Kalbotyra ISSN 1392-1517 eISSN 2029-8315

2021 (74) 198–220 DOI: https://doi.org/10.15388/Kalbotyra.2021.74.11

Dialogue interculturel en ligne : communication « ratée » dans un projet télécollaboratif

Dina Savlovska
Faculty of Humanities
University of Latvia
Visvalza 4a
LV-1050, Riga, Latvia
E-Mail: dina.savlovska@gmail.com

Dora Loizidou
Department of French and European Studies
University of Cyprus
1 Panepistimiou Avenue
2109 Aglantzia, Nicosia, Cyprus
E-Mail: loizidou.dora@ucy.ac.cy
ORCHID iD : https://orcid.org/0000-0001-5746-957X

Viktorija Ivanova
Faculty of Humanities
University of Latvia
Visvalza 4a
LV-1050, Riga, Latvia
E-Mail: viktorija.iv@inbox.lv

Online Intercultural Dialogue: “Failed” Communication in a Telecollaboration Project

Abstract. Over the past two decades, the development of computer-mediated communication technologies has modified human communication. Increasingly, representatives from diverse linguistic and cultural backgrounds are disposed to a constant negotiation of meanings. The main purpose of this study is to carry out a linguistically grounded analysis of the intercultural dialogue during online asynchronous written exchanges between Latvian and Cypriot students.
Based on the politeness theory of Brown and Levinson (1987), which implies that all adult members of society are endowed with two universal aspects: “positive face” and “negative face”, and using the methods of content analysis and discourse analysis, this research analyses the way learners communicate or hide their position concerning sensitive cultural issues. To attain the objective of the present research, a quantitative and qualitative experimental study was conducted. The learners public messages in the discussion forums were juxtaposed with their private messages concerning proposed cultural topics.

The findings show a strong interdependence between the politeness strategies used by the learners and the intercultural issue discussed. Thus, online intercultural discussions can be qualified as context-dependent and content-dependant. Discussion forum does not seem to be an appropriate environment to facilitate and encourage intercultural discussions about potentially controversial issues.
Keywords: intercultural communication, politeness strategies, positive face, negative face, telecollaboration

__________

Submitted: 5/01/2021. Accepted: 14/04/2021
Copyright © 2021
Dina Savlovska, Dora Loizidou, Viktorija Ivanova. Published by Vilnius University Press
This is an Open Access article distributed under the terms of the
Creative Commons Attribution License, which permits unrestricted use, distribution, and reproduction in any medium, provided the original author and source are credited.

1 Politesse dans la communication interculturelle : cas des échanges interculturels en ligne

Au cours des deux dernières décennies, le développement des technologies de communication médiée par ordinateur, telles que, à titre indicatif, les outils de messageries instantanées, les sites de réseaux sociaux, les espaces de discussions collectives, a modifié la communication humaine. L’effacement des frontières géographiques dans des échanges en ligne met en avant l’importance de la négociation constante de significations par les utilisateurs, en particulier, lorsque ces utilisateurs proviennent de milieux linguistiques et culturels divers.

Ce nouveau contexte est extrêmement riche puisqu’il offre aux participants l’opportunité de s’engager dans des interactions authentiques et de développer une conscience interculturelle en partageant leurs opinions sur les questions culturelles, sociales et politiques (Basharina 2009). Ainsi, l’utilisation de ces nouveaux dispositifs de communication devrait potentiellement favoriser les échanges interculturels y compris entre les apprenants de langue étrangère. Ce constat a abouti à une vague de projets de télécollaboration qui ont souvent pour objectif de faciliter la communication interculturelle entre les classes d’apprenants de différents pays (O’Dowd & Lewis 2016). Le déplacement des discussions de la classe de langue dans un espace de forum asynchrone semble encourager les locuteurs extravertis et moins confiants à prendre la parole, à interagir avec leurs pairs, à exprimer leurs avis (Andersen 2009 ; Aceto et al. 2010). Or, la pratique de mise en place des discussions interculturelles en ligne montre que l’implication interactionnelle des apprenants reste bien souvent limitée et les échanges entre les participants restent formels et superficiels.

La présente étude est une recherche expérimentale qui a pour objectif d’analyser les stratégies de communication utilisées par les apprenants de français langue étrangère dans les discussions interculturelles avec les pairs, menées sur la plateforme éducative Moodle lors d’un projet de télécollaboration associant deux groupes de participants : un groupe de l’Université de Lettonie et un autre de l’Université de Chypre. Ainsi, nous cherchons à comprendre dans quelle mesure le dialogue interculturel est possible dans un forum de discussion institutionnel mettant en contact les interlocuteurs de zones géographiques éloignées.

Afin de répondre à la question posée, nous avons mené une étude expérimentale quantitative et qualitative (dont les premiers résultats ont été publiés dans Loizidou & Savlovska 2020) lors de laquelle nous avons comparé les données des messages publics des apprenants dans les forums de discussions avec ceux de leurs messages privés dans les journaux d’étonnement1, en utilisant l’analyse de contenu et l’analyse de discours.

2 Communication interculturelle et la politesse linguistique

2.1 La politesse linguistique comme stratégie de communication interculturelle

La politesse linguistique est généralement conceptualisée soit comme une stratégie d’évitement des conflits soit comme une construction stratégique de l’interaction sociale coopérative (Armasu 2012). En effet, les différences de comportements et de croyances, le décalage de significations et de perceptions, les malentendus dans les interprétations de ce que dit l’autre peuvent provoquer les conflits, à moins que les relations ne soient maintenues par la politesse (Byram 1997). Cette dernière est vue comme un vaste phénomène qui se situe à l’intersection des processus linguistiques, sociaux et cognitifs (Holtgraves 2002).

Bien que la politesse s’exprime différemment dans chaque culture (Yus 2011), elle reste un mécanisme fondamental de la communication interpersonnelle (Armasu 2012). La politesse linguistique fait référence à la façon dont les locuteurs utilisent les éléments langagiers pour tenter d’interpréter le contexte social de l’interaction et de s’adapter à une situation de communication donnée (Maha 2014). Kasper (2017) parle même d’« étiquette linguistique », en faisant référence à la pratique de tout interlocuteur d’organiser son acte langagier de telle manière qu’il soit considéré comme approprié à la situation de communication. Ainsi, la politesse linguistique est étudiée comme un des fondements les plus importants de la communication interactionnelle et de la vie sociale quotidienne.

Brown et Levinson (1987) ont proposé de voir la politesse comme le moyen par lequel les désaccords et conflits potentiels entre les locuteurs sont désarmés. Ainsi, ces auteurs ont mis l’accent sur le modèle interactionnel, sur le rôle de la politesse dans l’établissement des relations sociales. Pour les auteurs, chaque membre adulte de la société est doté de deux propriétés universelles : la rationalité et la face. Par la rationalité on comprend la capacité à raisonner à des fins et aux moyens qui permettent d’attendre ces fins (Brown & Levinson 1987). Quant à la face, il s’agit de « l’image de soi publique que chaque membre de la société veut revendiquer et qui peut être respectée, maintenue, améliorée, sauvée, humiliée ou perdue » (Brown & Levinson 1987, 61).

Brown et Levinson (1987, 62) décrivent la face positive comme l’image de soi que l’on tente d’imposer aux autres, le désir d’être apprécié, approuvé, aimé et la face négative comme le désir d’autonomie, d’un espace personnel, de liberté dans les actions. Selon Foley (1997), l’interaction sociale est une activité coopérative dans laquelle les participants travaillent pour se maintenir mutuellement la face. Cependant, pour communiquer leurs intentions, les locuteurs sont parfois amenés à produire des énoncés qui semblent menacer la face de l’autre. La menace se présente lorsque l’exécution d’un acte de parole donné aboutit soit à entraver la liberté d’action du destinataire, soit à ignorer ses désirs, opinions, sentiments, etc. (Maha 2014). Les actes de langage comme les ordres ou les avertissements, qui menacent la face d’une personne sont appelés des actes menaçant les faces ou des FTA (angl. Face Threatening Acts) (Foley 1997). Les FTA effectués en face à face peuvent être immédiatement réparés pour maintenir la communication, mais un FTA écrit en ligne (dans le forum par exemple) reste invariable (Orsini-Jones & Lee 2018). Même si l’auteur tente de le réparer par la suite, les dommages peuvent être irréparables (Kerbrat-Orecchioni 2007). Ainsi, la spécificité des forums publics peut amener aux problèmes de faces, parce que chaque message menaçant pour la face d’un des participants du forum est lisible par tous et potentiellement mis en mémoire (Marcoccia 1998 ; Mangenot 2004).

Selon Brown et Levinson (1987), il y a 4 stratégies de politesse (cf. figure 1) :

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Figure 1. (Brown et Levinson 1987, 69)

a) FTAs accomplis non ouvertement (angl. off record) qui sont utilisés afin de produire le moins de menaces possibles, c’est-à-dire le locuteur formule soigneusement ses déclarations risquées de la manière la plus indirecte et ambiguë possible, laissant la parole à son destinataire pour saisir son intention et répondre en conséquence ;

b) politesse positive (angl. positive politeness) qui est effectuée par un locuteur quand il décide de s’occuper de la face positive de son interlocuteur en faisant preuve de l’image de soi positive qu’il revendique. Cela se produit notamment en recherchant l’amitié avec l’interlocuteur, en traitant l’interlocuteur comme un membre du groupe ou une personne dont les désirs et les limites de la personnalité sont identifiés ;

c) politesse négative (angl. negative politeness) qui remplit la fonction de minimisation de l’imposition particulière que FTA affecte inévitablement. Dans le cas de politesse négative, la menace de la face est réduite de manière à protéger la face négative de l’interlocuteur, sa revendication de territoires, ainsi que son désir de résister à toute imposition que l’énonciation du locuteur pourrait impliquer ;

d) FTA accomplis ouvertement (angl. on record) sont la stratégie la moins polie et sans action réparatrice. Elle comprend la déclaration explicite de locuteur chaque fois qu’il décide d’accomplir l’acte avec un maximum de compétence sans la moindre intention de minimiser la menace de la face.

2.2 Communication interculturelle dans des projets télécollaboratifs

Les recherches en communication interculturelle s’intéressent à l’interaction entre des individus et des groupes provenant de milieux socioculturels différents. Pour Roura (2014), l’interculturel en tant que domaine de recherche étudie la résolution de problèmes sociaux ou éducatifs liés à la confrontation de valeurs culturelles. La compétence de communication interculturelle, autrement dit une conscience de différences interculturelles et une compréhension des attitudes, croyances, valeurs et pratiques étrangères pour éviter les malentendus potentiels et pour parvenir à une communication efficace, est par conséquent une des priorités en classe de langue étrangère (Aneas & Sandin 2009 ; Zylkiewicz-Plonska & Aciene 2014).

Selon O’Dowd et Lewis (2016), la télécollaboration est un des outils de développement de la conscience interculturelle en classe de langue étrangère parce qu’elle permet aux enseignants d’engager leurs apprenants dans une communication régulière avec des membres d’autres cultures. La télécollaboration implique l’utilisation d’outils de CMO (communication médiée par ordinateur) par des apprenants de langue étrangère provenant des contextes institutionnels et de milieux culturels différents (Furstenberg 2001). Les projets télécollaboratifs ont pour objectif de favoriser le développement des compétences linguistiques en langue étrangère et des compétences interculturelles (Belz 2003).

Le modèle pionnier dans le domaine de la télécollaboration est celui de Cultura (Furstenberg & English 2016), le projet qui offre aux apprenants, par l’intermédiaire des échanges asynchrones en ligne dans des forums de discussion (Mangenot 2004), la possibilité de construire progressivement une compréhension des sujets interculturels divers (Garcia & Crapotta 2007). Dans les projets du type Cultura l’analyse interculturelle est un processus graduel qui se développe sur une série d’étapes introduisant progressivement des concepts culturels (Garcia & Crapotta 2007), en commençant par les questionnaires anonymes du type « Associations de mots », « Phrases à terminer » et « Réactions à des situations hypothétiques » (Furstenberg et al. 2001, 60), et en passant par la suite dans les forums de discussion où les apprenants partagent des hypothèses et des avis sur les thématiques interculturelles abordées (Bauer et al. 2006).

Le moyen de communication généralement utilisé dans les projets télécollaboratifs est le forum de discussion, qui est un dispositif public de l’échange écrit asynchrone (Mangenot 2004). La spécificité de ce dispositif réside dans le fait que les messages postés dans un forum de discussion peuvent être lus par tous les participants et ils restent visibles après la fin des échanges (Wanner 2008). Ainsi, lorsqu’une personne commence une rencontre médiatisée (poste un message dans le forum), elle se trouve déjà dans une sorte de relation sociale avec les autres personnes concernées (Goffman 2017) et la réussite de l’échange dépend non seulement de ce que le participant écrit, mais surtout de la façon dont ce qu’il écrit est perçu et interprété par l’autre participant provenant d’un autre contexte culturel (Byram 1997). Ainsi, tout au long des échanges dans un projet télécollaboratif, les apprenants sont amenés à accomplir un travail de figuration (angl. face-work) de la protection des faces et territoires, les leurs et ceux d’autres participants.

3 Corpus et méthodologie

La présente étude a pour objectif d’analyser les stratégies de communication interculturelle adoptées par les apprenants de FLE lors des échanges durant un projet télécollaboratif, ainsi que de comprendre dans quelle mesure le dialogue interculturel est possible dans un échange en ligne entre les participants provenant des milieux socioculturels différents.

Dans le cadre de la télécollaboration étudiée qui suit le modèle Cultura (Furstenberg et al. 2001), deux groupes d’étudiantes (l’un de l’Université de Lettonie et l’autre de l’Université de Chypre) ont été invités à interagir dans un espace de discussion commun (forum de discussion de la plateforme éducative Moodle de l’Université de Lettonie) autour de situations liées à leurs valeurs culturelles. 17 étudiantes (8 de l’Université de Lettonie et 9 de l’Université de Chypre) de 19–23 ans ayant le niveau de connaissance de français allant du A2+ à B2 ont participé à l’expérience.

Au printemps 2019, après une semaine de prise de contact, les étudiantes ont travaillé pendant 4 semaines autour de 4 thématiques, notamment, les différences entre le sud et le nord (Chypre et Lettonie), les valeurs de famille, la xénophobie et le mal du pays. Chaque tâche comportait 4 étapes: 1) associations (questionnaires anonymes où les étudiantes ont été invités à citer des mots qu’ils lient à la thématique); 2) situations (les étudiantes ont écrit dans des forums leurs avis par rapport à des situations diverses); 3) synthèse (les étudiantes ont écrit dans des forums un bilan sur chaque thématique); 4) journal d’étonnement (les étudiantes se sont exprimés dans un espace privé visible uniquement aux enseignants leur avis sur les discussions publiques). Les données nous ont permis de repérer les stratégies de politesse employées par les étudiantes dans leurs échanges interculturels concernant la situation donnée, ainsi de comparer le positionnement de chaque participante exprimé dans le forum discussion commun à son positionnement dans un espace personnel.

Afin de répondre aux questions posées, nous avons croisé l’analyse des messages publics des étudiantes postés dans les forums de discussions (216 en tout) avec l’étude de leurs messages privés dans les journaux d’étonnement, 57 posts privés (54 posts du journal et 3 éclaircissements de positionnement).

Dans un premier temps, nous avons analysé les messages des étudiantes en utilisant l’analyse de contenu (Bardin 2013) pour identifier s’il y a un décalage d’avis dans le journal d’étonnement par rapport au post public. Cette analyse nous a permis de repérer, de quantifier et d’évaluer les éléments présents dans les messages des participants ainsi que de comparer le positionnement de chaque participant dans un espace public et celui dans ses messages privés. Dans un deuxième temps, nous avons cherché à voir comment les étudiantes expriment ou dissimulent leur avis, en utilisant l’analyse du discours (Mangueneau 1976) et en appliquant le cadre théorique de la théorie de politesse, selon laquelle tout membre de société cherche à éviter stratégiquement des conflits dans une interaction sociale coopérative. Cette analyse nous a permis d’étudier les interactions entre les participants et d’identifier les stratégies de politesse utilisées par les étudiantes. Dans un troisième temps, nous avons croisé les résultats de l’analyse de contenu et ceux de l’analyse du discours afin de comprendre les raisons de participation ou de non-participation des étudiantes dans les échanges interculturels proposés.

4 Résultats de la recherche

4.1 Influence du dispositif utilisé sur l’opinion exprimée par les apprenants

Dans un premier temps, nous avons procédé à l’analyse du contenu afin de vérifier si les étudiantes ont exprimé le même avis dans les deux dispositifs qu’elles avaient utilisés.

Dans les journaux d’étonnement (54 messages, 12 212 mots), les étudiantes insistent sur leur réalité de référence. Nous retrouvons plusieurs marqueurs d’identité, tels que je/j’ (492 fois), mon (68 fois), moi (43 fois), je pense (49 fois). L’envie d’appartenir à un groupe persiste également : nous (129 fois), notre (29 fois), nos (30 fois). Les étudiantes témoignent de leur étonnement par les différences culturelles constatées : culture (34 fois), différent/différente/différences (56 fois), m’a surpris (28 fois). Nous avons repéré plusieurs marqueurs de l’altérité, tels que : autres (74 fois), gens (65 fois), filles (28 fois), leur (56 fois), elles (49 fois), ils (52 fois).

La juxtaposition du contenu des messages publics et des messages privés des participantes, nous a permis de dégager les 6 catégories suivantes à la base de l’avis exprimé par les étudiantes dans les deux dispositifs :

a) neutre : le message du journal d’étonnement ne contient pas d’avis sur la situation discutée dans le forum public (UL2 23 cas, UC 14 cas);

b) confirmation : le message du journal d’étonnement contient une attestation de l’avis exprimé dans le forum (UL 41 cas, UC 46 cas);

c) reprise : le message du journal d’étonnement contient une répétition de l’avis exprimé dans le forum (UL 7 cas, UC 7 cas);

d) renforcement : le message du journal d’étonnement contient une répétition avec renforcement de l’avis exprimé dans le forum (UL 8 cas, UC 14 cas);

e) décalage : le message du journal d’étonnement contient le changement d’avis par rapport à l’avis exprimé dans le forum (UL 5 cas, UC 1 cas);

f) journal : l’apprenant exprime son avis par rapport à la situation seulement dans le journal d’étonnement (UL 0 cas, UC 2 cas).

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Figure 2. Avis exprimé dans le journal d’étonnement vs celui exprimé dans le forum

Les étudiantes de l’Université de Lettonie et de l’Université de Chypre ont tendance d’exprimer dans les posts privés le même point de vue que dans les messages publics. L’avis exprimé dans les deux dispositifs est non seulement proche, mais nous constatons bien souvent les mêmes cooccurrences, comme dans l’exemple qui suit, où une étudiante chypriote commente la situation éventuelle de la grossesse d’une amie proche bien jeune en mêmes mots :

(1) C’est une belle nouvelle. Si ma copine peut grandir le bébé avec son garçon et qu’ils sont heureux, je serai très heureux.3 (TK_Chypre_forum)

(2) Les réponses étaient positives. Je serai très heureux si ma copine est heureuse. (TK_Chypre_journal)

Dans le cas où la situation n’est pas polémique pour l’étudiante, nous retrouvons le même avis exprimé dans le forum et dans le journal, comme c’est le cas dans l’exemple, où l’étudiante formule son avis dans le journal d’étonnement en mêmes termes que dans le forum public (situation « Partir en stage ? Oui, mais où ? ») :

(3) Si je pouvais choisir entre travailler chez moi ou dans une autre ville pendant six mois, je préfère aller dans une autre ville parce que je veux rencontrer un nouveau monde. (TK_Chypre_forum)

(4) Tout le monde a choisi d’aller dans une autre ville et moi aussi je choisis d’aller une autre ville. (TK_Chypre_journal)

Nous avons identifié 22 cas de renforcement du positionnement dans les messages privés des étudiantes, ce qui illustre l’influence du dispositif utilisé sur la manière d’exprimer son avis.

(5) Je n’aimerais pas ce geste mais jene discuterais pas la situation avec lui. Il est possible qu’il n’ait pas eu l’argent pour payer les deux cafés. (AK_Chypre_forum)

(6) Je serais vraiment enbarrassée d’aborder cette discussion et je me sentirais mal. (AK_Chypre_journal)

Dans 22 messages privés sur 54, les étudiantes utilisent vraiment pour renforcer leur avis (40 occurrences en tout), autant pour souligner la sincérité de son avis public que pour renforcer ce même avis dans le message privé du journal :

(7) Je dis toujours ce que je pense vraiment. (AA_Lettonie_journal)

(8) J’ai vraiment écrit la première chose qui me venait à l’esprit. (FS_Lettonie_journal)

(9) Il y a une chose que j’ai trouvée vraiment étrange. (AK_Chypre_journal)

(10) J’ai vraiment aimé apprendre d’elles et connaître leur opinions. (EG_Lettonie_journal)

(11) À mon avis, c’est absolument possible s’entendre vraiment bien avec une personne qui vient d’un autre pays. (AI_Lettonie_journal)

Bien souvent, même si l’avis ne change pas, les étudiantes renforcent leur positionnement dans les posts privés du journal d’étonnement, où leur seul lecteur potentiel est l’enseignant du groupe. Par exemple, quand on a demandé de s’exprimer sur la possibilité d’adoption des enfants par des couples homosexuels, une participante exprime son avis négatif dans le forum (« je suis contre », « c’est bizarre »), mais le renforce dans son journal (« je suis absolument contre », « c’est très étrange ») et elle qualifie même cette situation comme étant « anormale ».

Dans 6 messages privés, nous avons repéré le décalage d’avis par rapport à celui préalablement exprimé dans le forum public.

(12) Je lui dirais que, même s’il n’est pas nécessaire d’apprendre le grec pour pouvoir venir en Erasmus, ce serait bien qu’il apprenne quelques mots ou expressions utilisés plus fréquemment dans la vie quotidienne. Étant donné que la majorité des Chypriotes comprennent et parlent anglais, il n’aurait pas de problème de communication mais il le ferait pour sa propre apprentissage. (AK_Chypre_forum)

(13) Il y a quelque chose qui me vienne à l’esprit et que j’aurais dû dire. Ce qui est intéressant ici, c’est que, dans la situation d’un ami qui souhaite faire un Erasmus, nous avons tous immédiatement pensé qu’il n’était pas nécessaire pour lui d’apprendre notre langue. Nous aurions dû penser à la difficulté qu’il aurait à s’intégrer dans la société, à communiquer avec les locaux, à se faire des amis, à trouver un travail, etc. Nous aurions dû promouvoir notre langue; la nécessité d’apprendre le grec, malgré le fait qu’elle est une petite langue, permet de mieux comprendre et accepter la culture chypriote. (AK_Chypre_journal)

Le sujet qui a été le plus provocateur pour les participantes est celui de l’intégration des réfugiés. Cinq étudiantes lettones et une étudiante chypriote ont exprimé une opinion différente dans le journal privé :

(14) Biensûr, je les aiderais car je suis la bénévole dans cet association qui héberge des réfugiés. Je proposerais de trouver un autre endroit où nous pourrions les loger. Une école ou une pension par exemple. Je suggérerais de demander de l’aide à l’État. Peut-être il pourrait fournir aux réfugiés avec des meubles comme des matelas, des tables, des chaises, etc. ou peut-être les personnes qui peuvent et veulent aider, pourraient donner quelques choses. (LZ_Lettonie_forum)

Néanmoins, dans son post privé, la même étudiante présente un positionnement différent envers les réfugiés :

(15) C’est très difficile de répondre à la question sur l’accueil des réfugiés car j’ai doubles sentiments. D’un côté, les Européens doivent aider les réfugiés de régions qui ont été détruites par la guerre mais de l’autre côté, les pays qui les acceptent, mettent en danger l’économie et la sécurité des habitants. Comme j’ai entendu, des réfugiés demandent protection et argent, mais ils ne font rien. Encore plus ils insultent les habitants du pays. (LZ_Lettonie_journal)

Toujours dans les discussions autour de la thématique des réfugiés, nous avons identifié un cas où une étudiante a exprimé son avis uniquement dans le journal. Tout en restant vague et neutre, elle s’est ouvertement prononcée uniquement dans son post privé :

(16) Beaucoup de pays ont accueilli un certain nombre de réfugiés. Dans chaque pays nous avons la culture différente, et si les étrangers viennent à l’autre pays, ils doivent respecter la culture de cette pays, ne pas essayer de la changer. Ce sont les gens qui vont dans un autre pays qui doivent respecter les coutumes et les tradicions de ce pays et non pas le contraire. Je ne suis pas d’accord l’interdiction de porter des mini-jupes, des shorts, des décolettés, des vêtements transparents. Si le camp de réfugiés a été innondé et à cause des dégâts majeurs, je vais les aider, j’essayerai de trouver des différentes solusions comme de demander aux autres associations peuvent aider ou de créer des campagnes. (TK_Chypre_journal)

Ainsi, nous avons constaté que les étudiantes publient des messages avec un avis formulé plus catégoriquement dans le dispositif où elles communiquent uniquement à leurs enseignants, tandis qu’elles cherchent à atténuer et même à dissimuler leur avis potentiellement provocateur dans le cas du forum public. Autrement dit, l’avis exprimé est dépendant du contexte de la communication.

4.2 Stratégies de politesse dans une discussion interculturelle en ligne

La deuxième étape de la recherche était le repérage des stratégies de politesse utilisées par les étudiantes en effectuant l’analyse du discours des messages publics des participants au projet (cf. figure 3).

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Figure 3. Stratégies de politesse

Nous avons constaté que la stratégie privilégiée par les étudiantes lettones était la politesse positive (41 % des cas, contre 28 % des cas chez les Chypriotes), tandis que les étudiantes chypriotes ont privilégié les stratégies de la politesse négative (46 % des cas, contre 37 % chez les Lettones). Les étudiantes des deux groupes ont également fait des FTA non ouvertement (angl. off record), notamment 56 cas (soit 17 %) repérés dans les messages des étudiantes lettones et 44 cas (soit 22 %) chez les étudiantes chypriotes. C’est-à-dire elles ont formulé des messages potentiellement provocateurs de la manière la plus indirecte et généralisée possible. Quant aux FTA effectués ouvertement (angl. bald on record), ils étaient les moins nombreux dans les messages des participantes des deux universités, 17 cas (soit 5 %) chez les Lettones et 10 cas (soit 5 %) chez les Chypriotes. Ce nombre nous indique que les étudiantes ne veulent pas menacer la face positive de leurs camarades, ainsi que leur propre face dans l’espace du forum de discussion public.

Les stratégies choisies par les étudiantes sont en corrélation avec la situation de la discussion (cf. figure 4).

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Figure 4. Corrélation des stratégies de politesse utilisées par les étudiantes de l’Université de Chypre (UC) et de l’Université de Lettonie (UL) dans les discussions du forum

Autrement dit, les étudiantes des deux universités ont utilisé les mêmes stratégies de politesse dans les mêmes situations de discussion. L’analyse de chacune des 12 situations à part nous permet de distinguer 2 groupes de thématiques qui ont amené à des modèles de comportement différents :

a) les stratégies de politesse utilisées par les étudiantes des deux universités très semblables (le coefficient de corrélation de Pearson R est le suivant : situation 3, R = 0,95, p = 0,17 ; situation 10, R = 0,95, p = 0,17 ; situation 11, R = 1, p = 0,08) ou plutôt semblables (situation 1, R = 0,77, p = 0,5, situation 6, R = 0,77, p = 0,5 ; situation 8, R = 0,8, p = 0,3) ;

e) les stratégies de politesse utilisées par les étudiantes des deux universités différentes (le coefficient de corrélation de Pearson R est le suivant : situation 5, R = 0,02, p = 0,9 ; situation 9, R = 0,21, p = 0,8).

Toutes les autres situations peuvent être classées en tant que des cas intermédiaires, sans tendances particulières, ni vers le consensus dans les stratégies utilisées, ni vers l’utilisation des stratégies nettement différentes.

L’étape suivante de notre recherche était le croisement des données des deux analyses effectuées afin d’étudier le comportement langagier des étudiantes dans une discussion interculturelle.

4.3 Discussion : discuter ou ne pas discuter, telle est la question

La troisième étape de l’analyse consistait en la triangulation des données. D’un côté, nous avons classé les situations de discussion en fonction de la correspondance de l’avis exprimé dans le forum de discussion à celui présenté dans le journal d’étonnement. De l’autre côté, nous avons classé les situations de discussion en fonction de la ressemblance des stratégies de politesse exprimées par les étudiantes des deux milieux socioculturels différents.

L’analyse croisée du contenu des messages et des stratégies de politesse utilisées par les étudiantes, nous a permis de distinguer quatre types de thématiques :

a) les thématiques qui ont sollicité des échanges entre les participantes ;

b) les thématiques qui ont amené à une certaine unanimité dans les discussions ;

c) les thématiques qui ont abouti à des posts isolés sans échanges entre les participantes ;

d) les thématiques qui ont conduit les participantes à éviter l’expression de l’avis direct.

4.3.1 « Ça a l’air délicieux ! » ou l’échange sur une thématique neutre

Parmi les discussions proposées, nous repérons celles avec une forte dominance de stratégies de politesse positive dans les messages des participantes. Les étudiantes manifestent leur attention à l’interlocuteur en l’interpellant directement, en saluant, en s’adressant au groupe ou encore en renforçant leur avis par des exagérations (par exemple, en rajoutant vraiment, très, !!!) :

(17) Et lesquels vous prépareriez? (LK_Lettonie_forum)

(18) Salut MG_Chypre! (NC_Lettonie_forum)

(19) Tu peux voir les photos ci-joints. (NP_Chypre_forum)

(20) Il est également important de noter-les plats faits maison sont toujours plus savoureux! (DL_Lettonie_forum)

La prédominance des stratégies de politesse positive a été constatée dans les forums proposant de réagir face aux situations suivantes :

« Vous avez un ami francophone (un étudiant Erasmus+ venu pour un semestre dans votre pays). Il a envie de découvrir la cuisine locale. Que feriez-vous ? ». (thématique 1, situation 1)

(21) Absolument, je voudrais essayer le premier plat, car ça a l’air très délicieux!!! (LK_Lettonie_forum)

« Un ami français vous propose de visiter sa ville natale. Vous envisagez d’y passer une semaine. Votre ami vous propose donc de loger chez ses parents. Qu’en pensez-vous ? ». (thématique 1, situation 3)

(22) C’est une occasion très alléchante et je la certainement utiliserais. (LZ_Lettonie_forum)

(23) Déjà, je penserai que c’est vraiment gentil de sa part, et je lui proposerai de l’hospitalier aussi chez mes parents ! (KK_Chypre_forum)

« Vous venez d’être diplômé(e) et vous avez trouvé un poste de stage rémunéré pour six mois avec la possibilité d’avoir un CDD (contrat de durée déterminée). Votre futur employeur vous donne la possibilité de choisir entre deux postes vacants : un dans votre ville où votre famille habite ou dans une autre ville. Que choisiriez-vous ? Pourquoi ? » (thématique 2, situation 6)

(24) Je trove cette possibilité unique et très intéressante. (MG_Chypre_forum)

C’est justement dans les situations ci-dessus que nous constatons une forte corrélation entre les stratégies utilisées par les étudiantes des deux universités. Précisons que, dans les textes du journal d’étonnement se référant aux mêmes situations, les étudiantes parlent de leur spontanéité d’expression de leurs avis dans le forum public. Autrement dit, dès le départ, dans les situations mentionnées, il ne s’agit pas de sujet polémique mais plutôt de partage d’émotions positives liées à la thématique de voyage. Dans les forums de ces situations, les étudiantes recherchent un terrain d’entente, essayent de réduire la distance sociale, favorisent la coopération, en s’adressant directement aux interlocuteurs, en posant des questions et en répondant aux questions des autres.

Cependant, il faut préciser que même si, du point de vue quantitatif, les étudiantes ont plus interagi dans ces forums (parmi tous les forums, c’est dans celui de la situation 1 où on retrouve le plus de messages postés), les messages sont restés très brefs et très superficiels (c’est dans la thématique 1 que le nombre de mots moyen est le plus bas – 34 mots par post).

Le contact des représentants des cultures différentes amène inévitablement à une confrontation d’avis et parfois à des changements de perceptions, ce qui n’est absolument pas le cas des thématiques en question. Les étudiantes ont interagi, ont partagé quelques faits, mais ne sont pas entrées dans des échanges plus profonds. Leurs représentations sont généralement restées intactes :

(25) Enfin, oui, j’ai toujours la même image à propos des gens du nord. Rien n’a changé, je crois qu’ils ne sont pas aussi ouverts à l’esprit que nous, qu’ils sont timides, silencieux, réservés, sérieux. Ce ne sera changé que lorsque je rencontrerais quelqu’un en personne, voir comment il parle, réagit, se comporte et de mieux connaître sa personnalité. (AK_Chypre_journal_thématique 1)

(26) Tout le monde a des choses desquelles ils ne veulent pas partager avec les autres et c’est normal. Je ne suis pas une exception. Mon opinion sur les gens du Sud et du Nord n’est pas un sujet tabou, tout à fait comme l’information de base sur moi. (EMG_Lettonie_journal_thématique 1)

Par conséquent, on a droit à se demander si les situations de partage de même type peuvent être décrites comme des échanges fructueux autour des situations interculturelles.

4.3.2 « Nous avons tous répondu la même chose » ou consensus absolu

Parmi les situations proposées, il y en a une qui a non seulement provoqué l’utilisation des stratégies de politesse semblables (R = 0, 95 ; p = 0, 17), mais qui a également amené à un consensus absolu au sein du forum de discussion. Il s’agit de la situation ci-dessous :

« Votre pays a accueilli un certain nombre de réfugiés. Votre université, qui prévoit d’accueillir les jeunes entre 18–25 ans, décide d’imposer un certain code vestimentaire (interdiction de porter des mini-jupes, des shorts, des décolletés, des vêtements transparents, etc.) par respect vis-à-vis de la culture musulmane. Qu’en pensez-vous ? Comment réagiriez-vous ? » (thématique 3, situation 10).

C’est l’unique situation où les étudiantes ont explicité leur contentement par le fait que tout le groupe avait exprimé le même avis sur la question :

(27) J’adore la situation que nous tous sommes d’accord avec l’une l’autre. :)))) (AA_Lettonie_forum)

(28) Je suis tout à fait d’accord avec les filles. (NP_Chypre_forum)

Rassurées par l’appartenance au même groupe, les étudiantes sont absolument mises à l’aise et vivent un moment de solidarité :

(29) Il m’a également surpris positivement que nous avons tous répondu la même chose concernant l’imposition d’un code vestimentaire. C’est intéressant de voir que dans une situation comme cela nous protesterions pour nos droits personnels et c’est aussi intéressent de voir qu’il y a des droits fondamentaux qui sont pratiquement les mêmes dans tous les pays. (NP_Chypre_journal)

L’analyse des interactions entre les participantes permet de constater que les étudiantes s’adressent directement à leurs interlocutrices exclusivement en cas d’accord avec le positionnement exprimé. Ceci est encore une fois en contradiction avec le principe même des échanges interculturels, qui devraient éventuellement amener les participants à discuter avant tout des questions liées à des différences culturelles afin d’essayer de trouver un terrain d’entente.

4.3.3 « Chaque pays a une culture différente » ou le manque de terrain d’entente

Dans 4 situations, le comportement des étudiantes ne pouvait pas être catégorisé ni comme semblable, ni comme différent. En analysant plus profondément leurs textes, nous avons pu constater qu’il s’agissait des situations où les deux groupes ne pouvait pas établir un terrain d’entente puisqu’à chaque fois, la situation était pertinente pour un seul groupe et non pas pour tous les participants.

Dans l’exemple ci-dessous, les étudiantes ont tenté de minimiser l’imposition de leur point de vue aux autres participantes.

« Vous avez pris un café avec un copain français. L’addition arrive. Vous avez payé la fois dernière mais cette fois, votre copain paye seulement pour sa part. Comment réagiriez-vous ? »

Les deux exemples qui suivent illustrent l’envie des étudiantes de pas entraver la face négative des autres participants. Dans le premier cas, AA_Lettonie utilise juste afin de délimiter le degré de FTA. Dans l’exemple (31), MG_Chypre réduit le degré de FTA par l’emploi de un peu :

(30) Je voudrais juste payer pour moi et c’est tout. (AA_Lettonie_forum)

(31) Je trouve ce geste un peu bizarre parce que je m’attendrais qu’il va faire le même
(MG_Chypre_forum)

Si pour les étudiantes chypriotes la situation discutée était presque choquante, les étudiantes lettones ne comprenaient même pas pourquoi un tel comportement pouvait provoquer un malentendu culturel. Les étudiantes privilégient les stratégies d’évitement d’échange direct avec les pairs afin de protéger leur image publique positive. Dans les journaux d’étonnement, les étudiantes chypriotes pour qui la situation était pertinente et qui ont consenti dans les réponses publiques, soulignent la sincérité des avis publiés sur les forums :

(32) Dans cette semaine, il n’y a pas quelque chose qui m’a surpris dans les messages des autres parce que nous avons dit les mêmes choses. De plus, il n’y a pas quelque chose que je n’ai pas voulu dire parce que ce que j’ai dit, il était ce que je ressentais. (EP_Chypre_journal)

En même temps, le constat d’existence d’un autre avis dans les réponses du groupe de Lettonie conduit les étudiantes chypriotes à être plus prudentes dans l’expression de leur avis dans le forum public :

(33) J’essaie de bien réfléchir avant d’écrire pour ne pas être mal compris. Il n’y a rien qui me vienne à l’esprit que je n’aurais pas dû dire (AK_Chypre_journal)

Dans cette même situation, les étudiantes ont tendance à se distancier de la situation, à ne pas exprimer leur point de vue. Ainsi, les étudiantes cherchent à ne pas menacer la face des participantes du forum de discussion :

(34) Si quelqu’un se propose de payer pour les autres ils ne seront pas contre, mais cela aussi ne les obligerait pas à payer la prochaine fois pour lui. (EMG_Lettonie_forum)

(35) Chaque pays a différente culture et son propre style de vie. (TK_Chypre_forum)

En même temps, dans les journaux d’étonnement, nous remarquons les traces de dissimulation de l’avis personnel :

(36) D’être honnête, je ne voudrais pas dire que je pense que les gens du Nord sont froids et impolis parce que je pense que ça n’est pas bon à faire. En plus, je ne voudrais pas mentionner les gens du Nord ne sont pas hospitaliers aux étrangers parce que je pense que ça fait partie des stéréotypes des gens du Sud. (II_Chypre_journal)

Dans les cas ci-dessus, les étudiantes n’ont pas établi un terrain d’entente, n’ont même pas essayé d’interagir puisque les situations proposées n’étaient pas pertinentes pour l’un des côtés entrant dans la discussion. À chaque fois, il y avait un groupe qui avait une opinion déterminée sur la situation proposée et l’autre groupe qui ne comprenait même pas ce qu’il fallait discuter. Cette observation nous fait remarquer que, pour la mise en place d’un dialogue interculturel, la thématique proposée doit impérativement être pertinente pour tous les participants.

4.3.4 « J’essayais de répondre de manière neutre » ou la frustration d’expression de son avis

Parmi les situations du projet, nous devons examiner une qui a provoqué un comportement très hétérogène :

« Vous êtes bénévole dans une association humanitaire qui héberge des réfugiés. La semaine dernière le camp de réfugiés a été inondé ce qui a causé des dégâts majeurs. L’État a annoncé que des travaux de restauration étaient nécessaires et que le camp serait de nouveau vivable dans 15 jours. Les réfugiés se retrouvent donc sans abri pour deux semaines. Que feriez-vous ? Leur proposeriez-vous de l’aide ? » (thématique 3, situation 9)

Dans les messages du forum, les étudiantes ont démontré une attitude positive envers les réfugiés, en explicitant les actions qu’elles envisageaient d’entreprendre : j’aiderais (3 occurrences), chercherai, contacterai, proposerais, essayerais, apporterais. Cependant, la juxtaposition des messages du forum de discussion aux posts des journaux d’étonnement nous fait constater que 5 étudiantes de l’Université de Lettonie ont exprimé une opinion négative sur l’accueil des réfugiés dans leur pays et 5 étudiantes de l’Université de Chypre ont renforcé leur avis dans le message du journal. Il est également à noter que, même si les étudiantes ont exprimé un avis favorable dans le forum public, elles ne sont pas entrées en discussion avec d’autres participantes comme dans la situation 10 (sur le changement éventuel du code vestimentaire).

Afin de mieux comprendre le décalage dans les avis exprimés, nous avons demandé un éclaircissement aux étudiantes qui ont expliqué que, dans les forums, elles avaient strictement suivi la consigne et n’ont pas trouvé indispensable de partager leur opinion personnelle sur l’accueil des réfugiés. Elles ont été plus à l’aise d’exprimer leur positionnement dans le journal privé que dans le forum de discussion. Autrement dit, les étudiantes ont décidé qu’il n’était pas conforme de partager leur avis concernant ce sujet dans un dispositif public, puisque la consigne ne le demandait pas et cela pouvait produire des réactions négatives de la part d’autres participantes.

(37) À mon avis, dans ce contexte précis, mes opinions se diffèrent non pas à cause du fait que j’avais peur de l’opinion des autres sur mes propos, mais parce que j’étais invitée à réagir vis-à-vis à une situation donnée. C’était dit que j’étais bénévole et, par conséquent, j’avais répondu que je devrais aider si je me suis engagée à le faire. Plus tard, dans le journal, j’avais écrit mes idées sur le thème en dehors de la situation proposée. (AI_Lettonie_éclairsissement)

(38) Sur le forum, je suis partie de l’axiome que les migrants étant déjà là, certains avec un statut de refugiés politiques, il fallait bien prendre ces derniers en considération. Les accueillir chez moi en aucune façon. (ÉMG_Lettonie_éclairsissemnt)

Les étudiantes se sentent dépendantes du dispositif utilisé, précisent que le forum public les fait formuler plus délicatement et moins directement leur avis :

(39) Ce sujet était vraiment difficile pour moi, surtout parce qu’il fallait m’exprimer ouvertement dans le forum où tout le monde peut lire ce que j’écris. (NC_Lettonie_éclairsissemnt)

(40) Globalement, je peux dire que durant toute la télécollaboration, plusieurs thématiques difficiles et même controverses ont été discutées. Plusieurs fois, quand je me souciais de l’avis des autres participants, j’essayais de répondre de manière neutre. (AI_Lettonie_éclairsissemnt)

L’analyse de cette situation nous fait remarquer que les sujets vraiment polémiques et pouvant potentiellement amener à des discussions interculturelles n’amènent pas forcément à des échanges interculturels. Le forum de discussion est un dispositif où l’étudiant poste son message tout en restant conscient de fausses interprétations de ce message par les autres. La peur d’être jugé par les autres fait le participant éviter toute situation potentiellement conflictuelle. Nous pouvons juste supposer que la possibilité de garder son anonymat dans les discussions pourrait éventuellement contribuer à la variété des opinions exprimés.

5 Conclusions

L’apport potentiel des projets télécollaboratifs dans la mise en place du dialogue interculturel entre les participants provenant des contextes socioculturels différents semble être surestimé. En effet, même dans un forum de discussion institutionnel qui est un espace plus bienveillant et respectueux que des forums de discussion grand public, le dialogue n’est possible qu’autours des sujets très neutres pour ne pas dire stériles. Les participantes sont prêtes à partager leurs idées sur les voyages, les plats traditionnels de leur pays et d’autres messages valorisant leur milieu culturel et se montrent bien distants dans toute situation potentiellement conflictuelle.

Dans les thématiques qui ne prévoient pas d’échange d’avis sur un sujet polémique (par exemple des suggestions des endroits à visiter dans leur pays) les étudiantes ont plus la tendance d’utiliser les stratégies de politesse positive ; nous constatons la prise en considération des pairs, les étudiantes posent des questions pour se connaitre et s’adressent directement les unes aux autres en se tutoyant. Autrement dit, nous retrouvons les marqueurs de la volonté d’être reconnu par les autres participantes en tant qu’individu amical, prêt à s’engager dans les échanges avec les autres et ne voulant pas provoquer de conflits.

Dans le cas des discussions sur des thématiques plutôt controverses, les participantes se montrent frustrées par l’ignorance du positionnement des interlocuteurs vis-à-vis des sujets traités. Toute situation perçue comme délicate fait les participantes essayer de minimiser le risque de perte de leur face, ainsi que de la face des pairs, en employer les stratégies de la politesse négative et les actes menaçant les faces faites non ouvertement. Autrement dit, plus le sujet est controverse, plus il y a effectivement d’éléments à discuter, moins les participantes expriment leur avis publiquement. Et au contraire, plus le sujet et neutre, plus elles se parlent, mais ces discussions restent très superficielles et se limitent au partage de « photos de voyage ».

L’étude réalisée nous fait réfléchir sur les limites du forum de discussion en tant que dispositif favorisant des échanges interculturels. Les participants se montrent extrêmement prudents dans l’expression publique de leurs avis personnels, un certain code de l’autocensure s’installe. L’espace qui semblait être si prometteur et ouvert se révèle, en effet, assez hostile et peu approprié à la mise en place des discussions interculturelles. Par ailleurs, l’étude menée confirme la nécessité de l’utilisation des méthodologies de la linguistique pour l’évaluation des dispositifs utilisés dans l’enseignement/apprentissage des langues étrangères afin de fonder les conclusions sur l’efficacité des approches sur des critères objectifs et pertinents.

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1 Les apprenants ont été invités à partager leurs perceptions par rapport aux thématiques et discussions menées avec le groupe dans un journal personnel accessible uniquement aux enseignants du groupe.

2 UL – Université de Lettonie, UC – Université de Chypre

3 Ici et plus loin, les textes des étudiantes sont cités tels qu’ils ont été publiés, aucune correction n’est effectuée. Les noms des étudiantes sont anonymisés.