Literatūra ISSN 0258-0802 eISSN 1648-1143

2021, vol. 63(4), pp. 8–24 DOI: https://doi.org/10.15388/Litera.2021.4.1

Straipsniai / Articles

Quelques réflexions autour des nouvelles d’exil de Jan Čep

Samuel Bidaud
Département d’études romanes
Université Palacký d’Olomouc
Email : samuel.bidaud@upol.cz

Résumé. Cet article se penche sur les six nouvelles rédigées par l’écrivain tchèque Jan Čep durant son exil en France après 1948. Ces textes sont intéressants à plus d’un titre. Ils présentent tout d’abord un renouveau thématique dans l’œuvre de Čep, dans la mesure où ils s’ancrent dans les événements immédiats, la Seconde Guerre mondiale et l’arrivée au pouvoir du régime communiste, et évoquent une humanité détruite, élargissant le drame existentiel de l’individu à l’ensemble de la communauté humaine. En même temps, les personnages de Čep sont en quelque sorte interpelés par l’histoire, qui les oblige à faire des choix, notamment celui de l’exil, ce qui donne lieu à une nouvelle forme d’angoisse qui se superpose à l’angoisse originelle de l’écrivain. Enfin, ces nouvelles tardives constituent pour Čep une phase de transition entre la création fictionnelle et l’essai.
Mots-clés : Jan Čep, exil, nouvelles tardives, littérature tchèque, christianisme.

Keletas pasvarstymų apie Jano Čepo tremties noveles

Anotacija. Straipsnyje analizuojamos čekų rašytojo Jano Čepo novelės, parašytos 1948 m. jam esant tremtyje Prancūzijoje. Tekstai įdomūs daugeliu atžvilgiu. Pirmiausia, juose pastebimas teminis Čepo kūrybos atsinaujinimas, nulemtas nesenų įvykių – Antrojo pasaulinio karo ir komunistų atėjimo į valdžią. Novelėse kalbama apie žmonijos destrukciją, vieno asmens egzistencinę dramą, susiejant ją su visos žmonijos likimu. Tuo pat metu Čepo novelių personažai mezga dialogą su istorija, kuri verčia juos rinktis, vykti į tremtį. Pasirinkimas kelia nerimą, išreiškiantį ir paties rašytojo dvasinę būseną. Vėlyvosios novelės leidžia Čepui pereiti nuo fikcinės kūrybos prie esė.
Reikšminiai žodžiai: Jan Čep, tremtis, vėlyvosios novelės, čekų literatūra, krikščionybė.

Some Reflexions on Jan Čep’s Short Stories in Exile

Summary. This article focuses on the six short stories that the Czech writer Jan Čep wrote during his exile in France, when he fled the new Czechoslovak communist regime after 1948. These texts are as follows: Les Tziganes [The Gypsies], which was written in French and published in the journal Terre humaine in 1952, Tajemství Kláry Bendové [The Secret of Klára Benda], Před zavřenými dveřmi [In Front of the Closed Door], Ostrov Ré [Ré Island], Květnové dni [Days of May], and Tři pocestní [Three Pilgrims]. These short stories are interesting for several reasons. First of all, they present a changing point in Čep’s themes, for they take place during the more recent events – the Second World War and the arrival to power of the communist regime, – and evoke a humanity who has been destroyed. The existential drama of the individual, which had previously been predominant in Čep’s work, is now extended to the entire human community. Fear has separated people from each other, and every genuine personal relation has become impossible. What’s more, language is incapable of bringing together human beings. True communication implies a form of silence, in which God can speak to the heart of man, and where the possibility of communion with the others still exists. At the same time, Čep’s characters have to face this recent history, which obliges them to make a choice, in particular as far as exile is concerned. As a consequence, a new form of anguish appears, and is superimposed on Čep’s original one. It gives rise to a feeling of guilt over those who stayed in Czechoslovakia, especially his mother, but also confronts Čep with the inability to write, since he doesn’t manage to find a publisher in France and can no longer write in Czech. As a “pilgrim on the earth”, he endures his suffering and the suffering of the world united to Christ, in communion with Him. Eventually, these later short stories represent a transition for Čep, and reveal that he accepts, as painful as this decision can be, to abandon fiction and to engage in the genre of essay, above all for Radio Free Europe. He will thus manage to give hope to people who suffer behind the Iron Curtain in Czechoslovakia, while expressing his intimate concerns in a very personal way.
Keywords: Jan Čep, exile, later short stories, Czech literature, Christianism.

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Received: 22/09/2021. Accepted: 20/10/2021.
Copyright © Samuel Bidaud, 2021. Published by Vilnius University Press.
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L’écrivain tchèque Jan Čep (1902–1974) est pratiquement inconnu en France. Son œuvre aurait pourtant de quoi retenir l’attention, que ce soit par sa beauté et sa poésie comme par sa profondeur spirituelle. Le sentiment d’angoisse, de mort et de solitude qu’elle s’efforce continuellement de dire en le dépassant laisse émaner des rayons de foi et d’amour d’une lumière pénétrante. Elle concerne par ailleurs d’autant plus le public français que, suite au coup d’état de 1948 en Tchécoslovaquie, Čep s’exila en France où il vécut jusqu’à sa mort. Il fit en outre beaucoup, en tant que traducteur, pour la littérature française. Il était en contact avec Georges Bernanos, dont il fut pour une brève période le secrétaire aux îles Baléares, Henri Pourrat, Paul Claudel, Henri Queffélec, Gabriel Marcel, Julien Green ou encore Emmanuel Mounier, le fondateur de la revue Esprit1. Enfin, il faut mentionner que Čep épousa Primerose Du Bos, la fille du critique Charles Du Bos. Son histoire est donc pleinement liée à celle de la littérature française ainsi qu’aux relations franco-tchèques2.

À l’époque où il se trouvait encore en Tchécoslovaquie, Čep était considéré comme l’un des grands écrivains d’inspiration chrétienne à côté de Jan Zahradníček, Jaroslav Durych et quelques autres, ainsi qu’en témoignent les éloges de la critique à son égard (par exemple de la part de František Xaver Šalda) et une certaine réception auprès du public. Les conditions dans lesquelles il se trouve après 1948 imposent néanmoins un tournant à son œuvre. La France, où il fuit le régime communiste, ne lui réserve pas l’accueil espéré et les difficultés rencontrées auprès des éditeurs, malgré l’aide de ses amis français, le font finalement renoncer à la littérature. En même temps, les circonstances historiques poussent Čep, à travers son travail pour Radio Free Europe, à se consacrer à l’essai, qui prend chez lui plusieurs formes, qu’il s’agisse des « méditations temporelles et intemporelles » ou du « livre de la semaine », les deux programmes pour lesquels il est chargé de rédiger des textes à la radio. Pourtant, le passage de la nouvelle à l’essai ne doit pas être interprété comme une rupture totale. Čep continue à exprimer différemment, dans ce nouveau genre, ses préoccupations (Trávníček 1996, 13 ; Komárek 2020). Il faut également rappeler, dans cette perspective, qu’il écrit encore après 1948 plusieurs nouvelles, sur lesquelles nous avons choisi de nous pencher de façon approfondie dans ce qui suit. Jan Zatloukal écrit à ce sujet : « Les exégètes de l’œuvre de Čep n’ont pas accordé beaucoup d’attention à ces quelques récits, les considérant comme l’épilogue d’une œuvre plus ou moins achevée » (Zatloukal 2014, 97). Nous souhaiterions pour notre part, au contraire, souligner l’intérêt et la spécificité de ces nouvelles tardives et contribuer ainsi aux études sur les écrivains tchèques en exil, auxquels Josef Hrdlička a récemment consacré une monographie (Hrdlička 2020).

Les nouvelles écrites par Čep en France sont au nombre de six : Les Tziganes, qui fut rédigée directement en français mais dont une première version parut en tchèque dans Svobodný zítřek en 1948 alors que la version française ne fut publiée dans la revue Terre humaine qu’en 1952 ; Le Secret de Klára Benda [Tajemství Kláry Bendové, 1949] ; Devant la porte fermée [Před zavřenými dveřmi, 1953] ; L’Île de Ré [Ostrov Ré, 1953] ; Jours de mai [Květnové dni, 1954], et Trois pèlerins [Tři pocestní, 1956]3. Elles manifestent évidemment une continuité avec les nouvelles publiées en Tchécoslovaquie et les thèmes chers à Čep y perdurent, notamment l’angoisse et l’errance de l’homme sur la terre. Mais ces thématiques sont désormais vues aussi à travers le prisme des événements historiques. Entre les recueils de nouvelles d’avant-guerre et les textes d’après 1948, le monde a été bouleversé. Il y a eu les horreurs de la Seconde Guerre mondiale et des camps de concentration, puis les débuts de la Guerre froide, qui a isolé toute une partie de l’Europe derrière le rideau de fer. En ce qui concerne Čep enfin, il a franchi la frontière tchécoslovaque lors d’une nuit décisive, après laquelle il ne devait jamais revenir dans son pays.

Les nouvelles de l’écrivain s’en ressentent grandement sur tous les plans4. Si elles se situaient auparavant dans un cadre presque toujours plus ou moins identique, c’est-à-dire dans des villages de la région de Haná en Moravie, et mettaient en scène avant tout le drame existentiel d’un individu, d’une personne, elles s’élargissent désormais à l’ensemble de l’humanité. Certes, elles se déroulent toujours préférentiellement dans la terre natale de l’auteur, à l’exception de Devant la porte fermée et de L’Île de Ré5. Toutefois, le personnage principal y fait face non plus seulement à son drame intime, mais aussi à celui de l’Histoire, dans un monde en partie déshumanisé, où la communication entre les hommes, mais aussi le fait de pouvoir s’exprimer, s’avèrent de plus en plus difficiles. Cette situation dans laquelle il est placé le force à faire des choix, notamment celui de rester ou de partir ; de là un sentiment de responsabilité qui se fond dans le sentiment d’angoisse originel de Čep, comme nous le verrons. Néanmoins, une forme d’acceptation du destin apparaît dans deux des dernières nouvelles, justement celles qui se situent en France, et, en même temps, une sorte de deuil de la littérature se profile, avec toute la résignation douloureuse que cela implique mais aussi avec l’idée qu’un autre type de création est possible – qui permettra à l’écrivain de continuer à dire son drame tout en donnant sa voix pour celles et ceux qui souffrent derrière le rideau de fer.

1. Une humanité détruite

Les nouvelles de Čep sur lesquelles nous nous penchons ont toutes pour cadre la Seconde Guerre mondiale ou l’exil, à l’exception de Trois pèlerins qui se situe tout de suite après la guerre. Les Tziganes évoque la déportation ; Jours de mai et Le Secret de Klára Benda se déroulent durant l’occupation nazie et mentionnent aussi les violences de la Libération ; Devant la porte fermée raconte l’errance d’un émigré tchécoslovaque, Pavel Kříž, dans les rues de Paris, et le narrateur de L’Île de Ré a lui aussi fui la Tchécoslovaquie. Dans l’ensemble de ces nouvelles, les personnes sont habitées par l’angoisse et la peur, et elles sont désormais vidées de leur humanité par des idéologies meurtrières qui nient leur droit à la liberté de conscience et à la vie.

Le premier élément que l’on peut mentionner dans cette perspective est le climat général dans lequel baignent les nouvelles. Les Tziganes, Jours de mai et Le Secret de Klára Benda sont imprégnées d’une angoisse lourde. Une peur permanente pèse sur les gens, qui ne laisse nul répit et s’infiltre jusque dans leur sommeil et leur âme. Dans Les Tziganes, le narrateur raconte comment chacun se replie chez soi et s’y barricade par peur de l’autre (Čep 2014a, 302) :

Les gens se blottissaient dans leurs maisons ancestrales pour échapper à ce mauvais œil gigantesque aux pupilles innombrables, qui pénétrait les coins les plus cachés et les pensées les plus secrètes. Nul n’était plus en sécurité chez soi, chacun se sentait épié ; le sommeil même, plein de cauchemars, ne nous appartenait plus.

La maison, et la maison ancestrale, il convient d’insister sur ce point, est devenue incapable de protéger les gens. Or pour Čep le foyer, dans tout ce qu’il incarne en termes de continuité entre les générations, est un symbole de sécurité dans lequel l’homme trouve sa place et son refuge, ainsi qu’en témoignent de nombreuses nouvelles, par exemple Le Vieux Jardin [Stará zahrada], où le narrateur porte un regard nostalgique sur le jardin de son enfance qui relie trois générations – la sienne, celle de son père et celle de son grand-père. L’ancrage dans la terre natale donne à la fois une protection et un sens, mais ici ces derniers sont remis en cause, puisque les villages sont occupés par les nazis et deviennent un lieu de cauchemar, vidés de leur substance réconfortante. Les hommes ont perdu confiance les uns dans les autres et vivent dans la crainte des dénonciations. Le bruit d’une voiture qui s’arrête, un coup frappé à la porte ou des mots prononcés dans une langue étrangère, éveillent aussitôt un sentiment de peur, qui ronge le quotidien, créant une atmosphère de suspicion généralisée qui ne permet plus l’ouverture à l’autre. Dans Le Secret de Klára Benda, Teodor Benda a été dénoncé et arrêté par la Gestapo, et dans Jours de mai, Vojtěch ignore comment considérer le gendarme qui vient réprimander sa mère pour n’avoir pas hissé le drapeau le jour de l’anniversaire de Hitler ; le fait-il pour la protéger ou non ? Et pourquoi fait-il semblant de ne pas voir Vojtěch alors qu’ils se connaissent ? Comment continuer à être en relation avec les gens et savoir ce qu’ils pensent lorsque tout en eux devient soudainement opaque ? Dans Devant la porte fermée, Pavel se remémore les événements qui ont précédé son départ, depuis les cours qu’il donnait et durant lesquels il se demandait quels étaient les étudiants présents dans la salle uniquement pour l’espionner, à la surveillance dont il était l’objet en Tchécoslovaquie, que ce soit à travers les « deux messieurs » qui venaient régulièrement voir sa concierge pour s’informer à son sujet ou le « fichier » avec des remarques le concernant. Le lien à l’autre est fortement altéré et l’authenticité restreinte à la sphère familiale ou religieuse.

Par ailleurs, les armes sont partout et les mitraillettes que les soldats portent et braquent continuellement ont quelque chose d’effrayant. S’ajoute à cela la proximité de la mort : le massacre de Javoříčko commis par les nazis a lieu non loin de l’endroit où vit Vojtěch dans Jours de mai et il se souvient lui-même d’y être allé en vélo. Qu’est-ce qui distingue Javoříčko de son village ? songe alors Vojtěch, comme s’il prenait conscience du caractère arbitraire de l’histoire et des victimes du mal.

Si l’homme est diminué, la technique, elle, a pris des proportions démesurées et menace l’humanité. Elle a été perfectionnée, mais sert la cause du mal et non du bien. Très fréquemment, dans les nouvelles qui concernent la guerre, Čep mentionne de façon imagée le matériel militaire pour en souligner le caractère terrifiant et le pouvoir de destruction aveugle : dans Le Secret de Klára Benda, les soldats laissent leur « monstre de fer » dans le fossé, les avions sont comparés à de grands oiseaux blancs aux ailes immobiles qui planent dans le ciel, menaçants, avant de s’abattre tout d’un coup, etc. Les hommes sont pour leur part devenus comme des automates, comme des robots au service d’idéologies qui ne peuvent plus être maîtrisées. On assiste, sur le plan narratif, à une déconstruction de la personne, par laquelle celle-ci perd en quelque sorte ses caractéristiques humaines. Ainsi, la description des soldats saisit ces derniers sous un angle extérieur, à travers leur voix, le bruit de leurs fusils ou celui de leurs pas, non seulement pour signaler la peur qui rôde, mais aussi comme si leur être intérieur s’était mécanisé et que leur capacité de décision et de libre-arbitre avait disparu.

Pourtant, l’homme reste l’homme. Mais c’est la potentialité de sa folie meurtrière qui ressort désormais. Dans Jours de mai, les soldats allemands qui se trouvent dans le village sont probablement des gens comme les autres, qui aspirent à rentrer chez eux et ne veulent pas faire de mal aux habitants, mais un ordre venu d’en haut peut faire taire leur humanité en un instant, car leur volonté elle-même ne leur appartient plus (Čep 1999, 325) :

Il est vrai qu’ils ne violaient ni ne tuaient personne. Ils étaient arrivés Dieu sait d’où et ignoraient ce qui s’était passé deux jours plus tôt, à une demi-heure de là. Ils n’avaient jamais entendu prononcer le nom de Javoříčko, et peut-être même pas celui de Lidice. Ils sentent seulement qu’il en va de leur vie et que tout cela finira mal. Ils voudraient pouvoir rentrer chez eux. Mais si un forcené ou un fou leur donnait l’ordre d’assassiner, ils se mettraient à assassiner…6

Si, dans le cas des soldats, c’est leur incapacité à échapper aux ordres qui déconstruit leur humanité, d’autres sombrent dans une violence vengeresse. Ainsi, à la fin de Jours de mai, des Tchèques tirent sur un garçon de ferme ukrainien au moment de la Libération, et dans Le Secret de Klára Benda, à la Libération là aussi, des Russes et des Tchèques viennent arrêter Teodor Benda et le fusilleraient si le président du comité national n’intervenait pas auprès du commandant.

D’autres personnes sont déshumanisées par les idéologies, qu’il s’agisse de la théorie des races ou de celles des totalitarismes. Aucun des deux villages ne veut accueillir les Tziganes de la nouvelle éponyme, qui sont laissés dans le froid et la misère, jusqu’à ce qu’un bébé meure gelé et que l’un des villages ouvre finalement ses portes, mais pour parquer les nouveaux venus dans deux cabanes. Seul le vieux prêtre paraît préoccupé de leur sort et rappelle l’inviolabilité et le caractère sacré de leur personne (Čep 2014a, 303) :

Ce sont pourtant des créatures de Dieu qui ont une âme immortelle, reprenait-il d’une voix chancelante et comme transpercée. Comment peut-on les abandonner ainsi ? J’ai déjà écrit au maire et aux conseillers des deux communes… Avec cet hiver qui s’annonce dur… sur ce carrefour exposé à toutes les bourrasques… 

L’Île de Ré évoque également les victimes du Directoire durant la Révolution française lorsque le narrateur lit dans l’église les noms des prêtres qui ont été emprisonnés sur l’île avant d’être envoyés dans d’autres îles lointaines et d’y mourir. Le parallèle avec les victimes du régime communiste en Tchécoslovaquie surgit alors en lui et les procès truqués lui viennent sous les yeux. Même la nouvelle Trois pèlerins, qui n’a pas pour cadre immédiat la guerre et qui raconte sur un ton par endroits plus léger une nuit au cours de laquelle des amis errent après avoir bu, se conclut par quelques lignes de rétrospective dans lesquelles le narrateur fait sommairement le bilan de ce que sont devenus les personnages de l’histoire : « Les murs des prisons se sont refermés sur certains d’entre eux, d’autres se sont perdus sur les chemins d’ici-bas, sous un horizon indistinct où clignotent quelques fanaux. D’autres ont déjà franchi la frontière de l’espace et du temps »7 (Čep 1999, 357).

Čep, comme l’a souligné Jan Zatloukal, est l’un des premiers à être conscient des dangers du communisme et à ne pas se faire d’illusion sur la Libération et les événements qui vont suivre (Zatloukal 2020). Dans cette perspective, les images des soldats russes qui entrent dans les villages acclamés par la population sont autant de paillettes qui contrastent avec les scènes de violence commises par les libérés et les libérateurs. Derrière cette image de façade, Čep pressent bien le drame à venir. L’une des femmes, à la fin de Jours de mai, dit d’ailleurs après l’assassinat du garçon de ferme ukrainien : « Si ça doit être cela, la nouvelle liberté… »8 (Čep 1999, 334). À une époque où beaucoup d’intellectuels français étaient fascinés par l’Union soviétique, comme le rappelle Xavier Galmiche (2014), Čep fait entendre dès le départ une voix critique, qui dénonce le mal où qu’il se trouve et sans complaisance. Partout où se trouve le mal, il reste le mal : à la fois dans le nazisme et le nouveau régime. Čep regarde, en somme, la réalité telle qu’elle est et refuse de se voiler les yeux au nom d’une idéologie, défendant la personne humaine dans la perspective d’un humanisme chrétien.

Vojtěch s’interroge dans Jours de mai : « L’univers est-il encore habité par des êtres vivants? »9 (Čep 1999, 321). Face à un monde où l’homme a perdu sa dignité, où se réfugier ? Où trouver encore l’innocence, sinon dans le chant des oiseaux et les fleurs qui « ouvr[ent] tout grands leurs yeux d’enfant, comme si elles ne comprenaient rien »10 (Ibid., 328) ? Car les oiseaux et les fleurs sont comme les Tziganes sauvages qui ne comprennent pas ce qui leur arrive, trop innocents pour voir le déferlement de haine et de violence qui engloutit le monde.

2. La perte de communication

Ce n’est pas un hasard si la question du langage et de la communication entre les êtres semble se poser de façon beaucoup plus marquée dans les dernières nouvelles de Čep par rapport aux précédentes. Par ailleurs, celui-ci en traite aussi explicitement et à plusieurs reprises dans ses Méditations, notamment lorsqu’il s’interroge sur le rapport de la langue maternelle à la création artistique (voir par exemple Čep 2019, 169–171).

Si la question de la langue a bien sûr préoccupé Čep non seulement en tant qu’écrivain, mais aussi que traducteur et étudiant de philologie française et anglaise à l’université Charles de Prague (il suivit les cours de Vilém Mathesius, grâce à qui il obtint une bourse pour voyager en Angleterre11), et s’il a eu le goût des langues et déclare même dans son autobiographie avoir été doué pour la grammaire historique12, la question du langage devient vraiment centrale pour lui au moment de son exil. Čep, fraîchement arrivé en France, voudrait pouvoir continuer à écrire, mais comment faire lorsque la possibilité d’utiliser le tchèque est désormais restreinte ? À cette interrogation il faut en substituer une autre, qui en découle naturellement : comment devenir un écrivain d’expression française ? Comment, pour le traducteur de Gaspard des montagnes, faire du français, une langue qu’il maîtrise très bien mais qu’il traduisait jusqu’alors en tchèque, une langue dans laquelle il serait capable de verser son univers intérieur ? Pour un temps au moins, Čep a nourri l’espoir d’une seconde période de son œuvre qui serait écrite dans la langue de son pays d’adoption. C’est en français qu’il rédige Les Tziganes, ce qui semble bien montrer que s’exprimer dans une langue qui n’est pas la sienne ne constitue pas pour lui un obstacle. La nouvelle est publiée et pourrait laisser un certain optimisme de ce point de vue. Mais, malheureusement, cette expérience restera sans suite et ni la traduction française qu’il fait de son roman La Frontière de l’ombre [Hranice stínu], ni son autobiographie Ma sœur l’angoisse, rédigée en français, ne trouveront d’éditeur. Ironie du sort, cette dernière, dont un fragment seulement a paru du vivant de Čep dans la revue Arena13, a été entièrement traduite en tchèque et publiée (Čep 1993), alors que le tapuscrit français original de ce texte magnifique sommeille dans un tiroir en attendant que quelqu’un accepte de le faire paraître.

Dans les nouvelles tardives de Čep, les personnages sont isolés dans la mesure où le langage ne remplit plus sa fonction de lien. On remarquera pour commencer l’aspect très concret, c’est-à-dire linguistique, de cette problématique. Bien souvent, en effet, c’est la question de la langue elle-même qui représente un barrage. Ainsi, dans Les Tziganes, personne ne connaît la langue de ces derniers si ce n’est un prêtre qui en a étudié la grammaire, et les enfants tziganes s’expriment en « baragouinant en dialecte demi-tchèque, demi-slovaque, avec des accents qui n’appart[iennent] ni à l’un ni à l’autre » (Čep 2014a, 304) ; dans Jours de mai, les sœurs de Vojtěch demandent à celui-ci de venir parler avec les Allemands qu’elles ne comprennent pas ; et dans Le Secret de Klára Benda, on vient réveiller Teodor Benda la nuit pour qu’il parle avec les Russes (« Vous vous connaissez le russe »14, lui dit-on), mais il annonce en rentrant que la compréhension avec eux, au sens large cette fois, s’avère difficile. De façon révélatrice, l’objet du dictionnaire est mentionné à plusieurs reprises. On relève la présence d’un dictionnaire espagnol-anglais dans la bibliothèque de Vojtěch dans Jours de mai ; dans Devant la porte fermée, Pavel Kříž a dans sa mallette un dictionnaire d’Oxford lorsqu’il traverse la frontière tchécoslovaque pour fuir ; et dans L’Île de Ré un dictionnaire anglais-français sert à la famille anglaise que rencontre le narrateur pour communiquer avec les serveuses de l’hôtel. C’est comme si, dans ce nouveau monde qui s’était ouvert après la guerre, il fallait passer par des expédients, comme si la langue maternelle ne permettait plus à elle seule la communication et que les êtres étaient séparés dans ce nouveau Babel. On remarque aussi la forte présence, dans les dernières nouvelles, des langues étrangères et de phrases en français, allemand ou anglais qui ne sont pas traduites et sont directement insérées dans le texte tchèque, comme l’a noté Jan Zatloukal (2007). L’absence elle-même de langue partagée éveille les soupçons : les soldats allemands qui cherchent à parler avec les sœurs de Vojtěch dans Jours de mai croient que ces dernières font semblant de ne pas les comprendre.

En outre, le langage ne permet plus aux personnages de communiquer avec le reste du monde car il n’est plus transmis. La communication est coupée, matériellement. La radio qui diffuse les émissions de la BBC, dans Jours de mai, marche mal. Si Prague se fait encore entendre, sa voix est toutefois « prise dans un gouffre de solitude »15 (Čep 1999, 321) et personne n’entend son cri de détresse. Puis c’est le silence complet, qui isole du reste du monde : la radio est d’abord « sourde » (hluché), puis, peu après, « muette » (němé) (Ibid., 332) – ces deux adjectifs synthétisant pleinement l’impossibilité de tout échange. On peut également mentionner la nouvelle Devant la porte fermée, dans laquelle Pavel sonne sans relâche à son hôtel pour se faire ouvrir mais où personne ne lui répond, la sonnette finissant par ne plus fonctionner après qu’il en a épuisé la batterie ; ce qui montre, ici aussi, un dysfonctionnement de la communication qui est fortement révélateur.

Les hommes ne peuvent plus communiquer car des frontières infranchissables se sont installées partout. Les voies de communication, qui se sont développées techniquement depuis le début du vingtième siècle, éloignent les hommes les uns des autres plus qu’elles ne leur permettent de se rapprocher16. Il y a désormais deux univers, le bloc occidental et le bloc soviétique, qui sont séparés par un mur d’incompréhension. Le narrateur de L’Île de Ré en fait l’expérience : alors qu’un Alsacien lui demande naïvement si un soulèvement ne serait pas possible en Tchécoslovaquie, il ne peut que constater : « Ah ! Comme il y a loin de Mulhouse à Prague »17 (Čep 1999, 371), et finalement renoncer à toute explication et changer de sujet. De la même façon, Čep se heurte à l’incompréhension des intellectuels français qui idéalisent le communisme et ne voient pas ce qui se passe vraiment dans les démocraties populaires.

Finalement, il faut peut-être opposer au langage le silence, et à la communication la communion. On note que, dans Jours de mai, les moments de silence ponctuent le récit et sont associés à l’église. Le silence est le refuge contre le bruit des explosions et des haines humaines ; il est le creux où Dieu parle au cœur de l’homme. Vojtěch, dans Jours de mai, sent l’harmonie secrète qui relie les deux passages de la Bible qui sont lus durant la messe, mais cette dernière n’est pas explicitée. Les êtres se comprennent sans se parler. Vojtěch n’a jamais dit explicitement à sa mère qu’il l’aimait, mais pourtant il sent qu’elle le sait bien. Lorsqu’il lui pose une question sur la provenance d’une croix que la famille possède, sa mère sait qu’il dit autre chose à travers cette interrogation (Čep 1999, 329) :

« Est-ce que vous vous rappelez, maman, d’où provient cette croix? »

La vieille femme regarda, l’air hagard et ouvrant encore plus grands les yeux, dans les yeux de Vojtěch, avant de comprendre ce qu’il voulait vraiment dire et qu’il ne disait pas. Puis elle eut un léger sourire en songeant à son incompréhension et elle répondit : « C’est moi qui l’ai apportée ici. La tante Filoména me l’avait donnée quand je me suis mariée. Il paraît que c’est le vieux Ficimus qui l’a sculptée. »18

C’est par la gestuelle du prêtre, enfin, que s’exprime la solennité de la célébration de la messe dans la même nouvelle.

La communication se fait désormais communion spirituelle entre les êtres séparés. C’est ce dont témoigne la fin poignante de Devant la porte fermée, lorsque Pavel pense à sa mère restée en Tchécoslovaquie, comme Jan Čep à la sienne qu’il ne put jamais revoir après son départ, et que, levant les yeux vers la Vierge Marie, il sent que l’image de sa mère s’y mêle. Jaillit alors de son cœur le mot Zdrávas…, le début du Je vous salue Marie en tchèque, et dans la prière qu’il prononce Pavel est en communion avec sa mère qui prononce elle aussi les mêmes mots au même moment. Les deux figures de la mère finissent par se superposer et soulignent bien ce lien spirituel que rien ne peut anéantir. La communion par-delà le mur, par-delà tout mur, est la seule espérance des émigrés que la vie a séparés des êtres chers, le seul lien qu’il leur reste avec celles et ceux qu’ils ne peuvent plus voir. Et je ne peux m’empêcher d’être ému lorsque Jan Čep confie à l’une de ses correspondantes : « Ma mère vient d’avoir quatre-vingts ans. Dans une des rares lettres qui me sont parvenues de là-bas, elle me disait au revoir dans l’éternité. »19

3. L’exil et la faute

Les motifs de l’errance parcourent l’œuvre de Čep et sont encore très présents dans les dernières nouvelles. Ils doivent néanmoins, cette fois, être interprétés à la lumière de l’exil concrètement vécu par l’écrivain tchèque, qui ne se contente plus d’évoquer ce thème mais qui l’éprouve dans sa chair. Comme le note Josef Hrdlička (2018, 13) : « Après l’exil de Čep à Paris en 1948, ce thème évolue, et l’exil spirituel s’accompagne d’un exil réel. »

C’est probablement dans Trois pèlerins, qui hésite entre un ton en apparence enjoué et une gravité que l’on ressent, que la perte de repère spatial propre à l’errance est la plus prégnante. Les personnages, en effet, marchent dans le paysage natal de l’un d’eux, le prêtre Antonín, et ne parviennent pas à retrouver leur chemin dans la nuit. L’action de Trois pèlerins se déroule, il convient de le rappeler, après la fin de la Seconde Guerre mondiale et avant l’arrivée au pouvoir du régime communiste. Les personnages se trouvent donc à une frontière entre deux événements. Tout concourt à donner cette impression qu’ils errent au milieu de deux points : le lieu où se situe l’action est simplement décrit comme se trouvant quelque part entre Brno et la Moravie du sud, et il s’agit donc d’un lieu qui est un lieu intermédiaire ; deux événements historiques, la fin de la guerre et l’arrivée au pouvoir du régime communiste, encadrent l’histoire, mais aussi, dans le cas de Jiří, le protagoniste principal, deux événements intimes, sa relation avec Marie et la décision qu’il doit prendre à ce sujet ; les personnages, enfin, sont perdus entre deux villages et entre la terre et les étoiles, ce qui rejoint le motif-clé de l’homme pèlerin sur la terre cher à Čep. La perte sur les chemins du pays natal, qui constitue le thème principal de Trois pèlerins, renvoie ainsi à la perte sur les chemins d’exil. Ce dernier est entrevu ou s’est déjà produit dans plusieurs nouvelles : Jours de mai, Devant la porte fermée et L’Île de Ré.

L’image marquante que Jan Čep associe à l’exil semble être celle de cette nuit d’août 1948 durant laquelle il passa la frontière tchécoslovaque. Il relate cet événement dans son autobiographie Ma sœur l’angoisse : « Une nuit du mois d’août sous la pleine lune, je franchissais secrètement, à quatre pattes, la frontière entre la Bohême et la Bavière – une pauvre serviette pour tout bagage » (139). Cette source autobiographique est déclinée de deux façons similaires dans Jours de mai et Devant la porte fermée. Dans la première des deux nouvelles, Vojtěch pressent le moment où il lui faudra quitter les livres de sa bibliothèque, et le narrateur, dans un mouvement d’anticipation, ajoute : « Vojtěch ne se doutait pas alors qu’un jour viendrait où il lui faudrait de la même façon tout laisser derrière lui et où il franchirait la frontière – une petite valise dans une main, une serviette dans l’autre »20 (Čep 1999, 327). Une description identique se retrouve dans Devant la porte fermée, où Pavel se souvient de son départ, auquel sont liés les mêmes objets : « Il y avait à peu près deux mois qu’il était descendu à la Gare de l’Est. Il avait avec lui une petite valise et une serviette avec lesquels il avait franchi à pieds la frontière, ainsi qu’un kit de survie dans une boîte en carton que liait une ficelle »21 (Čep 1999, 364). On voit que c’est sa propre situation qu’évoque Jan Čep à travers ces deux personnages.

Dante, au début de la Divine comédie, écrit ces vers célèbres : « Nel mezzo del cammin di nostra vita/mi ritrovai per una selva oscura/ché la diritta via era smarrita. » Une telle phrase pourrait s’appliquer à Jan Čep, pour qui le passage de la frontière constitue une sorte de seuil entre les deux parties de sa vie22. Son existence est désormais séparée entre un avant et un après : l’avant correspond au souvenir de la Tchécoslovaquie, de la famille et des racines, de l’écrivain reconnu, qui peut s’exprimer dans sa langue, le tchèque ; l’après, à la situation de l’émigré tchécoslovaque qui vit l’expérience douloureuse de la séparation d’avec ses proches, qui doit renoncer à la littérature et lutter avec les difficultés matérielles. Ces deux parties semblent séparées de façon définitive. On est ému à la lecture de Ma sœur l’angoisse lorsque Jan Čep raconte ce qu’il ressent au moment où il se retourne après avoir franchi la frontière : « J’ai fini par me trouver dans un sentier à flanc de côteau. J’ai marché encore un peu ; ensuite, je me suis retourné ; les lumières de la petite ville d’Asch brûlaient devant moi dans une brume légère. Elles semblaient étonnamment près – et pourtant, je savais que cette distance m’était devenue infranchissable » (160).

La personne émigrée est comme dépouillée d’une part d’elle-même. Čep évoque dans Devant la porte fermée les soucis matériels que rencontre Pavel Kříž, qui part avec sa seule mallette sous le bras. Sa situation est précaire : il lui faut trouver un métier, il dépend très largement de l’aide des autres, et nombre de ses compagnons d’infortune, confie le narrateur, n’ont pu dormir dans un lit au cours des derniers mois. Pavel est comme abandonné parmi des vagues d’autres personnes elles aussi en quête d’asile. Les rues de Paris ont remplacé les villages moraves des nouvelles précédentes ; dans la salle d’attente de la préfecture, Pavel côtoie Africains et Asiatiques. Le monde s’ouvre devant lui, mais c’est un monde d’anonymat, un sentiment qui règne parmi les émigrés qui viennent des quatre coins du monde et dont les noms sont déformés dans l’indifférence générale par le fonctionnaire qui les appelle, comme si, à travers leur nom, c’était leur identité qui était plus profondément négligée, voire méprisée.

L’exil peut être apparenté à une perte d’identité lorsque plus rien ne relie la vie d’avant de l’exilé à sa vie d’après. Un sentiment qui rejoint celui de l’angoisse čepienne et qui y contribue fortement. L’angoisse, chez Čep, se manifeste en effet en partie à travers l’expérience de la discontinuité : c’est lorsque leur être ne leur apparaît plus comme une unité dans le temps et l’espace, que rien ne réunit le moment présent au passé de la personne et au monde qui l’entoure, que cette dernière est comme détachée d’elle-même et que l’angoisse la submerge – une impression qui peut prendre des formes très diverses, depuis le sentiment de perte de transparence de la création que ressent Prokop dans La Pentecôte [Letnice] à la prise de conscience de la séparation de son être par Josef Brach dans Le Veilleur [Ponocný]. On comprend ainsi que l’exil accentue cette rupture : alors que pour Čep l’enracinement dans la terre de ses ancêtres est fondamental, non pas dans un sens régionaliste mais dans un sens métaphysique, comme l’a bien vu Jan Zatloukal dans sa préface à la Correspondance Henri Pourrat – Jan Čep (Čep 2014d, 19), avec le départ pour une terre nouvelle ses racines se perdent.

Čep évoque dans les deux nouvelles qui se situent en France l’incapacité de ses personnages à poursuivre leur vie précédente. Cela passe notamment par la stérilité littéraire pour le narrateur de L’Île de Ré, à qui sa petite amie reproche de ne pas écrire. De façon significative, il lui manque les mots : ainsi lorsqu’il est confronté à un nom de plante qu’il a oublié en tchèque et qu’il ne connaît pas en français. De même, alors que Čep reconnaissait les arbres de sa terre natale et savait les nommer dans toute leur poésie, son narrateur n’est plus capable que d’approximations : l’arbre esseulé sous lequel il s’abrite « ressembl[e] à un tilleul »23 (Čep 1999, 374). On a l’impression d’un homme qui n’est vraiment nulle part : il ne peut plus créer ni en tchèque ni en français, n’appartient plus à son pays d’origine mais n’appartient pas non plus à son pays d’accueil.

Il faut en outre évoquer le sentiment de faute dont l’exil est empreint. C’est dans la nouvelle Devant la porte fermée qu’il est le plus fort. Pavel se sent coupable d’être là où il se trouve. Il n’ose pas demander ce qu’on pense de lui dans son pays d’origine. Les mots du journaliste français qui lui affirme qu’il a bien fait de partir pourraient le rassurer, mais un sentiment d’illégitimité l’habite au contraire. Pavel craint à tout moment qu’on ne lui demande de se justifier, de justifier sa présence sur le territoire français, d’où son « complexe des papiers ». Il éprouve aussi l’illégitimité d’être là où il est, alors que les autres ne sont pas en sécurité. Enfin, il a l’impression d’avoir abandonné sa famille, et notamment sa mère, dont l’image lui vient à la fin de la nouvelle24. Dans un rêve, il se revoit dans le jardin de son enfance où il contemple sa famille qui ne l’aperçoit pas en retour et le rêve, au début rassurant, devient angoissant lorsque Pavel sent les regards posés sur lui, comme une accusation. Il imagine sa mère qui est seule et abandonnée, qui voudrait lui parler mais dont la bouche ne laisse échapper aucun son. Čep mentionne, dans sa correspondance avec Henri Pourrat, les rêves similaires qui sont les siens25. Dans L’Île de Ré, c’est cette fois le narrateur qui, dans la lettre qu’il écrit à sa petite amie, probablement exilée comme lui, évoque le rêve qu’il a fait et qui pourrait éveiller chez cette dernière un sentiment de culpabilité qu’il anticipe et prévient aussitôt (Čep 1999, 373) :

Je sais que vous n’aimez pas entendre ces choses-là. Des images d’angoisse sont ensevelies dans votre mémoire et la couche qui les recouvre est fragile et transparente. Qu’un mot appuie imprudemment dessus, et elle s’écroulera. Je suis heureux pour vous de votre beau soleil de Touraine, de ce paysage gracieux où tout semble à sa place. Vous aussi vous y êtes à la vôtre et bien loin de moi l’idée de vouloir vous en déraciner.26

Être convaincu d’avoir le droit d’être là où la vie l’a placé : tel semble finalement l’enjeu pour Jan Čep.

4. Chrétien sur la terre

Quel apaisement trouver dans un tel monde ? Comment se positionner quand la marge de choix possible est extrêmement réduite ?

L’apaisement, chez Čep, passe par le christianisme, qui est désormais confronté aux horreurs du nazisme, de la guerre et des totalitarismes. On observe ainsi, dans les dernières nouvelles de Čep, à la fois une continuité avec la mystique qui émerge dès ses textes de jeunesse, mais aussi l’idée que Dieu est le seul salut pour traverser un monde de violence dans lequel la valeur de chaque être en tant que personne unique se trouve niée.

Čep développe tout au long de son œuvre un ensemble de motifs qui témoignent d’une vision spirituelle et existentielle en profondeur, où les deux mondes, le visible et l’invisible, sont en contact, le premier n’étant que l’incarnation du second27. L’une des images-clés de l’écrivain tchèque, amplement commentée, est celle de la double demeure, qui est actualisée de bien des façons et qui témoigne que l’homme a ses racines dans le ciel. Ce thème de la double demeure continue à être présent dans Trois pèlerins par exemple, lorsque Jiří se souvient d’avoir éprouvé un jour qu’il y a toujours deux chemins qui se superposent l’un à l’autre, l’un temporel et l’autre atemporel (Čep 1999, 352) :

Il se rappela comment, à plusieurs reprises, il s’était ainsi égaré à deux pas du but, dans un paysage dont il ressentait chaque contour à travers tous ses membres. Il s’était alors demandé : « Est-ce qu’en réalité il n’y a pas en tout lieu deux pays dont les chemins se croisent mystérieusement ? Si l’on s’égare, est-ce que cela ne signifie pas que nous avons été pris dans le quadrillage d’un de ces croisements et que nous marchons déjà sur les chemins du second pays, sans même que nous puissions dire à quel moment nous avons franchi la frontière invisible? »28

Mais le christianisme, dans les nouvelles écrites en exil, doit affronter directement la question du mal et de son actualité immédiate. Ce qui implique une double posture : d’abord, prendre la main de Dieu pour émerger du torrent de haine et de violence qui s’est abattu ; ensuite, assumer avec confiance et détermination sa responsabilité dans l’histoire.

Pour le chrétien qu’est Čep, traverser le mal et la souffrance ne peut se faire qu’en communion avec le Christ. Dans Jours de mai, au milieu de la guerre, l’église est le lieu qui se maintient quand la terre tremble tout autour et la main de Vojtěch que le prêtre serre avant qu’ils ne repartent dans le monde témoigne de l’assurance que Dieu est avec nous dans l’épreuve. Si les murs de l’église vibrent et que les gens retiennent leur peur qu’ils ne tombent, le prêtre continue la célébration et l’église tient bon. Ce passage peut faire songer à celui de l’Évangile dans lequel Jésus rejoint les disciples au milieu de la tempête en marchant sur l’eau et où leur barque accoste finalement sur la rive. L’église (le navire par sa forme) est ici le symbole de la foi et du vaisseau qui, malgré la peur, se laisse mener par le Christ. Et le prêtre déclare à Vojtěch, après la messe, que les caves de la sacristie sont solides.

Face à l’horreur que l’homme commet contre l’homme, Dieu est la seule sécurité vers qui se tourner, le seul refuge. Dans Le Secret de Klára Benda, c’est dans l’église que Klára ressent elle aussi qu’elle n’est pas seule et que toute sa souffrance et celle de tous les êtres est partagée par et en Jésus. Un sentiment d’abandon et de confiance l’envahit alors (Čep 1999, 340–341) :

Au milieu de la messe, Klára avait soudain eu le sentiment qu’elle était chez elle, au cœur même de quelque chose d’où personne ne pouvait la chasser. Il en était peut-être ainsi pour ceux qui étaient assis à Ses pieds, sur les bords du lac, bienheureux... La souffrance, contre laquelle elle s’était révoltée, s’était refermée sur ses épaules. Elle y avait consenti, elle l’avait faite sienne. Et tout à coup c’était comme si elle sentait une autre épaule à côté de la sienne, qui s’était chargée de son fardeau. Elle sentait que la souffrance du monde entier et de tous les hommes ne faisait qu’un et que sa souffrance à elle en était une partie.29

Certains brillent comme des lueurs dans l’agonie du monde. C’est de l’amour de Dieu que témoigne jusqu’à sa mort le prêtre des Tziganes en prenant soin de ces derniers. La déportation des Tziganes est vécue en parallèle avec la mort du prêtre et avec celle du Christ en ce Vendredi saint, où l’espérance est affirmée avec force dans les dernières paroles du prêtre mourant : « Le Christ… va… ressusciter… » et confirmée par le chant qui monte à la fin de la nouvelle – « le vieux chant de triomphe, le cri suprême de l’espérance chrétienne, vibrant à travers les siècles, jaillissant vers l’éternité : “Resurrexit in hac hora » (Čep 2014a, 308–309).

Que doit, dès lors, faire le chrétien ? Jan Čep parvient, dans L’Île de Ré, à accepter sa situation (au sens littéral comme au sens figuré) en France. Le narrateur est soudainement éclairé : en contemplant les noms des prêtres martyrs de la Révolution française, il comprend que lui aussi est appelé à parler pour les martyrs de son époque (Čep 1999, 375) :

Au lieu des visages peints de façon maladroite sur les murs de l’église, j’ai vu tout à coup tellement de visages familiers, dont la voix, devenue méconnaissable, balbutiait à la radio d’étranges aveux. Je suis retourné vers l’autel principal. Il m’a alors semblé que ce n’était pas par hasard ni sans raison que je m’étais égaré sur l’île de Ré.30

Ce paragraphe qui conclut la nouvelle fait écho de façon transparente à la situation de Čep et évoque la transition qu’il accepte de vivre : comme son narrateur, il va maintenant, dans cette France où il a cherché refuge, parler pour celles et ceux qui souffrent, pour les victimes du régime soviétique et plus largement pour toutes les victimes de toutes les horreurs ; et, en même temps, il va porter une espérance chrétienne en ce monde – espérance d’amour tendue à la face du mal qui n’oublie pas qu’il faut prier pour ceux qui nous persécutent. Dans ce texte qui se situe dans son pays d’adoption, Čep fait aussi ses adieux au genre de la nouvelle, acceptant en quelque sorte, avec toute la frustration et la souffrance que cela implique, que la page se tourne. Sa création prendra désormais la forme de l’essai et des méditations pour Radio Free Europe, qui, si elles ne le laissent guère s’épanouir étant donné les contraintes d’écriture auxquelles il est soumis, lui permettent du moins de s’adresser au peuple tchécoslovaque et de lui apporter un réconfort31.

5. Conclusion

Les nouvelles sur lesquelles nous nous sommes penché sont à part pour plusieurs raisons. D’abord par le lieu de leur genèse, puisqu’elles sont toutes écrites après l’exil de Čep en France. Ensuite, parce qu’elles représentent pour Čep un seuil entre la nouvelle et l’essai, qu’il expérimentera sous des formes variées, allant des Méditations au recueil Pèlerin sur la terre [Poutník na zemi]. Ces nouvelles tardives se distinguent aussi des précédentes du point de vue de leur contenu. Les événements historiques y sont prépondérants et génèrent une nouvelle angoisse. Le monde est désormais en proie à la violence et à la déshumanisation et la communication entre les êtres impossible. L’extrait suivant de Trois pèlerins reflète très bien cette nouvelle situation (Čep 1999, 354) :

Quoi qu’il en soit, cette solitude nocturne, cette nuit hors du temps, ce « pays qui n’appartient à personne », ne parviendront pas à les protéger encore longtemps de l’invasion du monde extérieur. Ou même, ce qui serait encore plus horrible : si le soleil ne devait plus jamais se lever et s’ils avaient sans s’en rendre compte franchi la frontière au-delà de laquelle commence le règne de la mort – ou bien si cette partie égarée du monde (en admettant qu’il y ait encore un monde) était occupée à l’aube par des silhouettes en uniformes, des silhouettes dont les visages ressemblent encore à des visages humains, mais avec qui il n’est déjà plus possible de se faire comprendre au moyen du langage des hommes ?32

Les grandes thématiques čepiennes, notamment celle de l’homme pèlerin sur la terre, revêtent une autre forme. Elles ne sont plus seulement imaginées et projetées, mais vécues par l’écrivain en exil et accompagnées d’un sentiment de faute d’être parti et de culpabilité par rapport aux êtres chers restés en Tchécoslovaquie. Les liens avec ces derniers ne peuvent plus être que spirituels et la voix de Čep est brisée par l’exil et la solitude. Mais il découvre aussi, comme le narrateur de L’Île de Ré, que cette voix peut désormais se faire entendre autrement : en parlant aux autres et pour les autres, même s’ils ne peuvent lui répondre, et en transmettant à celles et ceux qui souffrent sous les régimes totalitaires la chaleur et le germe d’une espérance, notamment à travers ses textes pour Radio Free Europe. Ce n’est certes pas sans frustration et sans douleur que Čep renoncera à la nouvelle, mais, en même temps qu’il assumera sa vocation et sa responsabilité à l’égard des opprimés, il réussira à donner aux essais qu’il n’était pas destiné à écrire la forme d’une création personnelle, qui dépassera finalement très largement son contexte et à travers laquelle il dira autrement ce que, jadis, la nouvelle lui permettait d’exprimer.

Références

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1 Une anthologie de la correspondance de Jan Čep avec ses amis français a été éditée en tchèque par Jan Zatloukal (2016).

2 Alors que le régime communiste avait exclu Jan Čep de l’histoire officielle de la littérature tchèque après 1948, condamnant son œuvre au silence ou à paraître ponctuellement sous forme de samizdat, cette dernière ne cesse d’être remise en valeur depuis 1989. Un grand nombre de textes inédits de Čep ont ainsi été édités ou réédités par Mojmír Trávníček et Bedřich Fučík, puis par Jan Zatloukal, notamment grâce au Centrum pro demokracie de Brno ; Čep a fait l’objet d’un colloque ; les éditions Host ont publié en 2016 une anthologie des nouvelles de l’écrivain ; Jan Nebeský a choisi de lui consacrer une pièce de théâtre, sous le titre Dvojí domov [La Double Demeure], avec le célèbre acteur David Prachař ; et nous avons pour notre part traduit plusieurs textes de Čep en français, parus dans des revues comme Nunc, Traversées ou L’Atelier du roman, ainsi qu’un article de présentation générale de son œuvre dans la revue Quinzaines, qui a l’avantage de s’adresser à un public plus large que le public universitaire à strictement parler. Précisons que les Méditations [Meditace] de Čep, publiées en 2019, ont tout de suite été épuisées et ont dû être rééditées, et que la traduction de la correspondance entre Jan Čep et Henri Pourrat vient de sortir en tchèque après avoir été publiée en 2014 en France. Tout cela semble indiquer un renouvellement de l’intérêt pour Čep et, espérons-le, une (re)découverte de ce dernier.

3 L’ensemble de ces textes ont été réunis dans ’Herbe des champs [Polní tráva] (Čep 1999). C’est cette édition que nous citons dans cet article, sauf en ce qui concerne Les Tziganes, où nous nous nous fondons sur la version française originale, disponible dans l’ouvrage de Jan Zatloukal, L’Exil de Jan Čep en France (Čep 2014a, 300–309). En ce qui concerne la genèse des textes et leur ordre chronologique d’apparition, nous reprenons les informations disponibles dans ce même livre (Zatloukal 2014, 97–146). Quatre des nouvelles parurent en Allemagne dans l’anthologie d’exil Cikáni [Les Tziganes] : outre la nouvelle éponyme, ce recueil contenait aussi Le Secret de Klára Benda, Devant la porte fermée et L’Île de Ré. Lorsque nous citons Le Secret de Klára Benda, nous reprenons notre traduction parue en 2020 dans le numéro 102 de L’Atelier du roman (Čep 2020). C’est nous qui traduisons à chaque fois toutes les citations du tchèque.

4 Vie et œuvre, chez Čep, sont liées par un rapport très étroit qui, comme le souligne Mojmír Trávníček dans l’apparat critique à l’édition de L’Herbe des champs (Čep 1999, 376), est encore accentué durant la période de l’exil : « Si l’on confronte l’esquisse Jours de mai (et de façon similaire Les Tziganes) avec les notations contenues dans le journal de Jan Čep, avec sa correspondance ou ses souvenirs, on se rend compte que la distance entre le héros du récit et le narrateur est minimale » [« Konfrontujeme-li například skicu Květnové dni (podobně také Cikány) s deníkovými záznamy, korespondencí a vzpomínkami Jana Čepa, objevíme minimální distanci mezi hrdiny příběhu a vypravěčem »]. Il ne sera pas inutile, par conséquent, de rapprocher les nouvelles que nous étudions de documents connexes, qu’il s’agisse des lettres de Čep, notamment celles échangées avec Henri Pourrat, ou de son autobiographie Ma sœur l’angoisse.

5 C’est ce critère qui a poussé Jan Zatloukal à les regrouper pour envisager leur étude de façon spécifique dans son article « L’exil dans les nouvelles de Jan Čep » [Exil v povídkách Jana Čepa] (2007).

6 « Je pravda, že neznásilňují a nezabíjejí. Přišli bůhví odkud, a nevědí, co se stalo předevčírem, půldruhé hodiny odtud. Neslyšeli nikdy vyslovit jméno Javoříčka, a možná ani Lidic. Cítí jenom, že jim jde o kůži, že to končí špatně. Chtěli by se dostat domů. Ale kdyby jim nějaký zuřivec nebo blázen dal rozkaz vraždit, začnou vraždit… »

7 « Okolo některých se zavřely zdi vězení, jiní se propadli do světa beze směru, na jehož nezřetelném obzoru mžikají záhadné lucerny. Někteří už překročili hranice prostoru a času. » 

8 « Má-li to být tohle ta nová svoboda… »

9 « Je ještě vesmír obydlen živoucími bytostmi? »

10 « Otvíraly široce své dětské oči, jako by nerozuměly ničemu. »

11 On peut lire le récit que fait Jan Čep de ce voyage dans Impressions d’Angleterre [Dojmy z Anglie] (2007).

12 Ma sœur l’angoisse. Fragments d’un essai autobiographique, 101. Nous nous fondons sur le tapuscrit français, inédit. Nous remercions Claire Le Bris-Cep de nous autoriser à le citer.

13 Ce texte a été republié par Jan Zatloukal dans L’Exil de Jan Čep en France (Čep 2014b, 310–327).

14 « Vy umíte rusky. »

15 « Obklopen propastí samoty. »

16 Čep y fait référence ailleurs, dans son article « À la recherche de l’unité perdue », publié dans Le Monde le 29 octobre 1948 (Čep 2014c, 330–333), lorsqu’il mentionne qu’au Moyen-Âge une controverse pouvait circuler dans toute l’Europe et que les pèlerins parvenaient à traverser l’ensemble du monde connu d’alors, contrairement à ce qui a lieu au moment où il écrit. (Čep n’est bien sûr pas naïf et il est également conscient de toutes les horreurs du Moyen-Âge.)

17 « Ach, jak je daleko z Mulhouse do Prahy. »

18 « “Vzpomínáte si, mami, odkud je ten kříž?”

Stará žena hleděla vyjeveně, s očima ještě více zvětšenýma, do očí Vojtěchových, než pochopila, co vlastně chtěl říci, a co neřekl. Potom se trochu zasmála své nechápavosti a odpověděla : “Ten jsem si přivezla sem, dala mi jej tetička Filoména, když jsem se vdávala. Vyřezal prý jej starý Ficimus.” » 

19 Lettre à Marie Pourrat du 12 juin 1960, reproduite dans la Correspondance Henri Pourrat – Jan Čep (19321945). Ce n’est qu’un mot pour l’amitié… (Čep 2014d, 213).

20 « Vojtěch tenkrát netušil, že přijde den, kdy tady bude musit stejně všechno nechat, že půjde jednou přes hranice – v jedné ruce malý kufřík, a v druhé ruce aktovku. »

21 « Bylo to skoro dva měsíce, co vystoupil na Východním nádraží. Měl s sebou malý kufřík a aktovku, s kterými šel pěšky přes hranice, s lepenkovou krabicí od care-packetu, převázanou motouzem. »

22 Ce motif rejoint celui, fondamental, de la frontière. Comme le rappelle Mojmír Trávníček d’une façon apparemment anecdotique mais qui n’en est pas moins révélatrice, un tel motif semble présent dès la naissance de Jan Čep, puisque ce dernier naît le 31 décembre dans la nuit, donc au moment du passage d’une année à l’autre. Mojmír Trávníček écrit ainsi : « Il est né le dernier jour de l’année, c’est-à-dire à une date frontière, limite flottante entre un passé inchangeable et un avenir incertain, comme si cela devait déterminer “l’équilibre chancelant b de toute son existence” » [« Narodil se posledního dne v roce, a toto hraniční datum, rozkolísaná mez nezměnitelné minulosti a nejisté budoucnosti, jako by určovalo “vratkou rovnováhu” celé jeho životní existence »] (Trávníček 1996, 18).

23 « Podobal se lípě. »

24 Václav Čep rapporte ainsi à Tomáš Pěkný et Petr Feldstein, dans un entretien de 1968 pour la revue Student, le sentiment éprouvé par son frère Jan face à l’exil : « Il avait et il a l’impression d’avoir déserté le danger et d’avoir abandonné ses amis. Il avait surtout peur que sa famille souffre par sa faute. Je le lui ai nié catégoriquement, bien que notre famille ait rencontré des problèmes. Des problèmes tellement humains que j’ai honte d’en parler quand je les compare aux horreurs que d’autres ont vécues » [« Měl a má dojem, že dezertoval z nebezpečí, že opustil kamarády. Hlavně měl strach, že kvůli němu trpěla rodina. Kategoricky jsem to popřel, třebaže rodina potíže měla. Takové lidské potíže, o kterých se stydím mluvit, když to srovnávám s těmi hrůzami, které prožili jiní lidé »] (reproduit dans Bauer 2007, 56).

25 Il confie ainsi à Pourrat : « Chaque nuit ou presque, je rêve d’être rentré et de ne plus pouvoir ressortir, un cauchemar. Ma pauvre vieille mère, désemparée, qui pleure » (Čep 2014d, 135).

26 « Vím, že to neslyšíte ráda. Ve vaší paměti jsou pochovány obrazy úzkosti a vrstva, která je kryje, je křehká a průsvitná. Stačí na ni přitlačit poněkud neopatrným slovem, a proboří se. Přeji vám vaše touraineské slunce, líbeznou krajinu, v které se zdá všecko na svém místě. Vy také jste v ní na svém místě a já jsem poslední, kdo by vás chtěl z něho vyvracet. »

27 Jan Zahradníček, dans un article qu’il consacre à Jan Čep (1995, 145–148), a insisté sur la remarquable continuité de l’œuvre de Čep, dont les motifs principaux se rencontrent dès la publication de son premier recueil.

28 « Vzpomínal si, jak už několikrát takto zabloudil na dva kroky od cíle, v krajině, jejíž podobu cítil ve všech údech. Ptával se tenkrát : “Nejsou vlastně na každém místě krajiny dvě, jejichž cesty se tajemně kříží ? Zabloudíme-li, neznamená to, že jsme byli chyceni do sítě jedné z takových křižovatek, a že jdeme už po cestách krajiny druhé, aniž víme, kdy jsme překročili neviditelnou mez?” »

29 « Uprostřed mše měla najednou Klára pocit, že je doma, v samém srdci něčeho, z čeho ji nemůže nikdo vypudit. Bývalo tak asi těm, kteří sedali u Jeho nohou, na březích jezera, blahoslavení… Utrpení, proti kterému se bouřila, přilehlo těsně k jejím ramenům. Přivolila k němu, vzala je za své. A rázem jako by ucítila jiné rameno vedle svého, obtížené jejím břemenem. Ucítila, že utrpení celého světa a všech lidí je jedno, a že její utrpení je jeho částí. » 

30 « Místo tváří namalovaných neuměle na zdi tohoto kostela jsem najednou uviděl tváře tolika známých, jejichž hlas, k nepoznání změněny, koktal do rádia podivná přiznání. Vrátil jsem se opět k hlavnímu oltáři. Zdálo se mi, že jsem nezabloudil náhodou a nadarmo na ostrov Ré. »

31 Čep traduira également en français, avec sa femme, Dobročinný večírek d’Egon Hostovský, un exilé tchèque lui aussi, sous le titre La Charité mène le bal (Hostovský 1959). Ce roman met d’ailleurs en scène des personnes émigrées qui se réunissent à l’occasion d’un dîner de charité et l’atmosphère générale qui ouvre le récit n’est pas sans rappeler celle du début de Devant la porte fermée, lorsque Pavel retrouve à Paris d’autres Tchèques et Français qui ont vécu à Prague avant le coup d’état, ainsi que l’a noté Jan Zatloukal (2014, 126). On peut également préciser qu’un recueil de Hostovský, publié en 1926, a justement pour titre La Porte fermée [Zavřené dveře].

32 « “Buď jak bud”, tahle noční opuštěnost, tohle noční bezčasí, tento “kraj nikoho” je nebudou moci na dlouho ochránit od vpádu zevnějšího světa. Co by bylo hroznější : kdyby už nikdy nevyšlo slunce a kdyby byli nevědomky překročili hranici, za kterou začíná říše smrti – anebo kdyby byla tato ztracená část země (je-li to ještě země) obsazena za svítání postavami v uniformách, postavami, jejichž tváře se ještě podobají tvářím lidským, ale s kterými se už není možno dorozumět lidským jazykem? »