisant l’objet de deux sensations distinctes et d’un différentiel d’intensités S1 et S2. Ce différentiel se trouve comparé par le dipôle avant d’être analysé et interprété par l’analyseur logique en procédant à une homologation des plans de l’expression et du contenu. (Groupe µ 2015 : 89)

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Figure 8 – Principes du dipôle et de l’analyseur logique

De ce fait, si deux stimuli manifestent une variation d’intensité en-deçà d’un certain seuil, ils sont considérés comme les manifestations d’une même qualité sensible. Si l’un d’entre eux franchit ce seuil, alors ils se verront relever de deux qualités différentes.

On constate ainsi le rôle fondamental que joue l’intensité dans la discrétisation des phénomènes au sein de l’environnement sensible. Toutefois, cette identification de différences qualitatives demeure insuffisante pour la connaissance et la conceptualisation des phénomènes. Deux séries d’élaboration s’avèrent nécessaires : 1. Une triple stabilisation de ces différences qualitatives : dans le temps, dans les objets et entre les individus. C’est ce que Kant appelle l’« affinité des phénomènes » permise par la synthèse de la reproduction : la diversité seule ne suffit pas, encore doit-elle se maintenir dans le temps. 2. Une mise en relation des catégories afin de comparer les phénomènes. Identifier le réseau catégorial et les relations de dépendances entre les catégories constitutives du phénomène (autrement dit sa méréologie) permet d’intégrer ce dernier dans une classe. Cela implique alors un certain nombre de répétitions du phénomène : « Si nous n’avions pas conscience que ce que nous pensons est exactement la même chose que ce que nous avons pensé auparavant, toute reproduction dans la série des représentations serait vaine » (Kant 2001 [1781] : 115-116). Il s’agit-là de la synthèse de la recognition kantienne qui opère par l’entremise du concept. En unifiant la diversité sensible en ses configurations communes, le concept définit une règle d’identification permettant de construire la connaissance.

Dès lors, la conceptualisation du perçu consiste en un principe d’abstraction visant à déceler un réseau catégoriel spécifique commun, et stabilisé, à des phénomènes sensibles divers. Cette stabilisation du concept est permise par l’itération des expériences du phénomène, grâce à laquelle le dipôle et l’analyseur logique mesurent et comparent les propriétés de la structure phénoménale perçue avec celles préalablement expérimentées.

Cette structure diagrammatique, construite à l’issue d’expériences renouvelées de discontinuités qualitatives de l’icône, est réduite à un réseau catégoriel élémentaire et exerce en cela la fonction de prototype :

En termes cognitifs, on peut dire que le prototype […] correspond à la catégorie élaborée sur la base d’expériences dans lesquelles on observe le plus grand recouvrement d’attributs, c’est-à-dire celle où l’on a éprouvé le plus grand nombre de relations stables de stimulation et d’inhibition identiques, et où les variations sont les moins importantes. (Groupe µ Op. Cit. : 194)

Dépourvu de valeurs spécifiques, le concept apparaît comme un modèle générique en vertu duquel le sujet percevant pourra identifier et évaluer ses expériences ultérieures du phénomène. C’est en effet à partir de ce diagramme-concept qu’il va mesurer l’adéquation schématique du phénomène perçu. Toutefois, cette adéquation ne repose pas tant sur les catégories que sur les liaisons qui les unissent. C’est ce que le Groupe µ appelle la coordination régulière entre les qualités. Plus que les catégories constitutives de l’icône, ce sont les liaisons qui les unissent qui jouent un rôle prépondérant dans la reconnaissance des phénomènes sensibles. Par ailleurs, cette adéquation ne pourra être intégrale, et cela en raison du caractère instable de l’icône, dont les variations noématiques et leur dynamique le configurent en une structure tensive. En effet, rappelons que l’instabilité de la structure iconique du phénomène est due à son déroulement aspectuel11 lors de la scène perceptive ainsi qu’aux degrés de présence des catégories qui la sous-tendent, lesquels sont conditionnés par les tensions de son substrat12.

Dans nos précédents travaux consacrés au lexique de la dégustation œnologique (Moutat, 2015), nous avons ainsi été conduite à inférer que la connaissance du monde sensible repose sur un répertoire de structures iconiques qui s’agrègent les unes aux autres selon les types de phénoménalités. À cet égard, nous avons démontré que ce répertoire n’est pas si important, la diversité sensible résultant de la variété des combinaisons de ces structures de base.

Nous avons ainsi démontré que, derrière le caractère imagé de certains termes techniques employés dans la langue française, se cache en réalité un seul et même phénomène, transversal d’un domaine d’expérience à l’autre. Pour comprendre cette particularité, prenons l’exemple du terme « charpente ». En architecture, la charpente désigne un assemblage spécifique de pièces de bois ou de métal permettant d’assurer le maintien d’une construction. En œnologie, ce terme désigne un rapport d’équilibre entre les différents axes sapides (tanins, acidité et sucrosité) constitutifs de la bouche. Ainsi, dans ces deux cas, le phénomène sensible ainsi nommé présente une multiplicité d’éléments (catégorie de la Matière, et plus particulièrement la sous-catégorie de la Densité) qui entretiennent une certaine cohésion (sous-catégorie de la Disposition) grâce à une bonne répartition des forces de liaisons entre ces différents éléments (sous-catégorie de la Force).

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Figure 9 – Noyau iconique du phénomène de la charpente

Se profile ici un noyau iconique générique articulant la catégorie de la Matière, et totalement indépendant d’un domaine sensible spécifique. En d’autres termes, on constate que si la bouche du vin est qualifiée de « charpentée », ce n’est pas en raison d’une fantaisie du dégustateur mais parce que ce phénomène gustatif possède exactement les mêmes propriétés que celui de la charpente d’une maison. Dès lors, la diversité sensible du monde est réduite à des structures iconiques élémentaires indépendantes d’un ordre sensoriel particulier. À la manière des molécules chimiques, ces structures peuvent ensuite s’agréger les unes aux autres pour configurer des phénomènes plus complexes.

4. Modulations, aléas et contagions sémiotiques du sens sensible

Cette connaissance élémentaire ainsi permise par la sémiose longue n’est toutefois pas sans conséquences sur la sémiose perceptive-même. Elle introduit une nouvelle variable qui en affecte les conditions d’effectuation. Ce modulateur, Jean-François Bordron le qualifie d’horizon de visée. Construit par les perceptions antérieures et les connaissances du sujet, dont il constitue le résidu cognitif, cet horizon de visée conditionne les percepts et les inférences interprétatives du sujet. Ainsi, lorsqu’un dégustateur s’apprête à déguster un vin, le nom de l’exploitation et le millésime suffisent à déclencher ses représentations organoleptiques qui fixent ses attendus sur le produit. La dégustation sera donc influencée par cet attendu qui va orienter le dégustateur dans une recherche de conformité entre les qualités perçues et ce qu’il considère comme le modèle du vin en question. Dès lors, le sentir se trouve immédiatement investi par la pensée qui produit un « halo de signification » (Merleau-Ponty 1996 [1959-1961]) autour d’une signification élémentaire.

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Figure 10 – Horizon de visée, modulateur de la sémiose perceptive

Mais ces premières projections cognitives ne constituent pas la seule contagion du sens sensible. En effet, si la dynamique tensive de l’icône conditionne les mouvements intentionnels du sujet percevant, elle engendre également des mouvements des états internes de la chair (Fontanille, 1999, 2004, 2011), produisant de ce fait, un éveil de la sensibilité somatique et affective du sujet. Il se produit donc un dédoublement sémiosique à partir du seul et même plan d’expression noématique : 1. un plan du contenu noétique (autrement dit la noèse), qui met en exercice un corps-point, et 2. un plan du contenu pathémique, qui met en émoi le corps-chair. Cette seconde sémiose, mise au jour par Jacques Fontanille dans sa sémiotique du corps (Op. Cit.), souligne le rôle de la sensori-motricité dans la polarisation axiologique des phénomènes sensibles : « le noyau sensori-moteur a surtout pour effet de structurer une orientation axiologique : la sensori-motricité, en l’occurrence, nous permet d’éprouver les effets euphoriques et dysphoriques des aléas de l’humeur comme une projection sur une structure spatiale » (Fontanille 1999 : 8).

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Figure 11 – Sémiose corporelle

Si la première sémiose porte sur la signification objective de la phénoménalité, la seconde concerne son versant subjectif. Elle donne des significations corporelles et affectives du phénomène perçu. Ainsi, lorsqu’un dégustateur sent un vin bouchonné, l’odeur de liège pourri et de carton humide qui se dégage du verre peut rendre le sujet nauséeux. Cette réaction de rejet corporel va engendrer un effet dysphorique qui contribue à l’évaluation négative du vin dégusté. Dans ce cas, on constate que les variations noématiques produisent une nouvelle signification d’ordre axiologique : celle des motions intimes et des mouvements de la chair du sujet percevant. C’est notamment à partir de cette sémiose de l’éprouvé corporel que Jacques Fontanille (2004, 2011 et ici-même) a développé sa schématisation de la sensorialité et sa typologie des figures du corps (corps-enveloppe, corps-creux, corps-point, corps-chair) et des champs sensibles (intransitif, transitif, réfléchi, récursif, réciproque, distribué, débrayé).

L’icône, qui connaît des rythmes figuratifs variables liés à sa dynamique interne, suscite ainsi des contractions et des dilatations de la chair, à l’origine des mouvements d’attraction ou de répulsion du corps propre. Ces derniers engagent également la motricité du sujet qui peut alors opérer des changements de trajectoire dans son appréhension de l’objet. On constate en ce sens que la sémiose « viscérale » joue aussi un rôle dans l’effectuation de la catasémiose. Il s’agit-là d’une thèse corroborée par les travaux de Donald Norman ([2004] 2012). Selon le psychologue cognitiviste, les affects et émotions conditionnent la prise de décision d’un sujet et son engagement dans un contexte expérientiel ; et cela pour de simples raisons de survie de l’espèce. Ces informations somatiques sont donc déterminantes dans la poursuite de la sémiose : c’est selon l’orientation axiologique attribuée par le sujet que pourront être engagés ou non les mouvements intentionnels du corps-point.

Enfin, la réalisation de ce complexe sémiosique est soumise à une autre contrainte, imposée par le bagage expérientiel du sujet. Si nous avons pu relever l’influence de ce résidu cognitif dans la sémiose perceptive, sous la forme d’un horizon de visée, notons qu’il module également la polarisation axiologique à l’œuvre dans la sémiose corporelle. L’intensité émotionnelle procurée par un objet sensible diminue avec l’itération des expériences que nous en faisons. L’effet de surprise et d’enchantement procuré par la découverte d’un vin ne saura égaler le ressenti du sujet lors de sa seconde dégustation, et cela parce que l’expérience initiale aura procédé à un ré-étalonnage du système perceptif du sujet. Ce rôle de la mémoire est d’autant plus influent que le souvenir de l’expérience, construit après-coup, diffère de la perception immédiate.

Sensation, perception et émotion intègrent donc un complexe sémiosique ténu et tensif dont les co-déterminations et interpénétrations sémiotiques confèrent une certaine imperfection aux sémioses perceptive et perceptuelle.

Conclusion

Au cours de cet article, nous avons esquissé le parcours du sens sensible depuis le percept élémentaire vers la conceptualisation de l’expérience. Trois sémioses jalonnent cette trajectoire : 1) La sémiose perceptive où les aspects perspectifs (ou noèmes) des objets signifient les mouvements intentionnels des sujets ; 2) La sémiose perceptuelle qui reconfigure les structures phénoménales ainsi perçues en diagrammes et 3) La sémiose conceptuelle grâce à laquelle ces diagrammes peuvent être regroupés en classes en vue de construire des prototypes. Ce parcours, qui procède à la sémiotisation de la perception élémentaire, connaît néanmoins des bifurcations cognitives et affectives qui procèdent à une contagion de la signification du phénomène perçu. Il en résulte un inextricable maillage polysémiosique qui nous invite à nous demander si nous ne devrions pas parler du mais plutôt des sens sensibles et nous encourage également à ouvrir le questionnement sur le rôle de la dimension socio-culturelle dans la perception elle-même et la stabilisation du concept.

Notes

1. Pour expliquer cette corrélation, prenons un exemple trivial, celui de l’énergie thermique de la Terre. Cette propriété physique rend compte d’une dynamique du noyau terrestre, à l’origine de séismes notamment, et engendre des morphologies de surface (montagnes, canyons, plaines…).

2. Terme emprunté à la théorie husserlienne ; il désigne une esquisse de l’objet phénoménal. En dégustation, la limpidité, la brillance et la fluidité sont par exemples des esquisses des propriétés visuelles d’un vin.

3. Terme emprunté à la théorie husserlienne ; il désigne l’ensemble des actes engagés par le sujet lors de la scène perceptive. En œnologie, le dégustateur incline le verre face à une surface blanche pour évaluer la couleur du vin ainsi que sa transparence. Il peut exercer une rotation du verre pour apprécier la manière dont le vin tourne dans le verre et imprègne ses parois afin d’en évaluer la teneur en alcool et la sucrosité.

4. En effet, nous ne pouvons pas percevoir la structure physique des minéraux de roche mais seulement l’apparaître sensible (ou les esquisses) de cette roche. Pour saisir sa matérialité physique, nous devons utiliser un appareillage technique (un microscope par exemple) grâce auquel on peut observer les cristaux de roche.

5. Pour davantage de précision sur l’iconicité, voir Bordron 2011.

6. Substance que l’on retrouve dans la rafle et la peau des raisins. Les tanins provoquent en bouche une sensation d’âpreté liée à une crispation des muqueuses.

7. La méréologie correspond à la relation qui unit les différentes parties constitutives (catégories) de l’icône afin de le configurer en une totalité dynamique. Cette dynamique résulte des liaisons plus ou moins tensives entre ces parties.

8. Pour expliquer ce point, procédons à une comparaison avec les courants marins. Un courant marin est un déplacement de l’eau sous l’action du vent, entre autres associée à la force de Coriolis. Un courant est donc un mouvement global qui résulte de la combinaison de plusieurs mouvements. Or, ce mouvement global peut être ralenti à différents endroits par des contre-courants ; ce qui engendre des écarts de vitesse. C’est exactement du même principe dont il s’agit ici : des courants viennent parfois accélérer le mouvement global de l’acidité tandis que des contre-courants viennent le ralentir.

9. En effet, à partir du moment où le sujet pensant s’approprie le perçu, plusieurs facteurs vont le conduire à faire de multiples projections sur cette information sensorielle (affects, biais cognitifs, connaissances culturelles et sociales, etc.).

10. Pour plus de précisions sur la modélisation de l’interface, voir Groupe µ (2015).

11. Dans le cas de la dégustation des vins, nous avons vu que la bouche connaît un déploiement aspectuel articulé en trois phases : l’attaque, l’évolution et la finale.

12. Précisons que chaque manifestation iconique présente un écart différentiel par rapport au potentiel offert par le diagramme-concept. En effet, le diagramme-concept est un modèle construit à partir des expériences répétées que le sujet fait de phénomènes similaires. Or, chaque occurrence ne possède pas nécessairement toutes les propriétés du concept. Pour éclairer ce point, empruntons au Groupe µ l’exemple de la tomate. Le modèle générique de la tomate intègre les qualités suivantes : « rouge », « sphéroïde », « lisse », « juteux », « doté de telle dimension ». Or, ces qualités ne sont pas nécessairement toutes perçues en une seule fois. Si nous n’ouvrons pas la tomate, sa qualité « juteux » ne pourra être identifiée. Le concept se réduira donc aux propriétés visuelles de la tomate. Si je goûte une tomate à l’aveugle, seules la texture et la matière de la tomate seront appréhendées.

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