Kalbotyra ISSN 1392-1517 eISSN 2029-8315

2021 (74) 221–246 DOI: https://doi.org/10.15388/Kalbotyra.2021.74.12

Les dictionnaires face à un conflit de nomination. Analyse des modélisations sémantiques du paradigme intégration, insertion, assimilation, inclusion, acculturation, incorporation dans deux dictionnaires généralistes de langue française

Maude Vadot
Laboratoire Langages, Littératures, Sociétés, Études Transfrontalières et Internationales
Université Savoie Mont Blanc
Laboratory of Languages, Literatures, Societies, Cross-Border and International Studies
University of Savoy Mont Blanc - Chambery
Route du Sergent Revel
73000 Jacob Bellecombette, France
E-Mail : maude.vadot@univ-smb.fr

Dictionaries Faced With a Nomination Conflict. An Analysis of the Semantic Modelling of the integration, insertion, assimilation, inclusion, acculturation, incorporation Paradigm in Two Universal French Language Dictionaries

Abstract. This article aims to conduct a metalexicographical micro-analysis of a paradigm of French lexemes whose uses have raised socio-political issues for several decades: integration, insertion, assimilation, inclusion, even acculturation and incorporation. While many recent publications bring these terms into play as sociological concepts, or study their uses in political discourse, work on the semantic functioning and uses of these lexemes in other discourses is rarer. However, the recurrent nomination conflict that runs through French public policies on immigration shows that the stakes of these usages remain salient. Do French dictionaries make it possible to grasp the ideological issues raised by the competing uses of lexemes? How do they treat and model the abundance of uses of these lexemes? How are paradigmatic competitors related: opposition, contrast, synonymy, hyperonymy, co-hyponymy? What are the salient semantic features retained in the given definitions?
The corpus selected for this study is composed of extracts from two generalist French-language dictionaries, the Petit Robert de la langue française and the Trésor de la Langue Française informatisé. I analyse the production of meaning at work by using a grid with four entries. First, I model and analyze the semantic relations established between the terms of the paradigm, relations which structure the paradigm. I then try to identify the semantic features which are similar or different between the lexemes, thus revealing another type of structure in the micro-system. Last, I work on the collocations and the agentive configurations implemented in the definitions and examples composing each article.
All these analyses highlight a defining circularity that hinders a contrastive grasp of the lexemes, in a context where important social and political issues are at stake.
Keywords: lexicography, synonymy, contrastive meaning, French-language, integration, immigration

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Submitted: 5/01/2021. Accepted: 14/04/2021
Copyright © 2021
Maude Vadot. Published by Vilnius University Press
This is an Open Access article distributed under the terms of the
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1 Contexte et questions de recherche

En France, l’immigration est une thématique régulièrement constituée en objet de débat médiatique et politique, dans un contexte où près de 10 % de la population est née étrangère à l’étranger (Insee 2020). Les politiques publiques en matière d’immigration sont elles-mêmes traversées par un conflit de nomination récurrent, portant sur la façon de désigner les processus de rencontre à l’œuvre lorsque se produit un déplacement de population sur un territoire déjà habité (voir par exemple Bolón Pedretti 1999 ; Gaspard 1992 ; Guénif-Souilamas 2003 ; Grange 2005 ; Laacher & Sayad 1999 ; Wieviorka 2001). Une socio-histoire de ces politiques depuis les années 1950 permet en effet de repérer des changements si ce n’est de pratiques sociopolitiques, du moins d’usages lexicaux au sein d’un paradigme constitué des lexèmes intégration, insertion, assimilation, inclusion et acculturation. J’ai mis en évidence ailleurs (Vadot 2017, 95–190) que les principales oppositions sémantiques qui structurent ce paradigme, et que certains locuteurs mobilisent pour justifier leur choix de nomination, portent :

a) sur la nature de la relation entre l’élément intégré/inséré/assimilé, etc. et l’ensemble dans lequel il est intégré/inséré/assimilé, etc.

b) sur les responsabilités qui incombent à chaque partie impliquée : est-ce au groupe d’intégrer/insérer/assimiler, etc. l’étranger ? à l’étranger de s’intégrer/s’insérer/s’assimiler, etc. ? les deux ?

Or, pour un locuteur natif lambda qui bute sur les normes d’usage ou le sens d’un lexème, c’est un dictionnaire monolingue généraliste qui apparait généralement comme premier outil de référence. Ce type d’ouvrage n’a pas vocation à problématiser un concept comme le feraient une encyclopédie ou un dictionnaire spécialisé, mais sa diffusion universelle pousse à le prendre pour objet d’étude.

La perspective adoptée est celle de l’analyse du discours : elle consiste à considérer les discours lexicographiques non pas comme détenteurs du vrai sens ou d’un sens en langue, mais comme produits d’une activité humaine socialement située, soumis à des contraintes génériques, et lieux d’opérations de production de sens au même titre que d’autres discours. Pour autant, les discours lexicographiques tendent à être pris comme des discours de référence par l’ensemble des locuteurs et locutrices d’une langue : “le dictionnaire de langue sert […] à définir un certain usage du lexique, qui constitue une norme lexicale par rapport à l’ensemble de la communauté linguistique” (Guilbert 1972). Le travail des lexicographes vise en effet à construire des représentations collectives en stabilisant les significations (Rémi-Giraud 1996) ; il est publié et susceptible d’être consulté par des locuteurs qui admettent globalement la pertinence des informations que les dictionnaires contiennent. La fonction sociale des dictionnaires autorise ainsi le chercheur à se demander si un dictionnaire généraliste constitue un outil permettant de comprendre la distribution des emplois concurrents des lexèmes du paradigme – autrement dit, de construire une saisie contrastive du sens.

Le présent article propose donc d’analyser la production de sens à l’œuvre dans deux dictionnaires généralistes de langue française, et ce à travers une micro-analyse métalexicographique du paradigme de lexèmes précités. Comment ces dictionnaires traitent-ils et modélisent-ils le foisonnement d’emplois de ces lexèmes ? De quelle manière les concurrents paradigmatiques sont-ils mis en relation : opposition, contraste, synonymie, hyperonymie, co-hyponymie ? Quels sont les traits sémantiques saillants retenus dans les définitions données ? Ces dictionnaires permettent-ils de se saisir des enjeux idéologiques soulevés par les usages concurrents des lexèmes ?

Après avoir présenté le corpus d’étude ainsi que la grille élaborée pour son analyse, je rendrai compte des résultats correspondants à chacune des quatre grandes entrées de cette dernière : structuration sémantique du micro-système lexical, traits sémantiques, associations lexicales, configurations agentives.

2 Méthodologie : corpus et grille d’analyse

Le corpus est constitué d’extraits de deux dictionnaires monolingues généralistes considérés comme des références en français : le Trésor de la Langue Française informatisé (désormais Trésor), diffusé par le Centre National de Ressources Textuelles et Lexicales, et Le Petit Robert de la langue française (désormais PR) dans sa version numérique payante. Le corpus a été collecté en 20161, puis actualisé en 2020 : aucune modification n’était intervenue entre-temps2.

Les articles retenus sont ceux qui correspondent à toutes les formes nominales du paradigme, ainsi qu’à celles de leurs correspondants verbaux lorsqu’ils existent. Les lexèmes appartenant au paradigme étudié sont cependant, pour la plupart, riches de plusieurs acceptions : j’ai donc restreint le corpus aux sous-articles correspondant au domaine de référence considéré ici, en tenant compte pour cela des marques de domaine et des énoncés exemplifiants – certains mentionnant explicitement des personnes migrantes. Ces restrictions m’ont conduite à exclure du corpus inclusion et ses correspondants verbaux, qui n’étaient jamais définis en lien avec ce domaine d’expérience. Inversement, l’analyse de ce premier état de corpus a montré un recours fréquent, dans les définitions, aux unités lexicales de la famille lexématique d’incorporation : les articles correspondant ont donc été adjoints au présent corpus.

Le corpus final contient donc des extraits des articles suivants :

a) dans le Trésor :

b) dans le PR :

La grille élaborée pour l’analyse de ce corpus comporte quatre entrées visant à prendre en compte non seulement les définitions rédigées pour les lexèmes du paradigme, mais également les exemples forgés ou cités présents dans les articles considérés. Cette grille met d’abord au jour les relations de hiérarchisation sémantique établies entre les termes du paradigme par le biais des mécanismes définitoires : le micro-système lexical étudié est-il explicitement présenté comme structuré par des relations d’hyper-, d’hypo- ou de cohyponymie ? Deuxièmement, elle modélise les traits sémantiques retenus dans les définitions des lexèmes : peut-on distinguer un pattern de traits communs, complété par des traits spécifiques ? La troisième entrée de la grille s’intéresse aux exemples pour essayer de repérer régularités et spécificités dans les associations lexicales ; enfin, la quatrième entrée permet l’étude des configurations agentives mises en scène dans les énoncés définitoires.

3 Hyperonymie, hyponymie, synonymie : étude de la structuration du micro-système lexical

3.1 Remarques méthodologiques

S’il est fréquent que les rédacteurs de dictionnaires indiquent un ou plusieurs synonymes à la fin de la définition d’un lexème, il n’en va pas de même pour les hyperonymes et les hyponymes. C’est alors la forme même des définitions qu’il faut analyser pour dégager de telles relations.

En première lecture, ni le Trésor, ni le PR ne signalent explicitement de relations d’hyper- ou d’hyponymie au sein du micro-système étudié : il n’est, en effet, pas question de ‘type d’intégration’, de ‘genre d’insertion’ ou de ‘manière d’assimiler’, par exemple, formulations qui auraient permis d’établir une relation d’hyperonymie entre le défini et le définisseur. Cependant, au sein du paradigme nominal, beaucoup d’énoncés définitoires sont ou ressemblent à des définitions de type morphosémantique, par exemple :

(1) insertion : action de s’insérer3 dans, sur quelque chose. (Trésor)

(2) assimilation : action d’assimiler des individus, des peuples ; processus par lequel ces individus, ces peuples s’assimilent. (PR)

Si ce type de définition est généralement “d’un faible apport”, “relativement abstraite (cf. caractère, action) et peu explicite” (Lehmann & Martin-Berthet 2013, 279), les dictionnaires analysés ici construisent en réalité des définitions de type mixte. Le verbe définisseur n’appartient en effet pas toujours à la famille du nom déverbal défini, mais il relève souvent du paradigme étudié ici :

(3) intégration : action d’incorporer un ou plusieurs éléments à un ensemble constitué, d’assembler des éléments divers afin d’en constituer un tout organique. (Trésor)

(4) acculturation : processus par lequel un groupe humain assimile tout ou partie des valeurs culturelles d’un autre groupe humain. (PR)

Lorsque ce n’est pas le cas, un complément essentiel en par réintroduit un nom du paradigme :

(5) assimilation : action de rendre semblable et même identique à quelqu’un ou à quelque chose, soit par intégration complète dans un autre être […], soit par une comparaison procédant d’un acte de jugement ou de volonté. (Trésor)

Les périphrases définitionnelles proposées semblent donc être largement marquées par la circularité, que je m’efforcerai plus loin d’objectiver au sein de chaque dictionnaire. Je parlerai de circularité interne quand le définisseur appartient à la même famille que le défini (définitions de type morphosémantique), et de circularité externe quand le définisseur constitue un autre terme du paradigme. Je nommerai en outre ‘circularité courte’ les phénomènes de circularité réciproque tels que la définition de X1 a recours à X2 et réciproquement la définition de X2 a recours à X1, et ‘circularité longue’ les phénomènes tels que la définition de X1 a recours à X2, celle de X2 à X3, et enfin celle de Xn à X1 – où n est un entier naturel.

Deux dernières remarques méthodologiques concernent le traitement de la synonymie dans le corpus. De manière surprenante, dans un dictionnaire comme dans l’autre, les relations de synonymie signalées ne sont pas bijectives : quand A figure comme synonyme de B, la réciproque n’est pas nécessairement vraie. La synonymie n’apparait ainsi pas comme une relation d’égalité ou de quasi-égalité, qui impliquerait une réciprocité : il a donc fallu, dans les analyses, tenir compte de l’orientation de la relation synonymique signalée. D’autre part, les deux dictionnaires choisis ne signalent pas les synonymes de la même façon. Dans le PR, dictionnaire analogique offrant à son lecteur une mise en réseau sémantique des unités lexicales recensées, chaque article mentionne systématiquement des synonymes au fil de la définition – ce qui permet d’identifier ceux qui correspondent à chaque acception du même mot, et donc, ici, de ne conserver que les synonymes correspondant au domaine d’expérience étudié. Ce n’est pas le cas du Trésor, qui n’inclut que rarement un synonyme directement dans la définition ; s’il traite par ailleurs de la synonymie, la plupart des lexèmes signalés sont affichés sur une page séparée, ce qui ne permet donc pas d’établir une correspondance entre synonyme(s) et acception du mot étudié. J’ai donc établi plusieurs schématisations des relations entre lexèmes afin de comparer les deux dictionnaires à partir de critères semblables.

3.2 Étude des relations lexicales dans le Petit Robert

Le schéma suivant représente les relations de circularité interne et externe au sein du paradigme saisi par le PR, hors relations de synonymie.

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Figure 1. Relations sémantiques au sein du paradigme, hors équivalences synonymiques, dans le Petit Robert4

Dans le PR, intégration est le définisseur principal d’insertion :

(6) insertion : intégration d’un individu (ou d’un groupe) dans un milieu (social, professionnel…) (PR)

Pour sa part, intégration a pour définisseur le verbe s’incorporer ; cependant l’article “incorporer” ne définit pas d’emploi pronominal correspondant au domaine de référence concerné. Insertion renvoie donc à intégration qui renvoie à s’incorporer, qui pour sa part n’est pas défini pour le domaine de référence concerné.

Quant au verbe s’intégrer, il est défini par une simple mention du verbe s’insérer, suivi d’un exemple cité laconique issu du discours politique. On peut donc considérer que le PR donne s’insérer pour synonyme de s’intégrer. La relation établie entre les deux verbes est inverse à celle établie entre les deux noms, puisque c’est s’intégrer qui pointe vers s’insérer. Du côté des verbes transitifs, l’énoncé définitoire d’intégrer recourt à la lexie partie intégrante, ce qui constitue une forme de circularité interne non représentée sur le schéma.

À contrario, si assimilation est défini par le recours, en circularité interne, aux verbes assimiler et s’assimiler, ces derniers ont, pour leur part, d’autres définisseurs : “rendre semblable”, “devenir semblable”. La modélisation sémantique de cette famille lexématique permet donc de s’en saisir plus facilement que celles d’intégration et d’insertion.

Enfin, acculturation est défini comme “processus par lequel un groupe humain assimile tout ou partie des valeurs culturelles d’un autre groupe humain”. Si l’énoncé mobilise donc un autre verbe du paradigme, en l’occurrence assimiler, la définition qui est donnée de ce dernier n’est que peu éclairante. Le seul complément d’objet non humain associé à assimiler est en effet “connaissances”, objet dont la nature diffère sensiblement des “valeurs” appartenant à la définition d’acculturation. Par ailleurs, le fait d’assimiler des connaissances est mis en équivalence au fait de les “intégrer”, réactivant la circularité définitoire – même si cette définition est complétée par l’expression “faire sien”.

Au final, les cas de circularité définitoire les plus problématiques dans le PR concernent les familles d’intégration et d’insertion.

Le schéma suivant ajoute au précédent les synonymes mentionnés. Les relations sémantiques représentées sont donc logiquement plus nombreuses.

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Figure 2. Relations sémantiques au sein du paradigme, équivalences synonymiques comprises, dans le Petit Robert5

La circularité définitoire au sein du paradigme est donc très étendue lorsqu’on prend en compte les mises en équivalence synonymiques, ce qui éloigne encore davantage l’usager de la possibilité d’une saisie contrastive du sens. Dans cet ensemble, ce sont notamment les formes nominales qui concentrent le plus de mises en équivalence.

Parmi les noms, intégration et assimilation présentent le même nombre de relations synonymiques : ils sont synonymes de trois lexèmes, et ont eux-mêmes trois lexèmes synonymes. À contrario, si insertion et acculturation sont tous deux synonymes de deux lexèmes, seul le premier a lui-même des synonymes (au nombre de trois). Pour sa part, incorporation est synonyme d’un seul lexème, tandis qu’il a lui-même deux synonymes. La prise en compte des relations synonymiques signalées par le PR amène donc à compléter les analyses précédentes : Intégration et assimilation ressortent ainsi comme éléments centraux du paradigme nominal, alors qu’acculturation, qui est le terme le plus spécialisé pour évoquer les relations entre groupes ou individus de cultures différentes (Cuche, 1996), est le lexème au sujet duquel les relations de synonymie signalées sont les moins nombreuses. Enfin, intégration, assimilation et insertion sont tous trois pris dans des relations de synonymie réciproque, telles qu’en simplifiant à l’extrême, on pourrait écrire : intégration = insertion = assimilation.

Du côté des verbes transitifs, ce sont cette fois intégrer et incorporer qui présentent le plus de relations synonymiques, et se retrouvent ainsi en position centrale dans le paradigme. Ils sont en effet tous deux signalés comme synonymes de deux lexèmes, tandis qu’ils ont chacun deux synonymes ; ils entretiennent en outre une relation de synonymie réciproque. Pour sa part, assimiler est présenté comme en relation de synonymie réciproque avec intégrer. Enfin, insérer n’est pas défini en rapport avec le domaine d’expérience considéré, même s’il est malgré tout mentionné comme synonyme d’incorporer. Le paradigme des verbes transitifs est donc, dans le PR, configuré autour des trois lexèmes intégrer, incorporer et assimiler, ce qui exclut de façon surprenante le lexème insérer.

Pour finir, l’examen des mises en équivalence synonymique des verbes en emploi pronominal révèle une configuration partiellement équivalente à celle des formes nominales : les relations de synonymie entre les formes s’intégrer, s’insérer et s’assimiler sont en effet présentées comme réciproque. Pour leur part, s’inclure et s’acculturer ne figurent pas dans le PR.

3.3 Étude des relations lexicales dans le Trésor

Comme ci-dessus pour le PR, le schéma suivant représente les relations de circularité interne et externe dans l’ensemble du paradigme, hors relations synonymiques.

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Figure 3. Relations sémantiques au sein du paradigme, hors équivalences synonymiques, dans le Trésor6

La comparaison de ce schéma avec la figure 1 ci-dessus pourrait conduire à conclure que la circularité définitoire est beaucoup plus grande dans le Trésor que dans le PR. Il faut cependant considérer que les articles figurant dans le Trésor, même réduits à la sélection qui nous occupe ici, sont plus longs : si le corpus PR occupe tout juste une page et demie, le corpus Trésor s’étale sur plus de trois pages. En outre, trois verbes du paradigme ne sont pas définis en lien avec le domaine d’expérience considéré ici dans le PR, alors qu’ils le sont dans le Trésor : la circularité est donc mécaniquement plus vaste dans ce dernier. Il n’en reste pas moins que l’usager du Trésor est confronté à des renvois définitoires multiples et circulaires lorsqu’il cherche à éclaircir la signification d’un des éléments du paradigme ; la tâche consistant à vouloir les contraster les uns par rapport aux autres se révèle donc extrêmement ardue.

Au sein du paradigme nominal, les articles “intégration” et “assimilation” mobilisent des formes de circularité externe, tandis que les articles “insertion” et “incorporation” actualisent uniquement des éléments de la même famille lexématique (circularité interne). L’article “acculturation”, quant à lui, recourt à des lexèmes extérieurs au paradigme : c’est ainsi le lexème acculturation qui apparait comme le plus précis et opératoire.

Rapportée au domaine de la sociologie, l’intégration est définie comme une “phase où les éléments d’origine étrangère sont complètement assimilés7, tandis qu’assimiler, c’est “transformer les mentalités et le comportement en vue d’une intégration harmonieuse”. L’assimilation est en outre définie comme l’“action de rendre semblable […] soit par intégration complète […] soit par une comparaison”, mais aussi, “en sociologie”, comme l’ensemble de “processus par lesquels un groupe social modifie les individus qui lui viennent de l’extérieur et les intègre à sa propre civilisation”. Enfin, s’intégrer c’est “s’introduire dans un ensemble, s’y assimiler. On a ainsi une circularité courte entre la famille lexématique d’intégration et celle d’assimilation.

De façon plus centrale que dans le PR, ces relations lexicales au sein du paradigme sont en outre complétées par le recours aux verbes incorporer et s’incorporer, tant pour définir intégration et intégrer qu’assimiler. Pour sa part, incorporer a pour définisseurs le SV “introduire (une personne) dans (un groupe humain), mais aussi les infinitifs juxtaposés “absorber, intégrer : on a là aussi une forme de circularité courte entre les familles lexématiques d’intégration et d’incorporation.

Le schéma ci-dessous ajoute au précédent les relations de synonymie mentionnées par le Trésor.

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Figure 4. Relations sémantiques au sein du paradigme, équivalences synonymiques comprises, dans le Trésor8

Contrairement au PR, il n’y a pas ici de relation de synonymie réciproque : les synonymes signalés sont en effet moins nombreux, pour les raisons évoquées plus haut. La figure 4 montre cependant à quel point, là aussi, une saisie contrastive du sens au sein du paradigme est difficile, notamment pour les formes nominales, mais aussi pour les formes verbales pronominales. Intégration est ainsi mentionné comme synonyme d’insertion et d’incorporation, tandis que ce dernier reçoit en outre pour synonyme le lexème assimilation. Ces mises en équivalence sont transférées aux formes verbales pronominales, puisque s’intégrer est donné pour synonyme de s’insérer et de s’incorporer, et que ce dernier reçoit là encore pour synonyme s’assimiler ; mais ce dernier est également donné pour synonyme de s’intégrer. Au final, sur l’ensemble du paradigme, on observe que c’est la famille lexématique d’intégration qui, dans la modélisation du sens élaborée par les auteurs du Trésor, possède le plus de relations lexicales : elle semble ainsi pouvoir être qualifiée d’hyperonymique au sein du paradigme.

3.4 Conclusion partielle : une circularité qui fait obstacle à la saisie contrastive du sens

On observe, dans chacun des deux dictionnaires étudiés, une circularité généralisée qui, si elle prend différentes formes, fait obstacle à la mise en contraste sémantique des termes du paradigme. Les lexèmes sont ainsi globalement montrés comme équivalents, qu’il s’agisse d’une mise en synonymie ou de la mobilisation d’un terme du paradigme comme définisseur d’un autre. Or, si dans un dictionnaire, des formes de circularité sont évidemment inévitables (Mel’čuk, Clas & Polguère 1995), il est cependant nécessaire de réduire le phénomène à des proportions qui permettent que le dictionnaire apporte une plus-value définitoire : plus n est petit, plus la circularité peut devenir gênante pour l’utilisateur.

4 Repérer des contrastes par la mise en évidence des traits sémantiques

Le deuxième type d’analyse consiste en un repérage des traits sémantiques communs et distinctifs au sein du paradigme envisagé. Il s’agit de mettre en évidence une matrice sémantique commune, mais également de dégager les traits différentiels ou spécifiques qui font l’identité et la valeur propre de chaque mot (Rémi-Giraud 1996).

4.1 Étude des traits sémantiques dans le Petit Robert

Afin de faire ressortir la structuration du paradigme qui en résulte, les résultats de l’analyse sont présentés dans le tableau suivant.

Traits sémantiques communs

Trait humain

Trait dynamique : “action” (assimilation, incorporation), “processus” (acculturation), “opération” (intégration), “faire entrer” (intégrer, incorporer), “trouver” (s’insérer), “rendre” (assimiler), “devenir” (s’assimiler), “faire que” (incorporer)

Traits sémantiques communs aux familles d’intégration (déf.   4), insertion, incorporation, assimilation et acculturation

Trait structurel 1 : un ou des éléments sont mis en relation avec une entité collective formant un tout.

Traits sémantiques spécifiques à la famille d’intégration (déf. 2)

Trait structurel 2 : différents éléments sont en relation pour former un tout.

Les éléments sont des individus, le tout est une société.

La relation est de l’ordre de l’interdépendance.

Traits sémantiques communs aux familles d’intégration (déf. 4), d’insertion et d’acculturation

L’élément mis en relation peut être soit un individu, soit un groupe.

Traits sémantiques spécifiques à la famille d’incorporation

Pas de précision sur l’élément mis en relation

Traits sémantiques spécifiques à la famille d’assimilation

L’élément mis en relation n’est pas un individu ou un groupe, mais des individus ou des groupes.

La relation est de l’ordre du devenir/rendre semblable.

Trait territorial : “pays”.

Traits sémantiques spécifiques à acculturation

La relation est de l’ordre de l’adoption partielle des codes, de l’adaptation du comportement.

L’adaptation se fait vis-à-vis d’une culture.

Traits sémantiques communs aux familles d’insertion, d’incorporation et d’intégration

La relation est de l’ordre de l’inclusion.

Traits sémantiques communs aux familles d’insertion et d’intégration

L’inclusion a lieu dans un milieu ou une collectivité : dénominations générales.

L’inclusion est harmonieuse.

L’inclusion est celle d’une partie dans un tout.

acculturation

insertion

intégration (déf. 4)

incorporation

assimilation

intégration (déf. 2)

Tableau 1. Matrice sémantique commune et traits sémantiques spécifiques dans le Petit Robert

On relève ainsi deux acceptions d’intégration, distinguées par l’agencement structurel des éléments mis en relation par le processus auquel le lexème réfère. La définition 2, marquée comme relevant du domaine de la philosophie, correspond à la définition, fondatrice en sociologie, que le sociologue Émile Durkheim (1858–1917) a donnée du concept : on a ainsi une opposition sémantique entre intégration (d’un individu) à la société et intégration de la société en tant que système.

Le tableau précédent permet de mettre en évidence des degrés de proximité plus ou moins grands entre les familles lexématiques qui composent le paradigme. Celles d’insertion et d’intégration ne sont ainsi distinguées que par l’existence d’une seconde acception d’intégration : pour le reste, elles semblent référer à la même entrée harmonieuse d’un individu ou d’un groupe au sein d’un milieu ou d’une collectivité. La famille d’incorporation, pour sa part, reçoit une définition plus générale, mais la relation d’inclusion est celle d’une partie dans un tout : l’élément introduit semble donc conserver explicitement ses spécificités. Quant à acculturation, sa définition est la seule à mentionner les comportements, les valeurs et la culture, lui donnant ainsi une coloration sémantique plus précise. Enfin, la famille d’assimilation comporte deux traits sémantiques spécifiques qui la distinguent nettement des autres termes du paradigme : l’établissement de similitudes, voire d’une identité (rendre/devenir semblable) et la référence à un territoire national.

4.2 Étude des traits sémantiques dans le Trésor

Dans le Trésor, l’analyse met au jour une structuration sémantique plus complexe. Les entrées “intégration”, “insertion” et “incorporation” comportent en effet une acception non seulement en tant que processus, mais aussi en tant que résultat d’un processus. Je présente donc deux tableaux, distingués par le trait/dynamique/vs /résultatif/. En outre, l’article “intégration” propose, comme dans le PR, deux acceptions d’intégration en tant que processus, mêlées ici dans un seul énoncé définitoire sous la forme de deux SP juxtaposés compléments du nom action :

(7) B – Action d’incorporer un ou plusieurs éléments étrangers à un ensemble constitué, d’assembler des éléments divers afin d’en constituer un tout organique. (ATILF 2004)

Traits sémantiques communs – acception dynamique

Trait humain

Trait structurel : un ou des éléments sont mis en relation avec une entité collective formant un tout.

Trait dynamique : “action” (intégration, insertion, assimilation, incorporation), “passage” (intégration), “processus” (assimilation), “modifications” (acculturation), “(s’)introduire” ((s’)intégrer, incorporer), “trouver” (s’insérer), “rendre”, “transformer” (assimiler)

Traits sémantiques communs aux familles d’intégration (B1), insertion, incorporation, assimilation et acculturation

Trait structurel 1 : un ou des éléments sont mis en relation avec une entité collective formant un tout.

Trait sémantique spécifique à intégration (B2)

Trait structurel 2 : différents éléments sont en relation pour former un tout.

Pas de précision sur les éléments en relation

La relation est de l’ordre de l’assemblage.

Trait sémantique spécifique à la famille d’insertion

Pas de précision sur le(s) élément(s) mis en relation.

Traits sémantiques communs aux familles d’intégration, incorporation, acculturation (déf. 2) et assimilation

Le ou les éléments mis en relation sont un ou plusieurs individus.

Trait sémantique spécifique à la famille d’acculturation (déf. 1)

L’élément mis en relation est un groupe.

La relation est de l’ordre de la modification culturelle (manières collectives de faire).

Traits sémantiques communs aux familles d’intégration, incorporation et insertion

La relation est de l’ordre de l’inclusion.

Trait sémantique spécifique à la famille d’assimilation

La relation est de l’ordre du devenir ou rendre semblable.

Le groupe est un groupe social détenteur d’une civilisation.

La relation est complète.

Trait sémantique spécifique à la famille d’acculturation (déf. 2)

La relation est de l’ordre de l’apprentissage de normes de participation.

La relation est harmonieuse.

Traits sémantiques communs aux familles d’intégration et insertion

La relation est harmonieuse.

insertion

intégration (B1)

incorporation

assimilation

acculturation (déf. 2)

acculturation (déf. 1)

intégration (B2)

Tableau 2. Matrice sémantique commune et traits sémantiques spécifiques dans le Trésor – trait /dynamique/

Je désignerai par B1 l’énoncé correspondant au premier SP, et par B2 l’énoncé correspondant au second.

Traits sémantiques communs à intégration, insertion et incorporation –
acception résultative

Trait humain

Trait structurel : un ou des éléments sont mis en relation avec une entité collective formant un tout.

Trait résultatif : “résultat” (intégration, insertion, incorporation), “état” (insertion)

La relation est de l’ordre de l’inclusion.

Les éléments sont étrangers.

L’inclusion est complète.

L’inclusion est linguistique et culturelle.

Trait territorial : “nation”

insertion

intégration

incorporation

Tableau 3. Matrice sémantique commune et traits sémantiques spécifiques dans le Trésor – trait /résultatif/

On retrouve donc, à l’entrée “intégration”, la définition durkheimienne du concept (intégration de la société). Elle est cependant actualisée sous la forme succincte d’un syntagme prépositionnel juxtaposé : l’énoncé définitoire réunit les deux acceptions au sein d’une même unité phrastique, au risque de perdre en clarté. Quant à l’énoncé définitoire portant la marque de domaine “sociologie”, il se concentre sur l’état des “éléments étrangers”, et non sur celui du système.

On peut là aussi distinguer des degrés de proximité plus ou moins grands entre les familles lexématiques du paradigme. Du point de vue des acceptions comportant le trait dynamique, les familles d’insertion et intégration sont celles qui présentent le plus de similitudes : elles sont distinguées par l’absence de précision, pour insertion, sur les éléments mis en relation, mais partagent tous les autres traits sémantiques. La famille d’incorporation est proche des deux précédentes, le trait d’harmonie en moins. Ces trois familles comportent en outre toutes une acception résultative, bien que celle d’intégration soit beaucoup plus précisément définie et circonscrite. Quant à la famille d’assimilation, sa saisie sémantique est proche de celle identifiée dans le PR, avec le trait [devenir/rendre semblable] ; si le trait territorial est absent, il est cependant fait référence à la civilisation du groupe qui reçoit. Enfin, pour la famille d’acculturation, on retrouve la mention à des normes de comportement (déf. 2) et culturelles (déf. 1) ; l’acception correspondant à la définition 2 est cependant absente du PR, et correspond à un emploi spécialisé en sciences sociales. On a en outre le trait [harmonie], qui rapproche la famille d’acculturation de celles d’insertion et intégration.

4.3 Conclusion partielle : des traits sémantiques qui opèrent une mise en contraste sémantique

La recension des traits sémantiques, communs et spécifiques, montre qu’il est possible de mettre en contraste certaines familles lexématiques malgré la circularité mise en évidence plus haut. On doit cependant garder à l’esprit que ces contrastes n’apparaissent qu’à l’issue d’un travail d’analyse relativement fastidieux, qui nécessite de mettre côte-à-côte les sous-articles pour en faire une comparaison systématique : ce n’est évidemment pas l’usage ordinaire que le locuteur fait du dictionnaire. L’analyse montre par ailleurs que pour les auteurs des dictionnaires analysés, les familles d’insertion, d’intégration et, dans une moindre mesure, d’incorporation restent particulièrement proches sémantiquement.

5 Analyse des exemples : étude des associations lexicales

On s’intéresse ici aux exemples, cités ou forgés, qui s’ajoutent à l’énoncé définitoire et complètent l’appréhension du lexème considéré en faisant apparaitre des associations lexicales au sein des définitions. De quelle façon les dictionnaires étudiés ici rendent-ils compte de la combinatoire pour les lexèmes du paradigme ?

5.1 Associations lexicales dans le Petit Robert

Le tableau suivant reprend la totalité des exemples, cités ou forgés, pour chaque lexème qui en comporte, lorsqu’ils sont en lien avec le domaine de référence considéré. La grande variété des contextes de production reflète les choix du dictionnaire étudié.

L’association avec des éléments de la famille lexématique d’immigration est ainsi présente pour toutes les familles du paradigme à l’exception de celle d’incorporation9. Ces références sont cependant plus nombreuses pour la famille d’assimilation ; ce dernier lexème comporte en outre la spécificité d’être associé au nom naturalisés, conformément à l’usage administratif du terme. D’autre part, les articles “intégration”, “assimilation” et “insertion” mobilisent tous les trois des exemples correspondant à un ou des domaines (p. ex. “politique, sociale, culturelle”), dont certains sont partagés par deux des trois lexèmes (“culturelle” pour intégration et assimilation, “sociale” pour insertion et intégration), et d’autres sont spécifiques (“politique” pour intégration, “professionnelle” pour insertion). Enfin, les exemples proposés ont pour la plupart une valeur positive (p. ex. “des efforts sont faits pour permettre l’intégration”, “qui se sont bien intégrés”, “tout de suite, elle fut incorporée”) ou neutre ; seul un énoncé fait exception à cette règle, mais en référant à une situation historique lointaine (“Pourquoi l’Empire n’avait-il pas su mieux assimiler les Barbares ?”).

intégration

“Intégration politique, sociale, culturelle”

“ ‘Des efforts sont actuellement faits pour permettre l’intégration des handicapés sur le marché du travail’ (J.-L. Fournier)”

(s’)intégrer

“travailleurs immigrés qui se sont bien intégrés”

“ ‘s’intégrer dans la collectivité’ (Maurois)”

‘45 % de nos diplômés intègrent le secteur industriel’ (Le Point, 1989)”

insertion

“Insertion sociale. Insertion professionnelle. Degré d’insertion. L’insertion des handicapés”

“L’insertion des immigrés dans la population”

“ ‘C’est par notre insertion dans la communauté que nous devenons totalement humains. L’école est, après la famille, le lieu principal de cette insertion’ (A. Jacquard)”

(s’)insérer

“S’insérer dans la société”

assimilation

“L’assimilation progressive des immigrants, des naturalisés”

“ ‘L’assimilation de ces immigrants, insérés dans l’organisme américain en doses massives’ (Siegfried)”

“Assimilation culturelle”

“Politique d’assimilation”

(s’)assimiler

“Assimiler des étrangers, des immigrants”

“Aux États-Unis, de nombreux immigrants se sont assimilés.”

“ ‘Pourquoi l’Empire n’avait-il pas su mieux assimiler les Barbares ?’ (Larbaud)”

incorporation

“Incorporation d’un territoire à un empire, dans un empire”

“Incorporation d’une minorité ethnique, religieuse dans une communauté”

(s’)incorporer

“ ‘Tout de suite, elle fut incorporée dans la famille’ (Chardonne)”

acculturation

“L’acculturation des Amérindiens. Déculturation et acculturation”

“L’acculturation d’un immigré”

Tableau 4. Exemples – Petit Robert

5.2 Associations lexicales dans le Trésor

Le tableau suivant reprend la totalité des exemples, cités ou forgés, pour chaque lexème qui en comporte, lorsqu’ils sont en lien avec le domaine de référence considéré. Là encore, la grande variété des contextes de production reflète les choix du dictionnaire étudié.

intégration

“ ‘l’établissement des étrangers sur le territoire français et leur intégration dans la population française’ (De Gaulle, 1959)”

“ ‘dès lors le Juif ne saurait être exclu de la Société ; il s’y intègre comme acheteur et comme consommateur anonyme. L’argent est facteur d’intégration’ (Sartre, 1949)”

insertion

“ ‘Là où l’insertion du groupe dans la société est parfaite, il nous suffit, à la rigueur, de remplir nos obligations vis-à-vis du groupe pour être quittes envers la société’ (Bergson, 1932)”

“ ‘l’insertion harmonieuse des Juifs dans la société chrétienne.’ Philos., Relig., 1957”

assimilation

“ ‘l’assimilation impuissante dans les Étrusques’ (Michelet, 1831)”

(s’)assimiler

“ ‘défendre nos nationaux contre l’invasion étrangère et assimiler les étrangers vivant sur notre sol’ (Barrès, 1913)”

“ ‘autres barbares que Rome avait entrepris d’attirer, d’assimiler et d’utiliser contre les Allemands d’Outre-Rhin’ (Bainville, 1924)”

incorporation

“ ‘Incorporation d’une minorité ethnique, religieuse dans une communauté. […] C’est d’ailleurs par des incorporations de ce genre que se sont accrues les sociétés primitives.’ (Durkheim, 1893)”

(s’)incorporer

“ ‘Incorporer dans une association, dans une société. Il doit être facile aux éléments étrangers d’être incorporés dans les sociétés’ (Durkheim, 1893)

“ ‘tribus finnoises s’incorporent au peuple des Grands-Russes’ (Vidal de La Blache, 1921)”

acculturation

“ ‘l’acculturation doit être distinguée du changement culturel […] et de l’assimilation […]. Elle doit également être différenciée de la diffusion’ (Traité de sociologie, 1968)”

acculturer

“ ‘les familles d’immigrants s’installant aux USA seront dites acculturées lorsqu’elles seront ‘américanisées’’ (Mucchielli, 1969)”

Tableau 5. Exemples – Trésor

La comparaison avec le tableau Tableau 4. Exemples – Petit Robert amène à mettre en évidence quelques spécificités du traitement proposé par le Trésor. Les mentions explicites à l’immigration sont ainsi présentes pour les familles d’intégration, d’assimilation et d’acculturation, mais pas celles d’incorporation et d’insertion ; par ailleurs, c’est avec le lexème étranger, et non avec ceux de la famille d’immigration, que l’association est réalisée. La question juive apparait en outre à deux reprises, dans les sous-articles “intégration” et “insertion” ; enfin, les exemples proposés pour la famille d’assimilation ont une valeur négative et mobilisent le champ sémantique de la guerre.

Deux similitudes apparaissent néanmoins de façon frappante. Dans les deux dictionnaires, incorporation se voit en effet proposer exactement le même exemple (“incorporation d’une minorité ethnique, religieuse dans une communauté”). Par ailleurs, les exemples attachés à la famille d’acculturation réfèrent pour la plupart au territoire nord-américain (“Amérindiens”, “s’installant aux USA”), ce qui correspond aux premières théorisations nord-américaines du concept (Cuche 1996).

6 Les configurations agentives en énoncé définitoire : un indice révélateur ?

La dernière analyse menée sur le corpus vise à faire émerger les configurations agentives mobilisées dans les énoncés définitoires proposés pour chaque famille lexématique afin d’observer, outre l’identité des actants, le rôle dans lequel ils sont placés. La responsabilité du processus, qu’il y soit fait référence à l’aide d’une forme verbale ou d’une forme nominale du lexème, relève-t-elle de l’élément qui en est aussi l’objet ? Ou bien de l’entité dans laquelle il entre et prend place ?

6.1 Étude des configurations agentives dans le Petit Robert

Dans le PR, la définition 4 d’intégration est la suivante :

(8) 4. (milieu XXe) Courant Opération par laquelle un individu ou un groupe s’incorpore à une collectivité, à un milieu (opposé à exclusion, ségrégation). (Rey 2016)

Par le recours au verbe pronominal s’incorporer, l’énoncé définitoire place en position d’agent de l’intégration l’individu (ou le groupe) intégré. Celui correspondant à assimilation, pour sa part, présente le processus sous deux points de vue : le terme est défini comme l’opération par laquelle d’une part l’individu (ou le groupe) s’assimile, ou d’autre part est assimilé – alors sans préciser par qui. Pour acculturation, le premier énoncé place le groupe acculturé en position d’agent, tandis que le second énoncé ne se prononce pas quant à l’agentivité : le syntagme complément du nom “d’un individu” peut autant être agent qu’objet de l’adaptation. Quant à la définition d’incorporation, par le recours au factitif “faire entrer”, elle place l’élément incorporé en position de patient. Enfin, celle d’insertion est construite de la même manière que le second énoncé définitoire correspondant à acculturation : on peut faire la même remarque au sujet du syntagme complément du nom “intégration”. La définition place donc l’individu en position d’objet du processus, et ne donne pas d’information sur l’agent.

l’élément est seulement objet
du processus

l’élément est aussi agent
du processus

intégration

x

insertion

non déterminable

assimilation 1

x

assimilation 2

x

acculturation 1

x

acculturation 2

non déterminable

incorporation

x

Tableau 6. Configurations agentives au sein du paradigme nominal dans le Petit Robert

Si l’élément mis en relation avec le tout est, logiquement, toujours objet de l’opération, trois lexèmes correspondent à des énoncés définitoires qui le placent également en position d’agent : il s’agit d’intégration, d’acculturation et d’assimilation. Dans ce dernier cas, l’énoncé ayant recours à cette configuration coexiste avec un autre énoncé, qui place l’élément en position de patient sans donner de précisions sur l’agent.

Du côté des verbes, il existe deux configurations agentives principales, correspondant à la différence entre emploi pronominal et emploi non-pronominal transitif. Seul intégrer fait figure d’exception et présente deux énoncés définitoires aux configurations agentives divergentes.

l'élément est seulement objet
du processus

l’élément est aussi agent
du processus

intégrer 1

x

intégrer 2

x

assimiler

x

incorporer

x

s’intégrer

x

s’insérer

x

s’assimiler

x

Tableau 7. Configurations agentives au sein du paradigme verbal dans le Petit Robert

6.2 Étude des configurations agentives dans le Trésor

La même analyse, menée à partir des définitions extraites du Trésor, aboutit aux résultats suivants.

l’élément est seulement objet
du processus

l’élément est aussi agent
du processus

intégration 1

x

intégration 2

non déterminable

insertion

x

assimilation 1

x

assimilation 2

x

acculturation 1

non déterminable

acculturation 2

x

incorporation 1

x

incorporation 2

x

Tableau 8. Configurations agentives au sein du paradigme nominal dans le Trésor

Dans le Trésor, ce sont donc les lexèmes insertion et acculturation (dans sa seconde acception) qui reçoivent des énoncés définitoires plaçant le groupe ou l’individu inséré (ou acculturé) en position d’agent du processus ; dans le cas d’acculturation, l’énoncé ayant recours à cette configuration coexiste avec un autre énoncé, qui place l’élément en position de patient sans donner de précisions sur l’agent.

l’élément est seulement objet
du processus

l’élément est aussi agent
du processus

intégrer

x

insérer

non déterminable

assimiler 1

x

assimiler 2

x

acculturer

x

incorporer

x

s’intégrer

x

s’insérer

x

s’assimiler

non déterminable

s’incorporer

x

Tableau 9. Configurations agentives au sein du paradigme verbal dans le Trésor

Quant aux formes verbales, on retrouve logiquement dans le Trésor les deux configurations agentives principales, correspondant à la différence entre emploi pronominal et emploi non-pronominal transitif. On note cependant la présence d’une définition d’intégrer qui met en scène une double agentivité : un élément est introduit (sans qu’on ait de précision sur l’agent) mais devient alors aussi agent de son intégration.

(9) 2. P. ext. Introduire un élément dans un ensemble afin que, s’y incorporant, il10 forme un tout cohérent. (Rey 2016)

En outre, la définition retenue pour s’assimiler étant la mise en équivalence avec l’emploi pronominal à valeur passive “être assimilé”, il est impossible de se prononcer sur l’agentivité qui y est mise en scène.

6.3 Conclusion partielle : des configurations agentives qui ne présentent que peu de régularité

La comparaison entre les deux dictionnaires montre qu’au sein du paradigme nominal, seul le lexème acculturation reçoit des définitions mobilisant la même configuration agentive – à savoir une définition dans laquelle l’agentivité n’est pas déterminable, et une autre dans laquelle l’individu ou le groupe acculturé est agent des transformations qui le modifient. Pour les autres formes nominales, si des configurations agentives peuvent être semblables, ces similitudes ne caractérisent jamais l’ensemble du sous-article étudié : on a ainsi, pour assimilation, deux acceptions dans lesquelles l’élément introduit est seulement objet du processus dans le Trésor, mais une acception où il est aussi agent du processus dans le PR. Il semble ainsi que le lexème acculturation fasse l’objet d’une plus grande stabilité, peut-être due à son appartenance disciplinaire plus marquée, tandis que les configurations agentives mobilisées pour définir les autres lexèmes paraissent plus aléatoires.

Enfin, si les configurations agentives concernant les termes du paradigme verbal sont plus proches dans les deux dictionnaires considérés, il faut noter qu’elles sont également plus contraintes par la morphosyntaxe du français, qui différencie les acceptions correspondant à des emplois transitifs, et celles correspondant aux emplois pronominaux.

7 Conclusion

Si des analyses systématiques et en profondeur permettent de mettre au jour une saisie sémantique partiellement contrastive des lexèmes opérée par les dictionnaires étudiés, on peut cependant affirmer que la circularité définitoire qui caractérise le corpus tend à brouiller ces contrastes en première lecture. Ainsi, bien que l’identification des associations lexicales et des traits sémantiques caractérisant la famille d’assimilation mette au jour une saisie sémantique spécifique des lexèmes, mobilisant le champ lexical du politique et le trait “rendre/devenir semblable”, l’étude des mises en équivalence synonymique et des relations de circularité externe montre qu’assimilation, intégration et insertion sont souvent donnés pour équivalents. La synthèse des analyses réalisées conduit malgré tout à constater que les lexèmes de la famille d’acculturation constituent ceux dont le sens est modélisé de la façon la plus précise et spécifique dans les deux dictionnaires concernés ; à contrario, ceux de la famille d’incorporation sont ceux dont les traits sémantiques sont les moins spécifiques. Enfin, insertion et intégration constituent les unités lexicales dont le degré de proximité sémantique résultant de la modélisation construite par les dictionnaires est le plus grand au sein du paradigme. Ces discours lexicographiques ne permettent donc qu’une mise en contraste sémantique très partielle, nécessitant un travail d’analyse coûteux qui n’est pas celui de l’utilisateur ou utilisatrice ordinaire d’un dictionnaire.

La norme sémantique produite par les dictionnaires fait donc d’intégration et d’insertion, et dans une moindre mesure d’assimilation, d’incorporation et d’acculturation, des termes vagues : “on dit d’un terme qu’il est vague s’il admet l’existence de cas limites, bref si son extension est floue” (Lupu 2003, 296). La difficulté se situe alors au niveau de l’applicabilité référentielle des termes et revient, pour le locuteur, à se demander comment nommer telle ou telle situation sociale : faut-il recourir au lexème intégration, ou insertion, ou assimilation, etc. ? Il semble que les termes envisagés ici soient en outre porteurs de vague sur le plan intensionnel : les traits sémantiques mis en évidence laissent en effet dans l’ombre de nombreux aspects des processus auxquels ils réfèrent, en spécifiant peu voire pas du tout leurs acteurs, domaines, moyens, etc.

Pour autant, ces lexèmes sont mobilisés en discours, ce qui témoigne de leur valeur d’usage : ils sont effectivement les supports d’opérations de production de sens, que ce dernier soit considéré comme vague ou non. Les obstacles à l’applicabilité référentielle, courant dans le cas des concepts socio-politiques, peuvent en effet être levés par le biais d’un fonctionnement déférentiel du signe (Kaufmann, 2006) : le locuteur ordinaire défère au moins partiellement la référence à un autre locuteur, individuel ou collectif. Ce fonctionnement “qui permet de convertir une intension en un quasi-objet extensionnel manifeste la santé et l’inventivité d’un collectif qui parvient à faire de ses représentations une réalité” (ibid., 108) ; pour l’auteure, il faut le regard externe et interrogateur de l’étranger ou du chercheur pour que la validité et la portée extensionnelle de ces concepts puissent être questionnées.

Il me semble modestement que pour remédier aux lacunes mises au jour, les lexicographes gagneraient à élaborer des définitions dans une perspective contrastive, comme le recommandent Weinrich et Rey-Debove : “Finalement, une description sémantique ne devrait pas viser aux définitions “absolues”, mais aux définitions qui délimitent le sens d’un terme par rapport à celui de ses quasi-synonymes” (1970, 73). En l’occurence, il faudrait pour cela prendre davantage en compte les usages politiques, sociologiques et professionnels des lexèmes, dans un contexte où des enjeux sociaux se situent justement à cet endroit.

Références

Corpus

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1 Le lecteur ou la lectrice qui voudrait s’y reporter en trouvera la version intégrale aux pages 617 à 622 du volume 2 de ma thèse (Vadot 2017).

2 C’est logique concernant le Trésor, dont la rédaction a été achevée en 1994 et qui n’est pas mis à jour. La date de mise à jour des articles du PR m’est en revanche inconnue, les éditions Le Robert n’ayant pu me renseigner du fait des conditions de travail particulières durant la crise sanitaire en cours depuis mars 2020.

3 Dans les extraits de corpus, tous les soulignements sont de l’autrice de cet article.

4 La tête de la flèche pointe vers le définisseur.

Flèche à tête : circularité externe

Flèche à tête vide : circularité interne (définition morphosémantique)

5 La tête de la flèche pointe vers le définisseur.

Flèche à tête : circularité externe

Flèche à tête vide : circularité interne (définition morphosémantique)

Flèche à tête en forme de signe égal : synonyme mentionné.

6 La tête de la flèche pointe vers le définisseur.

Flèche à tête : circularité externe

Flèche à tête vide : circularité interne (définition morphosémantique)

7 Les italiques signalent ici les manifestations de circularité externe.

8 La tête de la flèche pointe vers le définisseur.

Flèche à tête : circularité externe

Flèche à tête vide : circularité interne (définition morphosémantique)

Flèche à tête en forme de signe égal : synonyme mentionné.

9 L’exemple proposé pour incorporation évoque en effet une “minorité ethnique” ou “religieuse”, mais sans préciser l’origine de cette minorité.

10 Le recours au pronom anaphorique il est ici source d’ambiguïté sémantique : est-il la reprise du SN “un élément” ou du SN “un groupe” ? La présence du participe présent “s’y incorporant” tend à faire de il une anaphore du SN “un élément” ; le cotexte “forme un tout cohérent” conduit cependant à privilégier l’autre hypothèse, un “ensemble” étant plus susceptible qu’un “élément” de “former un tout cohérent”.