Kalbotyra ISSN 1392-1517 eISSN 2029-8315

2021 (74) 124–140 DOI: https://doi.org/10.15388/Kalbotyra.2021.74.7

Adjectifs qualificatifs et saturation par l’ethos

Dominique Maingueneau
Sorbonne University
UFR de Langue française
Victor Cousin st 1
75005 Paris
E-Mail: dominique.maingueneau@sorbonne-universite.fr
ORCID iD : https://orcid.org/0000-0001-8907-218X

Résumé. Depuis la fin des années 1990 la recherche sur l’ethos discursif, c’est-à-dire sur l’image de l’énonciateur que projette l’énonciation, est très active en analyse du discours. Elle contribue à mieux faire comprendre comment une énonciation peut susciter l’adhésion des destinataires. Mais en général ces travaux 1) portent sur des textes isolés ou des locuteurs individuels, non sur des formations discursives, 2) ne prennent pas en compte le lexique quand celui-ci n’a pas un contenu idéologique clair. Dans cet article je traite du rôle que jouent certains adjectifs qualificatifs polysémiques (simple, doux, clair) pour provoquer « l’incorporation » (Maingueneau 1999) des lecteurs ou des auditeurs, les faire adhérer à l’univers de sens qui leur est proposé. Ce point de vue est d’abord illustré par l’étude d’un texte publicitaire, avant d’être appliqué à de grandes formation discursives : dans le domaine religieux le courant humaniste dévot de la première moitié au XVIIe siècle et dans le domaine politique deux positionnements antagonistes en France sous la IIIe République : les manuels de l’Ecole républicaine et le mouvement monarchiste « l’Action Française ». On peut en conclure que les adjectifs, par leur polysémie, « saturent » le discours. À travers l’ethos, le discours ne persuade pas seulement par les idées qu’il transmet : il place les destinataires sur une scène de parole qui participe des propriétés sémantiques de l’univers idéologique que le discours cherche à promouvoir.
Mots clés : ethos discursif, adjectif qualificatif, saturation, publicité, humanisme dévot, école républicaine, Action Française

Qualifying Adjectives and Saturation by Ethos

Abstract. Since the end of the 1990s, research on discursive ethos – the image of the speaker which is projected by his or her utterance – has been very active in discourse analysis. It contributes to a better understanding of how an enunciation can attract the support of addressees. But in general, this research 1) focuses on isolated texts or individual speakers, not on discursive formations, 2) does not take into account the lexicon when it does not have clear ideological content. On the contrary, this article deals with the role played by some French polysemous adjectives (simple, doux, clair) to make the incorporation (Maingueneau 1999) of readers or listeners possible, to make them adhere to the universe of meaning that is proposed to them. This point of view is first illustrated by the study of an advertising text, before being applied to large discursive formations: a religious movement (“devout humanism”) of the first half of the 17th century; and, in the political field, two antagonistic positions in France under the French Third Republic (1870–1940): the handbooks of Republican School and the monarchist movement “l’Action Française”. We are led to conclude that adjectives, by their polysemy, “saturate discourse.” Through ethos, discourse does not only persuade by the ideas it delivers: it also sets the addressee in a speech scene that partakes of the semantic characteristics of the ideological universe that discourse aims to promote.
Keywords: discursive ethos, qualifying adjective, saturation, devout humanism, Republican School, Action Française

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Submitted: 20/10/2020. Accepted: 10/04/2021
Copyright © 2021
Dominique Maingueneau. Published by Vilnius University Press
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1 Introduction

Quand un analyste s’intéresse à l’investissement idéologique du lexique, il a spontanément tendance à privilégier l’étude de substantifs censés caractéristiques du contenu d’un certain positionnement : « république », « racisme », « nation », « développement durable »... En France une des premières méthodes de l’analyse du discours, dite méthode des « termes pivots » (Dubois 1969 ; Provost-Chauveau 1969), consistait précisément à construire des corpus sur la base des environnements de quelques substantifs ou adjectifs à contenu idéologique fort (« socialisme », « France », « démocratique »...). On a reproché à ce type d’approche de négliger les processus d’énonciation et de définir a priori le contenu des textes1 ; on peut également lui reprocher de ne pas prendre en compte le fait que le discours doit faire adhérer des destinataires à une certaine position. L’un des intérêts de la problématique de l’ethos est qu’elle contribue à une meilleure compréhension des ressources qui permettent de susciter l’adhésion ; mais la plupart des travaux qui sont menés dans cette perspective n’étudient pas particulièrement le lexique mais privilégient les marques d’énonciation. Il me semble pourtant que, si l’on réfléchit en termes d’ethos, cela peut s’avérer productif.

Dans cette contribution je vais ainsi m’intéresser aux possibilités qu’offrent en la matière des adjectifs qualificatifs polysémiques qui appartiennent au lexique fondamental. Leur polysémie et leur caractère qualificatif leur permettent d’opérer de manière latérale sur de multiples plans du discours, de conférer une sorte de « couleur », de « tonalité » à l’ensemble de l’énonciation. Au-delà de tels ou tels arguments ou représentations le monde configuré dans les textes acquiert par là une évidence sensible qui facilite ce que j’appelle l’ « incorporation » des destinataires (Maingueneau 1999). Pour ce faire, je vais aborder trois exemples empruntés à des discours et à des époques différents : publicitaire, religieux et politique. Dans ces exemples les adjectifs pris en compte permettent de qualifier positivement à la fois l’ethos des énonciateurs et le contenu doctrinal, de sorte que le destinataire se trouve pris dans une énonciation qui a les mêmes qualités que le monde que celle-ci construit.

Quand je parle d’ethos, je parle ici de l’ethos discursif, celui qui est montré par l’énonciation, et non de l’ethos attaché au locuteur indépendamment de l’énonciation. Dans ma conception (Maingueneau 1999), les énoncés, sont rapportés à un garant, c’est-à-dire une représentation de l’énonciateur construite par le destinataire, qui à travers son ton authentifie ce qu’il dit. Le destinataire construit la figure de ce « garant » en s’appuyant sur un ensemble diffus de représentations sociales évaluées positivement ou négativement, de stéréotypes que l’énonciation contribue à conforter ou à transformer. Le pouvoir de persuasion d’un discours tient pour une bonne part au fait qu’il amène le destinataire à s’identifier au mouvement d’un corps, fût-il très schématique, investi de valeurs historiquement spécifiées. Les « idées » suscitent l’adhésion du lecteur à travers une manière de dire qui est aussi une manière d’être. Cette conception incarnée de l’ethos est mise en évidence à travers le concept d’incorporation”, qui joue sur trois registres :

L’incorporation du destinataire implique un monde éthique dont le garant participe et auquel il donne accès. Ce « monde éthique » activé à travers la lecture subsume un certain nombre de situations stéréotypiques associées à des comportements verbaux et non-verbaux (le monde éthique du cadre dynamique, des paysans, des stars de cinéma, etc.).

L’ethos possède trois dimensions (catégorielle, expérientielle et idéologique) qui sont toujours virtuellement activables ; quand elles sont activées elles sont plus ou moins saillantes selon les types de textes considérés. La publicité, par exemple, sollicite massivement la dimension « expérientielle » de l’ethos.

1) La dimension catégorielle recouvre des choses très diverses : des rôles discursifs ou des statuts extradiscursifs. Les « rôles discursifs » sont liés à l’activité de parole : animateur, conteur, prédicateur… Les « statuts » sont des catégories d’appartenance de l’énonciateur ; elles peuvent être de nature variée : père de famille, fonctionnaire, médecin, villageois, Américain, célibataire… etc.

2) La dimension expérientielle recouvre les caractérisations socio-psychologiques stéréotypiques, associées aux notions d’incorporation et de monde éthique : bon sens et lenteur du campagnard, dynamisme du jeune cadre, précision du savant, etc.

3) La dimension idéologique renvoie à des positionnements : féministe, de gauche, conservateur ou anticlérical… dans le champ politique, romantique ou naturaliste… dans le champ littéraire, etc.

Ces trois dimensions ne sont pas indépendantes, elles interagissent fortement. Le paysan (catégoriel) a des affinités stéréotypiques avec le bon sens (expérientiel) et le conservatisme (idéologique), le coiffeur ou le créateur de mode (catégories) appellent un comportement efféminé (expérientiel), etc.

2 Un « simple panneau » publicitaire

Considérons pour commencer cette publicité pour le whisky Jack Daniel’s, qui est fabriqué aux U.S.A., dans le Tennessee :

Maing_1.jpg

Photo 1. Publicité de Jack Daniel’s

[Je transcris ici le texte, en respectant le découpage des lignes :

« SUIVEZ CE SIMPLE PANNEAU usé par le temps

et vous arriverez directement à la 1ère distillerie

officiellement enregistrée aux Etats-Unis.

Devant notre porte d’entrée pour être plus précis.

Là, nous vous ferons visiter les lieux et nous prendrons

le temps de vous expliquer comment nous fabriquons

encore le Jack Daniel’s, selon une méthode inchangée

depuis 1866, et propre à notre Tennessee Whiskey.

Nos panneau n’ont rien de bien original, c’est vrai,

mais tout le monde ici semble y être attaché,

c’est sans doute parce qu’en 130 ans,

ils n’ont jamais donné que le bon chemin. »]

On a ici affaire à un iconotexte, c’est-à-dire un texte où le verbal et l’iconique sont indissociables. L’énonciateur garant est un personnage fictif censé travailler à la distillerie et incarner les valeurs attachées à la marque, Jack Daniel’s, méta-énonciateur qui s’adresse au consommateur sur la scène englobante du discours publicitaire.

L’ethos discursif est spécifié par l’adjectif « simple », qui apparaît doublement saillant dans le texte : parce qu’il figure dans le seul fragment qui soit en lettres capitales, parce qu’il se trouve placé dans une position privilégiée, à la jointure entre l’image et le texte. Jointure spatiale, mais aussi sémantique puisque le groupe nominal « ce simple panneau » grâce au déictique démonstratif désigne l’image placée juste au-dessus. Cet adjectif « simple » peut ainsi diffuser son halo sémantique sur l’ensemble du texte, verbal et iconique, qu’il contribue à unifier.

« Simple » fait partie de ces adjectifs qualificatifs qui changent de sens selon qu’ils sont postposés ou antéposés. En outre, il est chargé d’évaluations, comme le montre l’article que lui consacre le Trésor de la langue française.

« A. – [En parlant d‘une pers. ou de son comportement]

1. [Simple est gén. postposé]

a) Qui agit avec une honnêteté naturelle et une droiture spontanée. Synon. droit, franc ; anton. affecté. (...)

b) Qui manifeste peu de culture, de finesse ou de subtilité ; qui se laisse facilement tromper. Synon. crédule, niais ; anton. fin, rusé. (...)

c) Qui ignore ou veut ignorer le raffinement des mœurs, les usages du monde. (...)

B. – [En parlant de la vie soc.]

Qui est sans apprêt, sans affectation, sans recherche, sans excès de luxe ni de raffinement. – Être, rester simple. Être naturel, spontané, ne pas faire de complications.

2. [Simple est gén. antéposé] Qui occupe une place modeste dans la hiérarchie, qui a un rang social peu élevé. Simple employé, particulier. »

Le « simple panneau », c’est un objet qui se contente d’être un panneau, ni plus ni moins ; mouvement restrictif qui se retourne néanmoins en plénitude dès lors que (comme les adjectifs « vrai », « bon », « beau »…, quand ils sont antéposés) il réalise pleinement les propriétés attachées prototypiquement à sa notion. En réalité, comme le montre le panneau de bois vers lequel pointe « ce », il y a cumul du signifié attaché à l’antéposition et de celui attaché à la postposition. Le « simple panneau » est aussi un « panneau simple », dont un des espaces d’actualisation privilégiés est la ruralité, réservoir de mondes éthiques qu’exploite abondamment la publicité. La simplicité y est portée par une axiologie implicite qui oppose le simple au superflu, à l’artifice, à la tromperie…, bref à la Nature : ce qu’atteste sur la photo la présence ostentatoire d’un tronc d’arbre.

L’image de la marque Jack Daniel’s que construisent systématiquement ses publicités est indissociable d’un monde éthique rural de « gens simples » qui sont aussi de « simples gens », habitants et employés de la petite ville du Tennessee où se trouve la distillerie. Cela se manifeste sur le plan de l’énonciation comme de l’énoncé. La scénographie à travers laquelle se déploie le texte est en effet celle d’un employé de la distillerie qui montre le chemin à un étranger. À travers ce qu’il dit et sa manière de le dire, ce locuteur se voir attribuer par le lecteur un ethos en harmonie avec les valeurs attachées à la marque. Le processus d’incorporation est ici particulièrement évident.

Le texte a beau se vouloir « simple », il n’est pas dépourvu d’artifices, comme le montre par exemple la ponctuation : un point sépare le complément circonstanciel « devant notre porte » de la phrase dont il dépend et l’ensemble du texte ne contient que trois phrases, constituées de groupes rythmiques relativement longs. Au-delà du lexique ou de la syntaxe, c’est ainsi un rythme lent qui s’impose. Cette lenteur est explicitée dans le texte même (« nous prendrons le temps de vous expliquer comment… »), ce qui fait écho à l’épithète « usé par le temps » de la première ligne. Cet ethos de lenteur passe par le stéréotype qui associe le campagnard à la lenteur, lui qui est pris dans le rythme immémorial des saisons et des travaux agricoles.

On le voit, l’ethos du locuteur simple s’appuie sur les potentialités de la langue et sur des stéréotypes culturels, travaillés en fonction des catégories imposées par l’image de la marque. Une telle publicité met en évidence la réversibilité entre l’ethos de l’énonciateur et le contenu de l’énoncé, à travers une énonciation qui est interprétée au prisme du même adjectif : “simple”. L’emploi de cet adjectif permet ainsi de caractériser à la fois l’énonciateur (un homme simple), le produit et son mode de fabrication, et l’énonciation, qui est impliquée à deux niveaux : a) la scénographie de l’employé de la distillerie qui montre le chemin à un étranger au village, b) l’iconotexte de la publicité qui affiche un refus de toute sophistication : la division élémentaire en deux parties, l’absence de tout ornementation, le noir et blanc de la photo, la typographie... On peut parler ici de « saturation » par l’adjectif des divers plans du discours. Cette saturation fait même l’objet d’une mise en abyme puisque le simple “panneau” qui figure sur la photographie constitue un modèle réduit de l’énonciation de l’ensemble de cette publicité : un énoncé élémentaire sur un support naturel qui indique “le bon chemin” qui oriente les destinataires de l’énonciation dans la bonne direction.

Cette saturation par l’adjectif, on peut la retrouver à une autre échelle, sur de vastes ensembles textuels à visée idéologique globale, destinés à donner sens au monde dans lequel vivent des masses d’individus. Je vais prendre ici trois exemples qui impliquent deux adjectifs eux aussi polysémiques appartenant au lexique fondamental : doux et clair. Le premier joue un rôle crucial dans la production textuelle de l’humanisme dévot (XVIe–XVIIe siècle), le second dans celle de deux positionnements antagonistes : les manuels de l’École républicaine et l’Action française (XIXe–XXe siècle).

3 Le discours « doux » de l’humanisme dévot

Le discours dévot, à la différence de la théologie, qui concerne surtout les ecclésiastiques, s’adresse aux fidèles. Il vise à embrasser toutes les dimensions de leur existence quotidienne en l’inscrivant dans un récit global. C’est le cas de l’humanisme dévot (Brémond 1916), courant religieux de la Contre-Réforme catholique qui a dominé la production dévote de la fin du XVIe siècle au milieu du XVIIe siècle et dont la figure de proue est saint François de Sales. Il se caractérise par un effort pour harmoniser le christianisme avec les tendances humanistes optimistes issues de la Renaissance.

Le livre de saint François de Sales Introduction à la vie dévote (1608) est sans contexte l’ouvrage emblématique de ce mouvement. Il a connu 40 éditions en 11 ans et, en 1656, avait été traduit dans quelque 17 langues. Pour les besoins d’une étude lexicologique (Maingueneau 1982), j’ai pu montrer que l’adjectif « doux » ainsi que ses dérivés nominal (« douceur ») et adverbial (« doucement ») y jouaient un rôle primordial. Comme un trait caractéristique de l’écriture lettrée de cette époque est la multiplication de séquences parasynonymiques (« doux et humble », « aimable, doux, suave »...) j’ai pu constituer un corpus de ces séquences d’adjectifs (qu’ils soient séparés par une virgule ou liés par un et ou un ou non exclusif) répartis en deux ensembles : les termes évalués positivement et les termes rejetés. Ce corpus a été élargi pour inclure les chaînes d’adverbes et de noms dérivés. Il est apparu que, parmi les termes évalués positivement, l’adjectif doux jouait un rôle privilégié, puisque non seulement il avait la fréquence absolue la plus élevée mais encore il était associé au plus grand nombre de parasynonymes distincts : 72 occurrences et 51 associés différents. A titre de comparaison, son suivant immédiat, humble, en présente respectivement 33 et 26. C’est donc là un fait lexical massif que toute sémantique du discours humaniste dévot se doit d’expliquer.

L’hypothèse qui s’impose naturellement est que ce privilège attaché à « doux » s’explique par le fait que sa polysémie le place à l’intersection des axes sémantiques majeurs de ce positionnement humaniste dévot. On peut parler de « mot clé » qui condenserait la doctrine de ce mouvement, mais on peut aussi aller plus loin et considérer que, comme l’adjectif simple de la publicité pour le whisky Jack Daniel’s, il permet de « saturer » le discours, en intégrant à la fois l’énonciateur, la scène d’énonciation et le monde configuré par l’énonciation.

Dans les travaux que j’ai menés sur les controverses religieuses au XVIIe siècle (Maingueneau 1983, 1984), j’ai élaboré un modèle des catégories sémantiques qui structurent le positionnement humaniste dévot ; au-delà des mots, ce système de contraintes conditionne à la fois les choix lexicaux, le mode d’énonciation, l’organisation textuelle, les thèmes traités... En effet, ce modèle permet d’envisager le discours dans ses multiples dimensions, en opérant un détour par un réseau de sèmes. Je donne ci-dessous les oppositions les plus essentielles2 qui structurent cet humanisme dévot :

Sèmes positifs

Sèmes négatifs

Communication

ORDRE

Rupture

ATOME

Plasticité

Modération

Rythme

Dureté

Excès

Figement / Dérèglement

Tableau 1. Les sèmes fondamentaux du discours humaniste dévot

Je ne peux pas commenter ici ce tableau en détail. Néanmoins, le terme un peu sibyllin d’ORDRE exige quelque éclaircissement ; ce n’est pas à proprement parler un sème, car il désigne le type d’objets sémantiques qui sont méliorés par le discours humaniste dévot : des entités organisées, constituées d’une diversité de composants hiérarchisés en communication réglée les uns avec les autres. Dans les textes, cette notion abstraite d’ORDRE peut se réaliser à travers des objets très différents : l’ordonnancement du Cosmos, bien sûr, mais aussi le corps humain, la structure de l’âme, l’organisation d’une armée, d’un texte... Quant au terme antonyme, ATOME, il désigne toute entité, évaluée négativement, qui n’est pas intégrée à un ORDRE. À la lumière de ce modèle on peut expliquer la prééminence de l’adjectif « doux ». Si l’on prend par exemple l’analyse qu’en propose le Grand Larousse de la langue française on voit que les trois sèmes /Modé­ration/, /Rythme/, /Plasticité/ trouvent un répondant :

/Rythme/et /Modération/ :

/Plasticité/ :

« qui est sans rudesse. Synonymes : moelleux, souple ».

Dans un tel système, qui valorise avant tout la communication entre les constituants d’un ORDRE de sociabilité, doux ne peut être que privilégié, car une bonne part de ses acceptions expriment l’ouverture sur l’extérieur, la disponibilité à l’échange avec autrui ou la relation du corps avec le monde extérieur :

On retrouve ici les différents pôles de la saturation par l’ethos. L’énonciateur se présente comme « doux », il décrit un monde « doux » à travers une énonciation dont la scénographie se veut elle aussi « douce ». À travers l’énonciation, les textes humanistes dévots cherchent ainsi à instaurer un ORDRE de sociabilité entre énonciateur et destinataire, à exclure tout ce qui peut provoquer une /Rupture/ entre eux, la /Rupture/ étant la relation négative par excellence dans ce modèle. L’idéal, c’est celui d’un énoncé émis sur un ton modéré et dans un style harmonieux (cf. /Modération/ et /Rythme/), adapté aux circonstances et aux personnes (/Plasticité/). Corrélativement, l’énonciateur est quelqu’un qui constitue lui-même un ORDRE où les différentes facultés forment un tout hiérarchisé et harmonieux. En clair, il faut un locuteur doux qui s’adresse de manière douce à un allocutaire qu’il s’efforce de rendre doux, d’intégrer à un monde régi par la douceur. Ce mode d’énonciation trouve son modèle en Dieu même, garant ultime : « Le Fils de Dieu a voulu accompagner sa sagesse infinie ... en persuadant de telle sorte, dit l’Evangile, que la suavité des paroles de grâce qui coulaient de sa bouche ravissait les hommes en admiration ... »3. De fait, les ouvrages majeurs de l’humanisme dévot se présentent comme des propos adressés aux fidèles dans un registre à la fois familier et affectueux. Comme l’explique ailleurs un des auteurs majeurs de l’humanisme dévot, P. Le Moyne, il faut « des conversations sans cérémonie et sans contrainte, mais instructives et agréables, mais tempérées de ce doux et de cet utile dont le juste mélange ne se peut trouver que par les sages polis et les gens vertueux de belle humeur et de bel esprit »4.

L’ethos discursif doux joue donc un rôle crucial. La persuasion ne vient pas seulement des arguments développés au fil des énoncés mais aussi d’une incorporation qui intègre les destinataires dans le monde représenté dans l’énoncé et incarné dans l’énonciation.

4 Une double clarté

Nous allons à présent changer d’époque et d’adjectif, mais aussi de démarche en introduisant une comparaison entre deux positionnements qui étaient contemporains et qui, bien qu’ils aient investi le même adjectif, étaient politiquement opposés. Il s’agit, comme dans le cas de l’humanisme dévot, de discours qui pendant plusieurs décennies ont profondément imprégné de larges couches de la population. Le premier est celui de l’École républicaine, appréhendé à travers ses manuels5, qui visait à légitimer la République récemment parvenue au pouvoir. Le second, celui de l’Action Française, défendait des positions monarchistes et se voulait résolument contre-révolutionnaire.

À la différence de ce qui se passe avec l’humanisme dévot, ici l’ethos, au-delà de la scène d’énonciation, implique la langue utilisée, en l’occurrence le français. Les deux discours antagonistes s’appuient en effet sur une même doxa, en l’occurrence le présupposé selon lequel le français serait une langue « claire » et que cela lui confère un privilège. Au XIXe siècle cette idée fait l’objet d’un consensus remarquable sur la presque totalité de l’échiquier politique. En réalité, on va le voir, cette supposée clarté du français n’est pas du tout élaborée sémantiquement de la même manière dans les deux positionnements.

4.1 Le discours scolaire républicain

Dans le discours de l’École républicaine la clarté de la langue française constitue une vérité indiscutable ; elle est énoncée dès la seconde leçon d’un manuel de cours moyen : « Mon enfant, la langue que tu parles est la plus belle langue du monde. Elle est claire ; elle dit les plus belles choses. »6 Une langue « claire » y est définie comme « une langue que l’on comprend facilement, le contraire est une langue obscure » ; mais cette définition ne doit pas faire illusion : la clarté du français va bien au-delà, elle imprègne l’ensemble de ce discours scolaire. Celui-ci est en effet structuré par deux schèmes qui accordent une place essentielle à la clarté.

Le premier schème est celui d’une histoire qui mène de la barbarie primitive à un stade où la rationalité et la République tendent à coïncider. Cette histoire, « le Progrès », vaut à la fois pour l’ensemble de 1’Humanité et pour le peuple français, qui en offre un raccourci exemplaire car il se trouve à son « avant-garde ». Or ce Progrès est représentable comme processus de passage graduel de 1’obscurité à la clarté. Tout ce qui, dans quelque domaine que ce soit, est considéré comme un progrès peut être conçu comme accroissement de lumière. Dire le passage des superstitions et du fanatisme à la Science et à la Raison, c’est dire le passage de l’obscurantisme aux Lumières, fondé sur les « idées claires et distinctes » du XVIIe siècle. Le Progrès se manifeste d’ailleurs avec une force particulière dans l’évocation des techniques nouvelles d’éclairage des rues sombres, ou des vertus de l’hygiène, qui fait disparaître les zones obscures où se développent les agents pathogènes. De la même manière, dire l’écart entre la Gaule barbare et la France de la IIIe République, c’est opposer l’obscurité des forêts d’autrefois à un pays baigné de lumière, traversé d’innombrables routes7. Forêts ou superstitions, c’est bien la même chose.

« De même que les forêts immenses qui couvraient la Gaule ont été peu à peu percées de routes, de larges clairières et défrichées par des coupes successives, de même les erreurs qui faisaient l’ombre sur toute l’étendue de l’intelligence humaine ont cédé une à une devant les efforts patients des observateurs, et, aujourd’hui, la lumière pénètre partout à flots8. »

Cette dernière phrase résume bien le crédo qui fonde ce discours : l’homme primitif est dans la nuit des pulsions, 1’homme moderne est « éclairé ». Une morale de la clarté qui se condense dans un impératif : « Vivre en pleine lumière, pas de coins sombres, il faut refuser le fond obscur de notre conscience. »9

Le second schème, qui renforce l’efficace du premier, c’est celui d’une diffusion à partir d’un centre relié aux moindres fragments du territoire. Le centre est source de lumière (soleil, phare, lampe...) et en diffusant ses rayons il repousse peu à peu l’obscurité. Les écoles jouent un rôle crucial dans cette diffusion, ces écoles auxquelles sont précisément destinés ces manuels : elles opèrent en effet un maillage serré de l’ensemble du territoire et reçoivent leurs instructions du Ministère, au centre. Ce lien essentiel entre le processus d’éclairement et la centralisation scolaire ressort bien dans ce texte de Victor Hugo :

« Voilà donc, selon moi, l’idéal de la question (...) Un grandiose enseignement public, donné et réglé par l’État, partant de l’école du village et montant de degré en degré jusqu’au collège de France... Un vaste ensemble, ou, pour mieux dire, un vaste réseau d’ateliers intellectuels, lycées, gymnases, collèges, chaires, bibliothèques mêlant leur rayonnement sur la surface du pays, éveillant partout les aptitudes et échauffant partout les vocations. En un mot l’échelle de la connaissance humaine fermement dressée par les mains de 1’État, posée dans l’ombre des masses les plus profondes et les plus obscures, et aboutissant à la lumière. Aucune solution de continuité. »10

Le français, en tant qu’il est une langue « claire », joue un rôle important dans ce « progrès ». Sa clarté est d’ailleurs censée s’être imposée au XVIIe siècle, période privilégiée entre toutes puisqu’elle est un moment crucial pour les deux schèmes fondamentaux du discours : le développement de la science moderne et la centralisation étatique. Diffuser par l’école cette clarté, c’est repousser les superstitions qui sont attachées aux parlers locaux. Cette langue se voit en effet attribuer des pouvoirs d’ordre à la fois cognitif et moral. Des pouvoirs cognitifs parce qu’elle permet de dissiper les obscurités de la pensée, d’être précis, rigoureux ; mais aussi des pouvoirs moraux car elle est transparente, honnête et astreint celui qui se l’approprie à être habité par la Raison. La langue claire constitue donc elle-même un moyen particulièrement efficace d’éclairer. Si le français est une langue qui laisse exactement voir la pensée, elle permet à celui qui la maîtrise d’éliminer tout ce qu’il peut y avoir d’obscur dans sa conscience et d’accéder à la Raison. Dans ces quelques lignes de Felix Pécaut, l’un des maîtres à penser de la politique scolaire de la République, on voit ainsi se mêler étroitement valeurs cognitives et morales. Il commente une phrase attribuée à Rivarol (1753–1801), dont la postérité n’a retenu que le Discours sur l’universalité de la langue française (1784) :

« ‘La langue française est la seule qui ait une probité attachée à son génie’ (Rivarol)

Une probité, c’est-à-dire une franchise de relations, qui ne trompe pas sur le contenu de la marchandise, qui écarte l’équivoque, le vague, les idées larvées, à demi formées, les sentiments crépusculaires... Et comment ? Par la précision et la propriété des mots, des expressions ; par la claire logique et la simplicité sobre de la construction ; par la pureté (l’absence de mélange) de la langue, enfin par la loi dominante de clarté. »11

En revanche, les esprits soumis aux « traditions venues des époques d’ignorance et d’imagination »12 aiment l’obscurité, ils interposent le langage entre leur conscience et la pensée, au lieu de le rendre transparent :

Leur imagination dépourvue de précision fait qu’ils vivent dans une rêverie vague, où les mots et les images usurpent la place des réalités, et où les contradictions et les absurdités cessent d’être perçues.13

On comprend pourquoi l’énonciation scolaire joue un rôle crucial dans ce positionnement. Les auteurs des manuels, pour réformer des enfants dominés par des forces obscures, doivent se présenter comme des individus « clairs », libérés des obscurités morales et cognitives, et parler de manière claire à l’aide d’une langue claire pour intégrer les élèves dans la République, qui est un « phare », qui diffuse les « Lumières ». Ce sentiment de clarté dans lequel doit baigner l’enfant est matérialisé dans le topos de la salle d’école républicaine inondée de lumière : « Autrefois les salles de classe étaient malpropres, mal aérées, mal éclairées. Aujourd’hui les salles de classe sont propres, bien aérées, bien éclairées. »14

4.2 Le discours de l’Action Française

Dans le discours de l’Action Française15, le français est également une langue claire, mais cette clarté a une valeur bien différente. Ici aussi elle permet de séparer rigoureusement les forces positives et les forces destructrices, la Raison et la déraison, mais il ne s’agit pas de la même Raison et ce n’est pas à la même obscurité qu’il faut s’arracher. Dans le cas du discours républicain un récit englobant institue l’École en agent privilégié de la « clarification » de la France, à l’avant-garde de l’Humanité ; dans le cas de l’Action Française, le récit du « Progrès » fait place à une entreprise de « restauration nationale » : il s’agit plutôt d’effacer les conséquences néfastes d’une chute par rapport à un idéal « classique » antérieur qui aurait été incarné par l’Antiquité grecque et le XVIIe siècle français. Il convient donc de se réinscrire dans une filiation gréco-latine, de se détourner de l’obscurité des brumes et des forêts du Nord pour s’ouvrir à la lumière intense de la Méditerranée. À l’Origine se trouve un lieu solaire, la Grèce, où ont été dévoilées les règles de l’Être, opposées à un univers de désordre et d’obscurité.

« Cette tradition classique qui est la nôtre, qui nous est naturelle, en même temps qu’elle est le patrimoine de l’homme universel, passe toutes les autres, parce qu’elle montre une force de vie égale en flamme, en coloris, en brutalité ingénue ou en fine délicatesse à ce que put trouver le reste du monde, depuis les steppes de Russie jusqu’aux plages de Guinée et, dès lors que nulle autre tradition populaire ne peut lui disputer en sensibilité, elle défie à jamais ses rivales par l’ordre et la lumière de ses compositions, par la haute généralité de leur style16. »

La coordination qui lie « l’ordre » et « la lumière » résume bien la divergence avec le discours scolaire républicain : d’un côté une société hiérarchisée fondée sur un Cosmos solaire, d’autre part une vision historiciste où la lumière s’accroît progressivement. Comme dans le discours scolaire républicain, le XVIIe siècle français joue un rôle privilégié, mais en tant que modèle d’harmonie généralisée – à la fois morale, sociale et intellectuelle – qu’il faut préserver, et non comme le moment où émerge le rationalisme moderne :

« Le dix-septième siècle avait été pour le génie français une époque de plein épanouissement. L’homme que l’on aime alors à se représenter est un être conscient et réfléchi qui impose silence à ses appétits et à ses passions pour se soumettre à une règle supérieure d’ordre et d’harmonie. Il se défie des fantaisies individuelles, des singularités du sentiment, des actes instinctifs, de tout ce qui est trouble et mal défini, de ces poussées inconscientes qui obscurcissent les esprits les plus limpides, comme l’ombre d’un nuage la surface d’un étang... il a le goût de la hiérarchie et de la discipline. Il met sa gloire à se soumettre à l’expérience, à la logique, à la tradition, qui est de l’expérience accumulée. Il est chrétien et conservateur. »17

Cette exigence de clarté et d’ordre trouve à s’incarner dans une langue claire au service d’une pensée ordonnée, dont Charles Maurras évoque ainsi l’exercice à l’époque classique :

« Les idées ? Leur sens ! Leur lumière ! Rayonnantes, ordonnatrices, hiérarchiques, car la distance y était courte de la pensée à la vie, de la raison à l’amour, des figures de l’âme aux tendances et aux volontés de la chair ; un Français exercé n’avait pas besoin de peindre ni de dessiner, il usait pour les évoquer du plus immatériel des signes. Tout cohérait... Comment un pareil instrument n’eût-il pas accordé les plus fortes facilités d’expression et de transparence à tout énoncé d’entreprises supérieures ? (...) Quand l’entreprise posait sur le réel ou sur des idées aussi clairement ordonnées, subordonnées, coordonnées que la réalité visible et tangible, conceptions spirituelles et morales de la plus stricte pureté, l’accord allait de soi. Mais que cette matière baissât, que l’objet des lettres françaises diminuât d’intérêt et de prix, que leur clarté solide se laissât opprimer par des confusions et leur bon naturel par des artifices, l’art, la langue, l’esprit durent s’en ressentir. »18

À cet univers classique s’opposent des puissances obscures, qui se déploient dans le romantisme, le protestantisme, le judaïsme, la démocratie, l’esprit germanique... Comme dans le discours scolaire républicain, il faut que la lumière pénètre dans les forêts, mais ce ne sont pas les forêts gauloises d’autrefois, ce sont celles du Nord : « entre les Germains et la France il y a une guerre de 1’esprit »19. Hommes des forêts sombres, les Allemands sont les ennemis instinctifs de la « civilisation helléno-gallo-romaine »20. La langue allemande le montre bien, elle qui fuit la clarté :

« La langue est organisée pour assurer aux puissances obscures leur expression complète aux dépens des éléments rationnels. Les termes y abondent pour désigner les phénomènes sensibles et les émotions. Le net et franc vocabulaire des idées lui fait défaut (...) Mis en présence d’un homme réfléchi qui voit clair en lui et qui se meut avec aisance dans la vie mondaine, l’Allemand est dérouté. Donnez-lui au contraire un organisme élémentaire et fruste, un fou, un maniaque, un être en proie à la fièvre des sens, il les comprendra et les décrira parfaitement. Par sa constitution intime il est leur proche parent. »21

L’idéal de clarté classique trouve à se réaliser dans le style même de Charles Maurras, le maître à penser et à écrire de l’Action Française, dont le style néoclassique entend prolonger celui des Anciens : restaurer l’ordre, c’est écrire dans la clarté méditerranéenne de la civilisation gréco-latine, qui imprègne l’enseignement des élites de l’époque.

On ne peut qu’être frappé par l’extraordinaire confiance que ces deux discours accordent aux pouvoirs de la langue. En aucun cas celle-ci n’est réduite au rôle d’instrument d’expression ou considérée comte une structure arbitraire : énoncer clairement en français, c’est participer de quelque chose d’absolu, qu’il s’agisse du mouvement purificateur du Progrès ou de l’harmonie générale du Cosmos. Le monarchiste d’Action Française comme l’instituteur républicain, par le seul fait qu’ils s’expriment dans un français « clair », conforme au « génie de la langue » peuvent espérer provoquer l’incorporation de leurs destinataires.

5 Conclusion

Dans les quatre exemples que j’ai évoqués, l’adjectif qualificatif et ses dérivés nominaux et adverbiaux permettent ainsi d’unifier l’énonciateur, l’activité énonciative et le monde configuré dans l’énoncé. A ce niveau, il n’y a pas de différence fondamentale entre la publicité pour le whisky Jack Daniel’s et les vastes corpus religieux ou politiques.

L’énonciateur

L’énonciation

Le monde représenté

Visée de l’incorporation

Jack Daniel’s

Un être simple

Une scénographie et un iconotexte simples

La fabrication simple d'un produit simple

Participation à une ruralité riche de valeurs

L’humanisme dévot

Un être doux

Une scénographie douce

Un Cosmos divin régi par la douceur

Intégration dans l’ORDRE du Cosmos

L’École de la République

Un être à la conscience claire (= libérée de l’obscurantisme)

Une scénographie claire (didactique et portée par une langue claire)

L’Histoire d’un Progrès qui fait reculer l’obscurité

Adhésion à une République source de lumière

L’Action Française

Un être à la conscience claire (= réglée par l’ordre “classique”)

Une écriture néo-classique solaire, enracinée dans une langue claire

Un monde d’ordre et de lumière

Soumission à l’ordre classique

Tableau 2. Comparaison des quatre scénographies

Si dans ce tableau il est question d’un « être » et non d’un « locuteur », c’est parce que le terme de locuteur, comme l’a bien souligné Ducrot (1984, 201) est équivoque, pouvant référer à un « être du monde » hors de l’énonciation ou au locuteur en tant que tel, l’énonciateur en tant qu’il énonce. Pour que la persuasion soit possible, il faut bien, en effet, que les destinataires aient le sentiment que celui qui parle possède les qualités de clarté, de simplicité ou de douceur indépendamment de son énonciation, que l’ethos discursif ne fait qu’exprimer un ethos extra-discursif.

Le processus d’énonciation, grâce à l’ethos, n’est donc pas une simple transmission d’idées : la persuasion repose sur le mouvement par lequel les qualités de l’énonciation viennent valider le monde représenté, qui de son côté vient valider cette énonciation et son énonciateur. Dans les quatre exemples le discours n’articule donc pas seulement des contenus pour des destinataires, mais il est de part en part porté par la nécessité de les faire adhérer à un univers de sens qui d’une certaine façon les enveloppe déjà, par la remarquable réversibilité entre l’énoncé et l’énonciation dont les adjectifs donnent à percevoir les qualités.

Bibliographie

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Ducrot, Oswald. 1984. Le dire et le dit. Paris : Minuit.

Grunewald, Michel. 2012. Louis Reynaud (1876–1947) : L’itinéraire d’un germaniste proche de l’Action Française. Lendemains 146/147, 18–44.

Léaud, Alexis, Emile Glay. 1934. L’École primaire en France, tome II. Paris : La Cité Française.

Maingueneau, Dominique. 1979. Les livres d’école de la République. Discours et idéologie. Paris : Le Sycomore.

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Maingueneau, Dominique. 2014. Retour critique sur l’ethos. Langage et Société 149, 31–48.

Provost-Chauveau, Geneviève. 1969. Approche du discours politique : « socialisme » et « socialiste » chez Jaurès. Langages 13, 112–127.

1 Voir en particulier les critiques de Courtine et Marandin (1981).

2 Il en existe en effet dix autres ; mais celles-ci sont les plus fondamentales. Pour le tableau complet, voir Maingueneau (1983).

3 Étienne Molinier, Les politiques chrétiennes, Paris 1621, p. 443.

4 Pierre Le Moyne, La dévotion aisée, Paris, 1652 ; je cite ici une réédition du XIXe siècle : Paris, Peltier et Mulo, 1864, p. 24.

5 Je m’appuie ici sur un ouvrage que j’ai consacré à ces manuels (Maingueneau 1979).

6 Cours régulier de langue française. Livre du maître (cours intermédiaire), par E. Hanriot et E. Huleux, Paris, Alcide Picard et Kann, 1906, p. 10.

7 cf. E. Lavisse : “La Gaule était toute couverte de forêts... Il n’y avait pas de chemins de fer ; il n’y avait pas de belles routes comme aujourd’hui” (Histoire de France, Cours Moyen, Paris, A. Colin, p. 6).

8 Félix Pécaut, Quinze ans d’éducation, Paris, Delagrave, 1902, p. 126 ; c’est moi qui souligne.

9 Ibidem.

10 Discours tenu à l’Assemblée législative en 1850 ; cité par Léaud et Glay (1934, 15) ; c’est moi qui souligne.

11 F. Pécaut, Quinze ans d’éducation, p. 47 ; c’est moi qui souligne.

12 J. Payot, Cours de morale, 1904, Paris, Armand Colin, p. 195.

13 J. Payot, ibidem.

14 R. Doquet, L’Enseignement de la morale. Le livre du maître, 1931, Chalons sur Marne, les Editions champenoises, p. 69–70 ; c’est moi qui souligne.

15 Ce mouvement monarchiste, des années 1900 à la seconde guerre mondiale, a constitué le courant dominant de la droite française. Son maître à penser était Charles Maurras (1868–1952), qui était à la fois un penseur politique et un écrivain à l’écriture et à l’inspiration néo-classique.

16 Ch. Maurras, « Prologue d’un Essai sur la Critique », Revue Encyclopédique, 26 décembre 1896 ; passage cité par P. Constans (« Un débat sur le romantisme », par Raymond de La Tailhade et Charles Maurras », dans Cours et conférences d’Action Française, n°10, 1927, p. 193 ; c’est moi qui souligne.

17 Ch. Maurras, l’Avenir de l’Intelligence française, Paris, 1925, p. 29.

18 P. Gaxotte, “La Révolution française”, Cours et conférences d’Action Française, n° 10, 1927, p. 229.

19 C. Maurras, l’Action Française, 8 Avril 1940.

20 C. Maurras, ibidem.

21 L. Reynaud, cité par Pierre Gaxotte, Cours et conférences d’Action Française, n°10, 1927, p. 233. Chose quelque peu surprenante, l’auteur de ces lignes, L. Reynaud (1876–1947), est un universitaire spécialiste de littérature allemande ; sur ses relations avec l’Action Française, voir Grunewald (2012).