Literatūra ISSN 0258-0802 eISSN 1648-1143

2022, Priedas, pp. 49–69 DOI: https://doi.org/10.15388/Litera.2022.64.4.3

Deux cinémas : Espoir (Sierra de Teruel, 1939) d’André Malraux et Les oiseaux vont mourir au Pérou (1968) de Romain Gary

Jean-François Hangouët
Chercheur indépendant
Independent researcher
jean-francois.hangouet@orange.fr

Résumé. Fondée sur l’importante et précieuse documentation académique dont l’œuvre bénéficie, ainsi que sur les deux versions qui en sont aujourd’hui facilement accessibles, cette communication observe quelques éléments relatifs à l’ambition, à l’élaboration et à la réception du seul film qu’André Malraux a réalisé, Sierra de Teruel (1939), connu aussi sous son titre définitif Espoir (1945). Elle observe des éléments similaires du premier film de Romain Gary, Les oiseaux vont mourir au Pérou (1968), recherchés pour leur part dans une copie de collection et dans les archives du cinéma, cette œuvre étant aujourd’hui encore, jusque dans des ouvrages censés faire référence, documentée de manière fantaisiste, et quasiment inaccessible. Elle explore la complétude de la maîtrise de l’art cinématographique des deux écrivains par l’analyse d’une scène particulière de leurs films. Ce passage en revue aura laissé apparaître que les humanismes filmiques des deux auteurs concordent avec leurs humanismes littéraires respectifs.
Mots-clés : Écrivains cinéastes, propagande, allégorie, humanisme tragique, humanisme évolutionniste

Two Cinemas: Sierra de Teruel by André Malraux and Birds in Peru by Romain Gary

Summary. This communication reviews some of the aesthetical and circumstantial characteristics of André Malraux’s only film, Sierra de Teruel (1939), also known as Espoir (Hope, 1945), and of Romain Gary’s first film, Les oiseaux vont mourir au Pérou (Birds in Peru, 1968). As regards Espoir, our observations are based on the 1939 and 1945 versions of the film, now of easy access, and on the abundant and reliable academic literature published about it. Birds in Peru, conversely, is a far lesser-known and lesser-documented work. Screenings of Gary’s film are all too rare indeed nowadays and, but for a few highly specialized references, its appraisal still consists in a short set of irrelevant legends, continually retold by biographers and academics alike despite their blatant discrepancies with historical evidence, with the film itself, and with Gary’s literary works in general. Ours are first-hand observations: in our possession is a release print, which we had digitized and can thus view at will. In addition, we have explored a variety of source materials in cinematographic archives and historical newspapers.
Valued either as one of Malraux’s works or as an example of antifascist propaganda, it is lucky that Sierra de Teruel can still be viewed today, despite the political censorship that prevented its release in September 1939 and despite the destruction of all prints but two by the German occupant in France during WWII. Equally fortunate are the facts that moralistic considerations failed to stop the release of Birds in 1968 and that prints of it aren’t all lost. Gary scholars will find food for thought in it, as well as semioticians, Gary’s film being just as allegorical as his contemporary novel The Dance of Genghis Cohn. More generally still, both works, no naïve executions, bring evidence that talented writers can change media effectively. Far from being literal adaptations, their two films narrate free and inspired versions of stories already told in the written form. Their filming style is creative, their technique masterly. Their ease with the cinematographic medium allows them to reemploy and expand devices known to make their personal literary signature. Such as the striking juxtaposition of action and scenery used by Malraux to convey his metaphysics of disjunction between man and nature. Such as the subtle art of immigrating lexical components from other tongues and languages, idiosyncratic to Gary’s novel writing. Even elements of their respective forms of humanism show through their films.
Keywords. Films by writers, propaganda, allegory, tragic humanism, evolutionary humanism.

Du filmai: André Malraux „Viltis“ (Sierra de Teruel, 1939) ir Romaino Gary „Paukščiai skrenda mirti į Peru“ (Les oiseaux vont mourir au Pérou, 1968)

Anotacija. Remiantis gausiais ir reikšmingais akademiniais tyrimais bei šiandien lengvai prieinamomis filmų versijomis, straipsnyje analizuojami André Malraux vienintelio filmo Sierra de Teruel (1939), dar žinomo „Vilties“ (1945) pavadinimu, kai kurie sumanymo, kūrimo ir recepcijos momentai. Jie gretinami su Romaino Gary pirmojo filmo „Paukščiai skrenda mirti į Peru“ elementais, aptinkamais kino archyvuose išsaugotoje filmo kopijoje. Lyginant vieną išskirtinę filmo sceną, siekiama atskleisti kinematografinę abiejų rašytojų meistrystę bei humanistinę jų filmų ir literatūrinės kūrybos bendrystę.
Reikšminiai žodžiai: rašytojai kino kūrėjai, propaganda, alegorija, tragiškasis humanizmas, evoliucinis humanizmas.

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Received: 20/01/2022. Accepted: 13/06/2022.
Copyright © Jean François Hangouët, 2022. Published by Vilnius University Press.
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1 Adaptations ? Variations !

Sierra de Teruel (noir et blanc, tourné en espagnol en 1938-1939) et Les oiseaux vont mourir au Pérou (couleur, tourné en français à l’automne 1967) sont deux premiers films mais leurs auteurs, écrivains déjà réputés et goncourtisés, n’en sont pas pour autant de grands débutants dans le cinéma. Avant Sierra de Teruel, Malraux a en effet déjà travaillé avec Eisenstein à un scénario d’adaptation de La Condition humaine (Thornberry 1977, 155), (Jeannelle 2015b). Avant Les Oiseaux, Gary a déjà été impliqué dans quatre scénarios au moins : The Roots of Heaven (avec Patrick Leigh-Fermor), The Longest Day (avec Cornelius Ryan, James Jones et d’autres), Tender is the Night (avec David O. Selznick) (Gary 1974, 197), Millions of Dollars, une toute première version (1963) de l’histoire qui fera celle de son roman Adieu Gary Cooper (1969). John Ford l’a aussi impliqué dans Seven Women et The Horse Soldiers (Gary – Cohn 1967, 14). Malraux n’aura pas tourné d’autres films, et Gary un second, Kill (1971).

Malraux comme Gary se sont autant investis dans le scénario que dans la réalisation, et leurs films reprennent non pas à l’identique, mais avec de grandes libertés, des histoires qu’ils avaient publiées peu de temps auparavant. Malraux dans le roman L’Espoir (1937) : des combats de rue et des bombardements de groupes loyalistes espagnols s’opposant aux insurgés franquistes. Gary dans la nouvelle “Les oiseaux vont mourir au Pérou” du recueil Gloire à nos illustres pionniers (1962) : des dépassements de l’amour sexué dans l’amour, lorsque la femme aimée, désespérant de sa sexualité, multiplie les aventures. Dans les deux cas, les différences sont telles, du médium romanesque au médium filmique, et cela dès le scénario 1, qu’il est plus difficile d’analyser en quoi le film serait l’adaptation ou la transposition du texte préalable qu’il n’est fructueux de considérer que texte et film (sans même compter les synopsis et scénarios) constituent deux versions, deux variations, d’une même idée d’histoire, archétypale, comme l’ont montré, à propos d’Espoir, la “théorie à champ unifié” d’Albersmeier (Albersmeier 1973, 151 sqq.) ou la “théorie des équivalences” de Jeannelle (Jeannelle 2015a, 33 sqq.).

Dans le cas de Malraux, les deux trames narratives ont été mises en parallèle par Marcel Oms (Oms 1989, 12–13) ; dans le cas de Gary, un travail aussi précis resterait à faire. Nous nous contentons de signaler ici trois groupes de différences : il y a plus d’épisodes et de personnages dans le film que dans la nouvelle ; dans l’action du film le nom d’Adriana est donné, celui de Rainier ne l’est pas 2 (dans la nouvelle, Jacques Rainier est nommé, la jeune femme ne l’est pas) ; Rainier n’entre en scène qu’à la fin de la première moitié du film, lequel raconte Adriana, quand la nouvelle raconte Rainier, et accompagne d’emblée son point de vue.

Aux variations sur une même histoire que sont Les oiseaux vont mourir au Pérou (le film) et “Les oiseaux vont mourir au Pérou” (la nouvelle), s’ajoute aussi celle qu’apporte le roman La Danse de Gengis Cohn (1967). La quête sexuelle de Lily et le don total de soi-même de chacun de ses amants épris y sont en effet l’équivalent, sur un mode carnavalesque et grouillant, de ce que sont, sur un mode hiératique et épuré, la recherche d’Adriana et l’amour que sa beauté inspire à ceux qu’elle rencontre. Même si le premier est caractérisé en outre par la convocation des horreurs de la Shoah, de l’antisémitisme et de l’Histoire, et le second par l’absence de haine entre ceux qui aiment désespérément Adriana et que leurs échanges montrent plutôt unis dans une compréhension réciproque, dans une fraternité universelle, les liens sont nombreux entre le roman paru en juin 1967 et le film sorti douze mois plus tard. Ainsi, dans les dialogues par exemple, la longue évocation par Florian des guérisons miraculeuses réalisées par le Docteur Spitz (de Hambourg), dans La Danse de Gengis Cohn (Gary 1967a, 139–140), est-elle aussi bien celle des thaumaturgies médicales du Docteur Glasgow (de Montevideo) que raconte le Mari, au moment qui, vers la fin du film, rassemble les protagonistes principaux. L’édition des quelques romans et récits de Romain Gary recueillis récemment dans la collection “Pléiade” mentionne que ce passage de La Danse de Gengis Cohn “fait écho” à l’ouvrage Human Sexual Response de Masters et Johnson, publié en 1966 aux États-Unis (Abdeljaouad – Arnaud Toulouse 2019, 1408). Mais dans notre perspective, il s’agit bien plutôt d’un élément de la documentation du fait que roman, film et nouvelle sont trois variantes d’une même idée d’histoire. En effet, bien avant 1966, dès 1962, la nouvelle “Les oiseaux vont mourir au Pérou” recensait déjà les miracles accomplis par les docteurs Spitz et Glasgow, les attribuant alors au “Docteur Guzman”, de Montevideo (Gary 1962, 28–30) 3.

2 Propagande et allégorie

Le film de Malraux quand il est tourné a pour particularité de s’ancrer dans l’histoire immédiate, celle de la Guerre d’Espagne, et même d’être lui-même partie prenante dans l’histoire en train de se faire. Faut-il en effet rappeler l’engagement de Malraux contre le franquisme ? Il combat sur le terrain : en 1936, il apporte des avions au gouvernement espagnol et commande une escadrille. Il entreprend d’influencer les opinions, et cela sur tous les fronts. Par une série de conférences, en Amérique du Nord notamment, en mars-avril 1937. Par un roman, L’Espoir, qui paraît d’abord en feuilleton dans le journal Ce Soir à partir du 3 novembre 1937, puis chez Gallimard quatre semaines plus tard. Par un film, enfin, Sierra de Teruel, tourné en Catalogne au second semestre 1938, puis en France aux studios de Joinville, au premier semestre 1939. De ce point de vue, Sierra de Teruel relève de la propagande – d’une propagande élégante et libre, à l’opposé de la propagande pamphlétaire, comme le souligne (Thornberry 1977, 146 sqq.). Et cela, même si le film est tout autant une œuvre d’art, pensée comme telle, et dense (en dépit de son état d’inachèvement) d’une créativité magistrale également manifeste dans l’originalité des scènes (mêlant détermination des hommes, infini des paysages et mécanicité des autos, des avions, des armes) et dans les spécificités du montage (tout aussi heurté que la juxtaposition des considérations, des souvenirs, des images qui caractérise la façon dont Malraux compose ses essais, ses récits, ses romans). Ces deux engagements de l’œuvre, politiquement monosémique et artistiquement conçue, sont ici indissociables, comme le rappelle John Michalczyk qui parle du film de Malraux non pas comme d’un “art de propagande” mais comme d’une “propagande esthétique” (“aesthetic propaganda”) (Michalczyk 1977, 114–135), et qui matérialise le double statut du film par l’invention d’un quasi mot-valise qu’il place dans le titre de sa monographie : Sierra de Teruel est assurément un “propaganda/art film”, “un film de propagande/d’art”.

Le film de Gary se trouve lui aussi servir une cause, une cause qui pour sa part n’est plus politique, mais métaphysique, ce qui le rend polysémique. L’histoire s’y double en effet d’une allégorie, une allégorie dont Gary avait donné la clé dans une note portée sur la couverture de l’édition originale de La Danse de Gengis Cohn : avec le personnage et les aventures de Lily, tout aussi frigide et nymphomane qu’Adriana, il s’agissait de “donner une forme picaresque aux rapports de l’humanité avec ses amants” (Gary 1967a, premier rabat). “D’un côté,” poursuit Gary, “une très grande dame d’une beauté légendaire, aussi exigeante que difficile à satisfaire ; de l’autre, d’innombrables conquérants épris d’elle, tous acharnés à faire son bonheur […]” (ibid.).

Dans Les oiseaux vont mourir au Pérou, le style n’est plus baroque, carnavalesque et bruegélien à la manière de La Danse de Gengis Cohn, mais hiératique, dépouillé et élémentaire, les extérieurs où de spectaculaires effets de perspective inscrivent les personnages y étant le sable, la plage, la mer, les dunes, le ciel 4. L’épure est si radicale que, si la qualité symbolique du film a paru manifeste aux critiques, la visée, ce vers quoi pouvait pointer l’axe symbolique insufflé à l’histoire racontée, leur a échappé. Ils ont alors pour la plupart posé à la place du plein référent extradiégétique le premier sujet que leur inspirait leur entendement : les relations privées du réalisateur et de l’actrice, du mari et de l’épouse. Le critique du journal catholique La Croix l’avançait ainsi bien cauteleusement : “J’éviterai de trop insister sur le fait que la protagoniste, Jean Seberg, est aussi, à la ville, l’épouse de Romain Gary. Mais la mention s’imposait, tant elle creuse l’abîme.” (Rochereau 1968, 10). Voilà qui, de manière non seulement hasardeuse mais aussi injurieuse à l’égard d’un créateur, rabaissait le travail dont résultait le film – la puissante orchestration esthétique d’un imaginaire, d’une métaphysique et des moyens du cinéma –, à un mécanisme psychologique de confidence autobiographique. Et par là même, voilà qui pervertissait toute l’affaire, en attribuant à Gary l’impudeur du projet de la confession et au couple Gary-Seberg la sexualité problématique des protagonistes des Oiseaux

Gary, qui n’avait pas donné de clés à la sortie du film, en a explicité a posteriori la portée, notamment dans La nuit sera calme – voilà une véritable, et magistrale, réalisation autobiographique ! –, en insistant sur le parallélisme du roman La Danse de Gengis Cohn et du film Les oiseaux vont mourir au Pérou : “[…] ce côté quête éternelle, attente, poursuite du bonheur [par les héroïnes Lily et Adriana], c’est la situation même de l’humanité à travers l’histoire, aussi bien dans ses rapports avec l’absolu, avec Dieu, qu’avec ce qu’on appelle les ‘grands hommes’ qui essaient de la satisfaire…” (Gary 1974, 254).

L’interprétation autobiographique du film Les oiseaux vont mourir au Pérou ignore que la dualité de la frigidité féminine et de l’impuissance masculine est un thème récurrent des romans de Gary – qu’on retrouve par exemple bien avant sa rencontre avec Seberg, dans cet épisode des Couleurs du jour où, pour prouver son amour à une fillette qui l’attirait, un garçonnet mangeait une galoche (Gary 1952, 134, 234). Seule la fantaisie des critiques saurait la circonstancier, et elle ne saurait séduire que ce genre particulier d’intellect qu’interpelle la réduction des conquêtes du génie créateur à l’état de signaux psychanalytiques et qu’indiffère en outre la méticulosité du travail de décodage desdits signaux. Ce genre d’intellect qui ignore les défiances de Malraux à l’encontre de la “psychologie-au-secret” (Malraux 1943, 78) et qui reste sourd à ses rappels à la raison : “Ne confondons pas l’obsédant vautour que Freud croit retrouver dans Sainte-Anne (où Léonard aurait ignoré sa présence) avec l’expression du lointain dans la Joconde, à quoi Léonard s’appliqua si longtemps.” (Malraux 1951, 304).

L’interprétation autobiographique a pourtant la vie dure des fake news (d’ailleurs nombreuses à s’agréger autour de Romain Gary), et cette mauvaise légende passée comme chose-à-savoir perdure aujourd’hui : “Le sujet [de son film] lui avait été certainement inspiré par la nature de ses relations avec son épouse, ce qui rendait l’entreprise on ne peut plus délicate.” (Anissimov 2006, 568). Mais la double congruence factuelle du film achevé, aux conditions de sa réalisation ainsi qu’à l’ensemble de l’œuvre de l’auteur, jointe à l’imaginaire visionnaire et à l’intensité créatrice que Gary a insufflées à chacune de ses scènes, à chacun de ses plans, conduisent bien plutôt à parler de son film comme Malraux parlait de son roman La Danse de Gengis Cohn, à savoir comme de l’ “une des très rares contributions de notre temps […] à la mythologie” 5.

Pour sa part, Romain Gary, quelques mois encore avant sa mort, dans une interview donnée au début de l’année 1980, disait de son film : “[c’est] une des choses dont je suis le plus fier de ma vie” (Gary 2014, 88). Il ajoutait alors : “[…] je m’excuse, c’est un manque d’humilité et de modestie, mais par exemple, […], on a cité Les oiseaux vont mourir au Pérou parmi les cinquante meilleurs films des cinquante dernières années […]” (Gary 2014, 89). Voici Romain Gary pris en flagrant délit d’affabulation – non pas de mythomanie ni de forfanterie cependant car, même si de nombreux influenceurs travaillent aujourd’hui à lui attacher de telles légendes inanes, la vérité dans ses propos est bien (de manière typique, d’ailleurs, de tout ce qu’il peut raconter au sujet de lui-même) à l’excès de modestie… En effet, lorsque Jan Dawson, rédactrice du Monthly Film Bulletin du British Film Institute, organisatrice de plusieurs ciné-festivals dans le monde, contributrice réputée du rayonnement du cinéma européen aux États-Unis, cite le film de Romain Gary dans son palmarès personnel (Dawson 1971, 14), c’est, trois ans après la sortie des Oiseaux, en réponse à une enquête de Sight and Sound (l’autre mensuel du British Film Institute) qui ne s’intéresse pas aux cinquante meilleurs films du monde des cinquante dernières années. Non, cette enquête, plus éprise de cerner l’absolu, demandait aux critiques professionnels de donner leur liste des dix meilleurs films de toute l’histoire du cinéma.

Si le film suggère, par des échanges entre les protagonistes, par ce qu’il montre, qu’Adriana est à la fois “nymphomane” et “frigide”, ces termes ne sont pas donnés tels quels dans les dialogues. Gary ne les aura précisés que dans des interviews données à l’occasion de la préparation du film, et de sa sortie en salles. L’expression hypocoristique “ma petite nymphe”, par laquelle le Mari interpelle Adriana à double reprise dans l’une des séquences finales, est la seule prononcée dans le film à s’approcher linguistiquement de “nymphomanie”, tout en lui associant, avec délicatesse, un imaginaire mêlé d’anatomie, de mythologie, de poésie. C’est une trouvaille tardive de Gary : dans le scénario, “ma petite nymphe” n’était encore que “ma chérie” (Gary 1967b, plan 338, plan 342). Elle est d’autant plus géniale que la nymphe est aussi, en entomologie, le stade de la croissance de l’insecte qu’une ultime mue portera à la plénitude imaginale, et c’est ainsi la notion de métamorphose que convoque en outre, tout aussi subtilement, cette expression du mari. Voilà qui vient compléter l’allégorie que nous avons commencé de décrypter en reconnaissant en Adriana l’humanité qui est en quête de sa plénitude et dans la succession de ses amants la succession des êtres humains : sur les temporalités courtes des décennies et des siècles, rien ne change de la condition humaine. Frigidité. Mais au bout de quelques dizaines de millénaires, par la grâce de la mutation biologique orientée par les idéaux de fraternité et d’amour universel que se donne aujourd’hui l’humanité, le “phénomène humain” aura bien atteint quelque stade de “perfection vécue” (Gary 1965, 83, 466), Adriana et Lily se seront pleinement épanouies. D’ailleurs, leurs visages laissent pressentir la possibilité heureuse de l’issue, comme au tout dernier plan du film dans le génial jeu d’expression de Jean Seberg, immense actrice : s’ils restent énigmatiques, il y glisse néanmoins parfois, signe que quelque chose se passe ou se prépare, “[une] espèce de sourire” (Gary 1967a, 136). C’est bien là une conviction profonde de Gary. Il l’affirme dans ses interviews : “[…] je crois, pour ma part, au progrès biologique” (Gary - d’Aubarède 1956, 2). Elle caractérise le messianisme métaphysique que laisse lire son œuvre romanesque entière (Hangouët 2018), (Hangouët 2019). Elle teinte aussi ses créations d’une nostalgie poignante, comme dans cette confidence de Gengis Cohn qui pourrait très bien être celle de son auteur : “Je voudrais tellement être là, lorsqu’elle naîtra enfin, lorsque l’humanité sortira enfin de l’Océan originel où elle rêve confusément en attendant depuis si longtemps sa naissance” (Gary 1967a, 228).

3 Des poly-rescapés

Le film Sierra de Teruel ne connut que quelques projections privées à l’été 1939, dont une projection pour la presse le 11 août. Pour de multiples raisons géopolitiques (mêlant ménagement des relations franco-espagnoles, éclatement de la Seconde Guerre mondiale, dissolution du parti communiste en France), son visa, d’abord accordé, lui fut retiré par les autorités françaises avant sa sortie fixée au 15 septembre et, pendant la guerre, les copies furent recherchées et détruites par l’occupant allemand – toutes, à l’exception, heureuse, d’une copie préservée pour avoir été stockée dans des boîtes qui ne lui étaient pas destinées (Oms 1989, 3), et d’une autre que Malraux avait pu faire parvenir à la Bibliothèque du Congrès à Washington au printemps 1942 (Langlois 1973, 14). Après quelques projections sporadiques au printemps 1945, et malgré les réticences des exploitants qui jugent qu’avec un tel film “le public risquerait d’être troublé dans ses bonnes habitudes” (An. 1945, 1), le film sort enfin en salles à partir du 13 juin. C’est sous le titre Espoir et légèrement remanié : sa séquence finale est raccourcie “de cent vingt mètres” (Marion 1945, 19), les intertitres ont été réécrits, et il trouve un prologue sous la forme d’une déclaration de Maurice Schumann, alors porte-parole de la France combattante. En novembre il reçoit le Prix Delluc. En mars 1970, il fera l’objet d’une reprise dans une salle parisienne.

Le film est facilement accessible aujourd’hui, dans ses deux versions. Sous le titre Espoir (1945), il a été diffusé en cassette vidéo en France (Malraux 1994) et, restauré, l’est toujours en DVD, en Catalogne (Malraux 2008). Sous le titre original Sierra de Teruel, numérisée par la Filmoteca Española, la version de 1939 peut être visionnée en ligne sur le site de la Corporación Radio y Televisión Español (Malraux 1939).

Le film de Romain Gary eut aussi à subir quelques déboires avec les autorités de contrôle des films – moins tragiques cependant, dans leur contexte et dans leurs effets, que ceux qui bloquèrent la sortie de Sierra de Teruel en septembre 1939. Sur la base de l’examen du scénario-découpage, la Commission de précensure du ministère de l’Information, lors de sa séance du 19 septembre 1967, estime que “même traité avec un souci de pudeur, ce film échappera difficilement à une interdiction aux mineurs de 18 ans” (CNC 1967-1968). Mais après le tournage et le montage, sur la base du film achevé, la décision se révèle plus sévère. À l’issue de sa réunion plénière du 2 avril 1968, l’avis de la Commission de contrôle des films en France est en effet à l’interdiction totale, “en raison du climat d’ensemble de ce film profondément contraire à la morale et de nature à compromettre par sa moralité la santé mentale du public de jeunes adultes” (CNC 1967-1968). L’avis de la Commission, cependant, n’est pas vraiment tranché : dix voix contre neuf, deux bulletins blancs. Et, procéduralement, il n’est que consultatif, la décision revenant au ministre de l’Information, Georges Gorse à l’époque. Le 4 avril, celui-ci autorise le film d’un homme qu’il connaît bien – Romain Gary est alors l’un de ses chargés de mission –, sous la double réserve “d’interdiction du film aux mineurs de 18 ans” (comme l’avait pressenti la Commision de précensure) et de deux “allègements” (et non coupures) de scènes (CNC 1967-1968). Ceux-ci, correspondant à moins de 40 mètres de pellicule (sur les quelque 2640 initiaux), auront été effectués dès le 17 avril par Jacques Natteau, le producteur du film : au niveau de la “scène sur la plage au début du film entre Adriana et les garçons au masque”, et au niveau de la “scène d’amour entre Adriana et Rainier” (CNC 1967-1968). Les biographes qui préfèrent suivre les fabrications de leur intuition malicieuse à rechercher les faits nous expliquent ici que l’autorisation du ministre est le résultat de démarches que Gary aurait entreprises à la suite de ce qu’ils appellent, dramatiquement, “le véto de la Commission de censure” : “Gary sollicita alors l’aide de son patron Georges Gorse […] (Anissimov 2006, 570), “Il lui faut des interventions au ministère, des démarches pénibles pour obtenir enfin l’autorisation de sortie du film en salle.” (Kakon 2011, 130)… Mais c’est bien là affabuler et non restituer : le statut de chargé de mission ministériel du réalisateur, l’alerte précoce de la Commission de précensure et l’avis mitigé que la Commission de contrôle soumettait à ratification suffisaient à réclamer l’attention particulière du ministre. Et rien n’oblige le ministre à suivre l’avis de la Commission de contrôle, comme le rappellent l’interdiction du film La Religieuse de Jacques Rivette par Roger Peyrefitte en 1966, contre l’avis (mitigé) de la Commission, ou l’autorisation de More de Barbet Schroeder (paysages d’Ibiza, musique de Pink Floyd) par Joël Le Theule en 1969, de nouveau contre l’avis (quasiment unanime cette fois) de la Commission. En outre, Romain Gary est alors aux États-Unis, comme il le raconte dans Chien blanc : le 27 mars, il était à Marshalltown, aux obsèques de David, le jeune frère de Jean Seberg (décédé, trois jours plus tôt, dans un accident d’automobile) ; les premiers jours d’avril, il est à Washington, où le tournage du film Pendulum (dans lequel joue son épouse qu’il accompagne) commence le 1er. Cela n’empêche ni les télégrammes, ni les appels téléphoniques entre ministre, producteur et réalisateur, bien sûr, mais ceux-ci, s’ils eurent lieu, servaient plus plausiblement des concertations techniques que la réclamation et l’intrigue outrancières dont on charge bien fantasmatiquement Gary.

Les oiseaux vont mourir au Pérou, bouclé un mois avant les événements de Mai 1968, sortit en France à la toute fin du printemps, le 19 juin. Avec plus de 215 000 entrées dans les salles parisiennes en 1968, ce fut un des vingt-cinq plus grands succès cette année-là (An. 1968, 11). Il a ensuite été diffusé dans une vingtaine de pays au moins, dont les États-Unis (où la sortie a commencé par New York, le 6 novembre 1968). La réalité, ici, est à l’opposé des erreurs que cultivent jusqu’aux ouvrages qui sont perçus comme faisant référence, quand ils prétendent caractériser le film par l’insuccès populaire : “Il fera un four en France, un four en Amérique […]” (Bona 1986, 255), “Échec complet en France ainsi qu’en Amérique” (Catonné 1990, 232), “Projeté dans trois salles” (Anissimov 2006, 570). Ces ouvrages ne sortent pas davantage de l’égarement quand ils prétendent situer la réception du film au niveau de la vindicte critique : “il fut éreinté par la critique” (Anissimov 2006, 570), “La presse l’éreinte.” (Sacotte 2019, xi). En réalité, les centaines d’articles de presse qu’a suscités Les Oiseaux furent mitigés. Les plus objectivement préoccupés de cinéma, à l’image typique de ceux de Jean Leroy en France pour Nord-Éclair (Leroy 1968), de Martin Malina pour le Montreal Star (Malina 1968), de Jan Dawson pour le Monthly Film Bulletin du British Film Institute (Dawson 1968), ou de Vincent Canby pour le New York Times (Canby 1968), reconnaissaient au film originalité, bizarrerie, poésie, ambitions de débutant, excès d’effets littéraires, échos au théâtre racinien, maîtrise et maladresses techniques (de la part de Gary, des acteurs ou des collaborateurs). Certains articles sont même bien à l’opposé de l’éreintement que s’affairent à relayer les ouvrages censés faire autorité. Ainsi la critique de Michelle Delcombre, pour le bi-mensuel libertaire parisien Liberté : “Beauté un peu quintessenciée, un peu mallarméenne, mais indéniable. On ne saurait contester que Gary voit en termes de cinéma.” (Delcombre 1968). Celui de Tom Milne pour l’Observer de Londres : “I may be crazy, but I think the film is a near masterpiece.” (Milne 1968, 26), “On me prendra pour un fou, mais à mes yeux ce film flirte avec le chef-d’œuvre”. Celui d’Andrew Sarris pour l’hebdomadaire Village Voice de New York : “[…] Birds in Peru is blessed with an authentic personal signature…” (Sarris, 1968, 58), “le film, authentique et personnel, a pour lui d’être une véritable œuvre d’auteur”. Celui de J.C.A. Fortuin pour le quotidien De Tijd de Rotterdam : “Spreken van een meesterwerk is overdreven, maar een meesterlijk debuut is het.” (Fortuin 1968, 15), “Il serait exagéré d’en parler comme d’un chef-d’œuvre, mais pour un début, il est assurément magistral.” Ce n’est avoir pris là que quelques exemples.

Il y eut bien sûr des articles cruels. Ceux qui parurent en France signalaient moins des défauts de l’œuvre que les passions religieuses, politiques, voire professionnelles, de leurs auteurs, particulièrement exacerbées en ces semaines de Mai 68. On les voit en effet clairement présider à l’analyse, ces passions enflammées par l’un des sujets du film (la sexualité problématique d’Adriana, très excitatrice en France comme à l’international de moralisme, d’ironie, de méchanceté) ou par des qualités bien extérieures à l’œuvre, telles que l’image de gaulliste de Romain Gary (ancien combattant de la France libre), sa stature d’homme proche du pouvoir (ancien diplomate, chargé de mission alors auprès du ministre de l’Information), son amitié pour Malraux (contre lequel le milieu du cinéma était en guerre depuis février 1968, depuis l’affaire Langlois), son statut de mari de Jean Seberg (et “donc” de détourneur de vedette pour un certain cinéma de gauche), son activité d’écrivain (et “donc” d’étranger au domaine du cinéma, à refouler sans vergogne !). L’excès de biais subjectif de telles critiques, évident aujourd’hui comme il l’était alors, disqualifie la portée objective de l’analyse qu’elles prétendent formuler. Les auteurs des ouvrages consacrés à Romain Gary que nous avons cités y ont peut-être trouvé la justification des allégations de naufrage critique qui font l’exclusivité de leur glose, mais c’est alors au prix de négligences méthodologiques bien coupables qui ont pour résultat net de confiner à l’oubli le travail des critiques sérieux et de faire passer comme seules vérités significatives de l’œuvre des fabrications épiphénoménales politiquement partisanes et psychologiquement jalouses dont celle-ci ne fut jamais que le prétexte, et non l’enjeu. Assurément, la vérité n’est pas à trouver dans cette censure de fait du travail des critiques préoccupés de cinéma qui, à l’instar de Gordon Gow pour le mensuel britannique Films and Filming, pouvaient analyser pourtant fort justement : “For a first essay in direction, this movie is extraordinarily good, the more so because it has a difficult heightened style that must have been quite difficult to sustain.” (Gow1968, 37), “Rarement premier film fut aussi bon, ce qui est d’autant plus remarquable que son style élevé n’est pas de ceux qu’il est facile de maintenir.”

Par contraste avec sa large diffusion à sa sortie, le film Les oiseaux vont mourir au Pérou reste très difficilement visionnable aujourd’hui.

S’il est régulièrement mis en ligne sur la plateforme Youtube, et retiré, sous le titre américain Birds in Peru, c’est en fait dans la version de télécinéma italien qui avait été diffusée plusieurs fois en 1982, ainsi que le 13 mai 1983, sur la chaîne de télévision Retequattro. Un particulier l’avait alors enregistrée avec un magnétoscope de salon. En 2015 un New-Yorkais a numérisé la cassette vidéo et en a fait un DVD qu’il diffuse au compte-goutte ; en 2016 un réalisateur irlandais a la première fois publié le fichier sur la plateforme Youtube. Dans cette version, le générique est incomplet, il manque quelques fractions de seconde à la fin, l’image est de médiocre qualité, le champ visuel est tronqué, le son est distordu. En amont des défauts propres à cette copie, mais tout aussi regrettablement, le film est la version italienne, c’est-à-dire qu’il est doublé en italien, et cela d’une manière qui modifie des personnages et des dialogues. Ainsi le chauffeur joué par Jean-Pierre Kalfon, nommé Alberto dans la version originale, devient-il l’Espagnol Ramone dans la version italienne, qui semble ici à la fois soucieuse de l’orgueil national – personnage bizarre, il ne saurait être italien – et espiègle à l’égard de Gary : “Ramone” ne sonnant pas loin de “Romain”. Les sous-titres anglais disponibles en ligne pour cette version ont été traduits, par un passionné, à partir des dialogues italiens, ce qui éloigne encore les dialogues de l’œuvre de Romain Gary.

Nos propres recherches en France ont abouti à retrouver le master négatif original de ce film dans les archives du Centre national du cinéma et de l’image animée (il s’y trouve depuis avril 1978, dans un état inconnu). En fréquentant également assidûment les circuits de collectionneurs, nous avons fini par y retrouver, en 2016, aux États-Unis, une copie d’exploitation, en cinq bobines 35 mm, de la version américaine du film, Birds in Peru. Celle-ci est en fait la version française, mais sous-titrée en anglais – et cela par Romain Gary lui-même. De très bonne qualité, nous l’avons fait numériser pour notre usage personnel, en deux niveaux de traitements : brut et restauré par logiciel (pour gommer certaines rayures et poussières), ainsi qu’à deux niveaux de résolution : cinéma (les fichiers informatiques sont relativement lourds) et DVD (les fichiers informatiques sont plus légers). Ce qui nous permet, au bout du compte, de regarder et d’étudier le film à notre guise. Quant aux bobines, elles nous ont été empruntées par la Cinémathèque française pour la seule projection du film en France depuis des décennies (à l’exception de la projection de la copie que possède la Cinémathèque de Tel-Aviv, au Musée d’art et d’histoire du judaïsme, à Paris en mars 2002). C’était en septembre 2019, à l’occasion d’une rétrospective consacrée à l’acteur Jean-Pierre Kalfon. Nous connaissons l’existence d’au moins une autre copie aux États-Unis, et d’une autre copie encore à la cinémathèque de Suède.

4 Disparité critique

Le film et la cinématographie de Malraux sont abondamment documentés et étudiés, par des collaborateurs de Malraux et par des analystes, y compris dans de nombreuses publications académiques. Ils font même l’objet de plusieurs monographies de référence, en diverses langues (Marion 1996), (Albersmeier 1973), (Michalczyk 1977), (Thornberry 1977), (Coll. 1989), (Jeannelle 2015a), (Jeannelle 2015b), lesquelles sont très précieuses non seulement pour les regards qu’elles proposent sur la portée de l’œuvre de Malraux, mais aussi pour la fiabilité des informations qu’elles établissent ou rassemblent sur les bien rares et difficiles conditions du tournage, sur l’implication et le travail de Malraux, sur la destinée de son œuvre. Elles démêlent avec objectivité les approximations, erreurs et biais partisans ou politiques des articles qui avaient pu paraître lors des diverses projections du film en salles (en 1939, 1945 et 1970). Elles mettent fin à des légendes associées au film. Ainsi celle qui affirmait que “les acteurs ne sont pas des professionnels, mais des soldats ou des paysans” (Merlin 1945, 2). Non. Certains des acteurs étaient bien des acteurs professionnels – talentueux au point de passer pour être sous leur rôle ce qu’ils n’étaient pas ! (Marion 1996, 9, 39), (Thornberry 1977, 167). Elles éclairent aussi les raisons d’un certain nombre d’incohérences que la puissance d’entraînement et le pouvoir de conviction du film rendent indécelables, sinon aux plus méticuleux des analystes. Par exemple, si Teruel, dans le film, est figurée, à la manière d’un centon poétique, par des rues et des topographies de Barcelone, de Tarragone, de Montserrat, de Cervera (Aub 1989, 18), (Michalczyk 1977, 106–107), c’est parce que la ville réelle était inaccessible, les troupes franquistes occupant la région au moment du tournage. Autre exemple : la séquence qui montre l’avion de Marquez s’écrasant sur la montagne alterne des plans de pentes herbues de mi-montagne réalistes et de pics nus d’orographie alpine qui rehaussent la tension dramatique (Michalczyk 1977, 97). L’automobile qu’on voit culbuter sur le canon est déjà une carcasse, d’un modèle qui n’est pas celui que conduisaient Agustin et Carral dans les plans précédents (Aub 1989, 18). Le chien qui les accompagnait au départ sur le siège arrière avait disparu, dès le second virage à travers les rues de la ville, la situation prévue pour lui s’avérant impossible à filmer (Marion 1996, 48), (Mychalczyk 1977, 97). Voilà des bizarreries qui signalent, par leur discrétion même, la maîtrise technique de Malraux et de ses collaborateurs, dans le montage du film et dans l’anticipation de ce montage lors de la planification et du tournage des vues.

Nous nous permettons d’ajouter à la liste établie par les spécialistes deux autres légères invraisemblances. La position de Carral auprès de l’épave de sa voiture change, pour les seuls besoins du cadrage, d’un plan à l’autre, alors qu’il est mort. La bande-son, pour souligner le contraste entre la finitude de l’homme et la permanence de la nature, remplace le moteur de l’avion de Marquez par le chant d’une alouette – or cette espèce ne saurait ni triller ni même vivre, mais seulement migrer, aux altitudes dramatiquement élevées où vient de s’écraser l’équipage.

Le cinéma de Romain Gary n’a pas fait l’objet d’autant d’études que le cinéma de Malraux. Parmi les plus fiables sont les travaux universitaires d’Isabelle Tréheux (Tréheux 1997) et de Jérôme Chauvelot (Chauvelot 1998), qui traitent à la fois de la présence du cinéma dans l’œuvre romanesque de Romain Gary et de l’art cinématographique pratiqué par Gary à travers Kill (Les Oiseaux vont mourir au Pérou étant déjà introuvable, à l’époque).

Le film Les oiseaux vont mourir au Pérou pour sa part ne bénéficie pas encore de la même documentation académique qu’Espoir. S’il a donné lieu à des centaines de critiques journalistiques dans la presse de France et du monde entier lors de sa sortie en salles (bien plus que Malraux), on ne trouve guère aujourd’hui, quand on recherche une documentation fiable et sérieuse, que de trop courts témoignages, particulièrement ceux du caméraman Alain Douarinou (Douarinou 1989), du conseiller technique de Gary Michel Wyn (Wyn 2007), de l’acteur Jean-Pierre Kalfon (Kalfon - Petit 2010), (Kalfon 2018), et de trop courtes analyses (Coates-Smith – McGee, 2012), (Mercier 2016), (Wingrove 2016), (Hangouët 2017). Les autres évocations actuelles du film, jusqu’à celles qui prétendent le caractériser avec expertise, sont le plus souvent des approximations indisciplinées, fondées sur des préjugés personnels de leurs auteurs plutôt que sur la factualité de l’œuvre. C’est ainsi qu’on pense le typifier, radicalement, par une seule de ses images, quand on nous dit qu’il montre l’actrice Jean Seberg “entièrement nue, de dos” : “from behind without any clothes” (Bellos 2010, 320)… Mais au seul moment du film qu’approche une telle caricature, Adriana est cadrée par un plan taille et à demi enveloppée dans un drap, ne montrant rien de plus qu’un haut de dos nu. On nous dit, avec des précisions convaincantes, qu’à la fin du film, “Adriana meurt sur la plage, sous les cris stridents des oiseaux” : “Schliesslich stirbt sie ebenda unter schrillen Vogelschreien” (Troller 2006, 134)… Mais non, elle ne meurt pas. On nous dit, avec une vulgarité consommée, qu’une scène montre Pierre Brasseur “découvrant sa femme en train de se faire sauter par des voyous sur une plage déserte”, et qu’une autre est consacrée à la “confrontation du voyeur et de l’épouse frigide […] dans le bouge de Danielle Darrieux” (Anissimov 2019). Mais de telles scènes n’existent qu’en tant qu’agents de persuasion d’une expertise qui s’affirme plus évidemment sur le mode de la subjectivité qu’elle ne résiste à la lumière de l’objectivité : loin d’être faits partageables du film, de telles scènes, dans leurs détails, dans leur obsession pour le voyeurisme, et dans leur grossièreté, ne sont en effet que monnaie de singe, garanties insolvables, car elles ne sont tout simplement pas dans l’œuvre de Gary. Elles rejoignent les critiques ironiques contemporaines de la sortie du film qui le glosaient en fabriquant de toutes pièces leurs reproches. Car lorsque William Johnson affirme dans Film Quarterly que Gary ne tient pas son film dans la perspective de son titre puisque “rien n’y vient montrer au spectateur (mâle) que les oiseaux qu’il y voit ne sont pas en parfaite santé”, “there’s nothing to tell the spectator that he isn’t seeing perfectly robust specimens hunting for food”, (Johnson 1968, 52), c’est en oubliant les oiseaux morts ou palpitants sur la plage, l’oiseau qui s’écrase sur une vitre, ou la mouette mal en point que tient à soigner Alejo. Lorsque le même critique prétend documenter l’ineptie de Gary en donnant comme exemple d’incohérence l’incompatibilité (en termes d’aménagement du territoire) entre “l’absence de maisons ordinaires sur cette côte” et les “deux établissements bien fournis que sont la maison de plaisir de Fernande et le bar de Rainier”, “Although there are no ordinary houses in sight anywhere near this particular beach, it offers two well-stocked facilities – a café-bar run by Maurice Ronet and a brothel run by Danielle Darrieux”, (Johnson 1968, 53), c’est en exagérant le luxe de ces commerces, et en s’aveuglant sur l’atmosphère de marginalité souhaitée pour le film. Plusieurs critiques, dont Vincent Canby, pourtant plutôt favorable au film dans son article pour le New York Times, reprochent au cinéaste cette autre incohérence que “la coiffure de Mademoiselle Seberg ne sort que bien rarement défaite de ses aventures à répétition”, “[…] no matter how many times Miss Seberg is seduced, her hair seldom gets mussed”, (Canby 1968, 51) – mais c’est refuser à Gary son autorité esthétique, car il s’agit bien là, loin d’une négligence à l’égard de la cohérence, d’un choix délibéré de sa part, récurrent dans son œuvre romanesque, et à portée signifiante. En effet, que ce soient Lily dans La Danse de Gengis Cohn, qui “ne paraît jamais plus émouvante que lorsqu’elle se relève une fois de plus intacte d’un charnier” (Gary 1967, 181), ou le Baron dans plusieurs de ses livres, dont l’auteur nous dit qu’il “proclame la dignité de l’Homme, celle qu’aucune entreprise humaine ne peut atteindre ni salir” (Gary 1968a, 150), ou encore Erika dans Europa, qui a elle aussi ses “moments d’absence” (Gary 1972, 63) et dont tous disent de sa beauté qu’ “elle était ‘mythologique’ ” (Gary 1972, 172), les personnages allégoriques de Gary sont souvent caractérisés par une apparence impeccable.

On reproche à Gary des choses qui ne le méritent pas aussi grossièrement, et on ne remarque pas des incohérences qui pourtant le mériteraient. Ainsi le film nous montre-t-il, à plusieurs reprises, un vautour fauve – mais l’espèce gyps fulvus est absente du continent américain ! Le film nous montre aussi des ombres sur la plage – mais leurs directions et leurs longueurs sont incompossibles avec la temporalité et la localisation de l’histoire ! En effet, en cette période de carnaval, à ces latitudes de l’hémisphère sud, étant donné aussi la configuration du littoral au nord de Lima où est censée se passer l’histoire, il est impossible (pour ne prendre qu’un exemple) qu’Adriana et Alejo, lorsqu’ils font face à la mer comme dans les plans de la première scène qui les rassemble, en viennent à projeter quelque ombre que ce soit sur leur droite (cf. annexe 1). Le film montre encore, tantôt dégagé, tantôt recouvert, un estran large et relativement pentu – mais les effets de marée sont peu sensibles au Pérou, y compris aux équinoxes (cf. annexe 2) ! Gary l’avait d’ailleurs noté dans la nouvelle originale : “[…] il n’y avait pas de marée […]” (Gary 1962, 17).

L’alouette de haute montagne de Malraux et le vautour fauve américain de Gary, les pics alternativement rocheux et herbus de Malraux, sa cité de Teruel comme kaléidoscope de Barcelone, Montserrat, Tarragone, Cervera, les ombres et les marées impossibles de Gary : chacun des deux films écarte la géographie figurée (celle que montre le vecteur de l’histoire) de la géographie réelle (celle où est censée s’inscrire l’histoire). Véritables incohérences, physiquement sensibles et objectivement indéniables, ces écarts échappent pourtant aux critiques les plus acharnés à trouver des défauts aux films : sans doute n’ont-ils pas été formés à l’analyse géographique, assurément est-il plus facile d’inventer les incohérences.

5 Les oiseaux et la mort

Des oiseaux sont présents dans quelques scènes de Malraux : via des plans spécifiques, insérés par le montage dans des scènes d’action. C’est le cas notamment de la scène du sacrifice d’Agustin et de Carral qui, l’un au volant, l’autre à la mitraillette, projettent leur voiture, conduite à tombeau ouvert, sur le canon franquiste qui commande la sortie de la ville où sont assiégés les Républicains. Les images du choc, au moment où la voiture “fait panache” (Marion 1990, 48), juste avant celles qui montrent le corps de Carral gisant près de la carcasse de l’automobile, sont ici entrecoupées, dans une succession rapide, de plans montrant un vol de pigeons. Les spécialistes interprètent ce vol d’oiseaux comme la symbolisation de l’envolée de l’âme du héros (Martin 1985, 114), (Albersmeier 1973, 234), (Michalczyk 1977, 72).

Mais du point de vue de l’économie sémantique, un tel recours à l’imagerie universelle de l’envolée des âmes 6 serait bien redondant. Non seulement doublerait-elle en effet les images explicites de la mort de Carral (celle d’Agustin reste déduite, non montrée). Mais elle serait elle-même surchargée par ces images (qui viennent quelques secondes plus tard) d’essence coulant de la voiture détruite lesquelles, dans la perspective symbolique, demanderaient à être interprétées à leur tour comme suggestives du sang et de la vie qui se sont écoulées de ceux qui viennent de se sacrifier. Une telle accumulation de répétitions relève d’un baroquisme bien étranger au style, assertif, concentré sur l’action et sur le sens de l’action, dans lequel Malraux maintient son film.

De tous les critiques, seul Jean-Louis Jeannelle semble ne pas considérer les plans du vol des pigeons comme une assertion sémantique, s’attachant à les décrire comme une opération à visée esthétique. C’est pour Jeannelle en effet une manière de “déplacer le regard”, de “créer un contraste sensoriel puissant” en “bris[ant] le rythme de l’action et romp[ant] avec l’enchaînement narratif” (Jeannelle 2015a, 91). Cette analyse, pour originale qu’elle soit, nous semble des plus justes, au regard de l’expérience du spectateur. Et elle nous semble trouver des implications sur le plan sémantique de nouveau. Non pas pour en revenir au symbolique, entendu comme articulation entre un épisode intradiégétique et une formule universelle : nous avons bien écarté cette interprétation. Mais pour en venir à ce que tendent à signifier, extradiégétiquement à l’œuvre spécifique, dans la sphère générale de la pensée philosophique de Malraux, les ruptures et les juxtapositions par lesquelles cet auteur compose ses œuvres cinématographiques, romanesques ou spéculatives. Car Malraux dans ses livres recourt souvent à la “dislocation […] au plan de la phrase et dans le style” (Magny 1948, 529). Dans ses œuvres de fiction, comme l’a analysé René Girard, ce procédé souligne souvent le “contraste entre l’infini de la nature et la finitude de la condition humaine” (Girard 2010, 52) et en vient ainsi à insuffler une dimension métaphysique en contribuant à faire prendre “ ‘conscience de l’indépendance du monde’ à l’égard de l’homme” (ibid.). Tel est bien le rôle des pigeons dans cette scène du sacrifice de Carral et d’Agustin : non pas de re-signifier la mort des deux guérilleros, mais de dénoter cette tout autre chose qu’est l’indifférence de la nature environnante à l’égard de l’homme, y compris dans les moments les plus solennels. L’épisode correspondant du roman L’Espoir soulignait cette absence de lien en dehors de la concomitance : “Un grand cercle de pigeons habitués au chahut quotidien tournait au-dessus de l’avenue.” (Malraux 2018, 34). Les pigeons sont des habitués du coin, et non l’âme des combattants. Ils ne sont pas plus émus de la bravoure sacrificielle des défenseurs de la République qu’ils ne sont effrayés par la commotion créée par la projection de leur voiture sur le canon fasciste. Ils ne s’envolent même pas, ils sont déjà en vol. La nature est indifférente à l’homme. L’homme est seul – ce que Malraux ne cesse de répéter, par exemple dans la conclusion des Voix du silence : “Qu’importe Rembrandt à la dérive des nébuleuses ?” (Malraux 1951, 639). Ne serait-ce que dans ce passage de Sierra de Teruel, qui ne sacrifie rien ni à l’esthétique (comme le démontre Jeannelle) ni à la métaphysique – même si Jeannelle n’accorde ici qu’un rôle périphérique à la manifestation de “la vanité des préoccupations humaines” (Jeannelle 2015a, 91) – l’œuvre de Malraux est bien plus idiosyncratique que ce qu’en disent ceux qui la filtrent, aussi admiratifs soient-ils, à travers des poncifs du langage filmique universel.

Le procédé de juxtaposition du solennel humain à l’indifférence cosmique est d’ailleurs répété dans d’autres scènes du film (Albersmeier 1973, 234–235), (Michalczyk 1977, 72–74), (Jeannelle 2015a, 91). Il est ainsi à l’œuvre dans cette vue en contre-plongée des fleurs de tournesol qui est insérée au moment où le cabaretier, traître franquiste, est poignardé à mort par le paysan José, républicain loyaliste. Ou dans cette vue sur les rayons du soleil façonnés par les nuages qui suit immédiatement l’écrasement sur la montagne de l’avion de Marquez. Malraux voit dans ce procédé une manière pour le romancier ou le cinéaste de “lier un moment décisif de son personnage à l’atmosphère ou au cosmos qui l’entoure” (Malraux 1946, 13), et ainsi un “grand moyen d’expression” (ibid.) – d’expression réfléchie, relevant de la métaphysique, plus certainement que psychologique, répétons-le, l’homme pour Malraux étant davantage “ce qu’il fait” (Malraux 1943, 121) que “ce qu’il cache” (Malraux 1943, 78).

La nature est indifférente – mais il reste à l’homme deux consolations. La première est la fraternité : virile, articulée par les nécessités du combat. Vous avez décidé de l’opération avec vos frères d’armes ; vous sacrifiez votre vie pour eux (plutôt que pour votre épouse que signale l’alliance qui est à votre doigt), avec l’efficacité prévue ; ils s’élancent dans l’action que vous avez rendue possible, ne se penchant sur votre corps que pour souligner le sens de votre détermination et en maximiser l’efficacité : pour récupérer votre mitraillette (c’est là ce qui se passe dans le premier des plans qui montrent le corps de Carral). La seconde consolation est une fraternité plus collective, mais toujours articulée par la mort : c’est la communion dans la douleur. La communion, montrée de manière sobre et émouvante, de l’éloge funéraire, autour du corps de Marcelino, dès la deuxième séquence du film. La communion, qui fait le finale lyrique et exaltant du film, de la foule des villageois et des paysans qui investit le chemin sinueux de la montagne, les pentes des collines, les ruelles et les murets du village, pour rendre hommage à la cause des aviateurs morts et blessés que les sauveteurs descendent des hauteurs où s’est écrasé l’avion de Marquez 7.

Au moment du film de Gary où meurt le Chauffeur Alberto, des plans d’oiseaux de mer sont eux aussi intercalés à ceux qui le montrent s’effondrer sur le sable. Symbolisent-ils l’envolée de l’âme ? Assurément – dans l’esprit conventionnel de l’imaginaire universel. Mais c’est une manière de raisonner qui conduit de nouveau à conclure à la surcharge sémantique soit, dans le cas présent, à une rupture avec le style épuré dans lequel Gary tient son film : si les oiseaux étaient symboliques de l’âme qui s’envole d’Alberto, alors le chewing-gum qu’il crache avant de tomber, la dernière action qu’il contrôle, devrait l’être tout autant.

De fait, Gary n’est pas moins agile que Malraux avec les moyens du cinéma, et n’a pas moins insufflé sa créativité d’auteur dans les détails de sa première œuvre cinématographique. Malraux dans son montage de la scène de la mort de Carral reproduisait filmiquement un procédé d’expression d’un point de sa métaphysique. Gary pour sa part, dans la mort d’Alberto, reproduit un procédé de jeu avec les frontières linguistiques qui participe des manifestations de sa “disposition naturelle à la maîtrise des langues” (Hangouët 2005, 18). Ce procédé qui crée la bizarre “travestite” de La Vie devant soi à partir de l’anglais “transvestite” (Ajar 1975, 16, 139, 218) ou l’apparente familière “larcénie” de Pour Sganarelle à partir de “larceny” (Gary 1965, 148 sqq.). Qui fait entendre dans Zajada, le nom de l’auteur fictif cité en exergue de La Tête coupable (Gary 1968, 5), le polonais “zasada” (“principe de base”). Qui fait porter une lourde responsabilité, assurément, au jeune homme du film Les Oiseaux…, le diminutif Alejo véhiculant la signification grecque étymologique d’Alexandre : “qui repousse l’ennemi”, “qui protège, sauve l’humanité” – à la hauteur de son aptonyme, Alejo accomplit sans fléchir sa mission, tuant pour sauver Adriana. À l’instar de telles migrations d’une langue à une autre, l’image de l’oiseau de mer criard à la mort d’Alberto importe dans le langage filmique le nom que l’espèce porte dans la langue française : le cormoran. Un nom qui, par un rébus bien idiosyncratique (qui mieux que Gary maîtrise les jeux de mots translinguistiques ?), affiche au regard d’Alberto ce qu’il est lui-même à cet instant : non pas tout à fait un cormoran, bel et bien un corps mourant.

Conclusion

Conçu comme œuvre de propagande esthétique (de lutte contre le fascisme), réalisé dans un style assertif et heurté, Sierra de Teruel est une histoire de guerre mécanisée où la condition humaine se trouve figée dans la tension de l’engagement d’un camp dans sa lutte. Le cosmos y est indifférent aux actions des hommes, même les plus solennelles, et le sacrifice individuel y fait à la fois l’horizon de la fraternité, virile, et l’inspiration du sentiment de communion. Pour ces caractéristiques, l’unique film de Malraux est à l’image de l’humanisme que l’écrivain professe au fil de ses essais, récits, romans : tragique.

Conçu pour sa part comme allégorie esthétique (de l’évolution biologique de l’humanité), Les oiseaux vont mourir au Pérou, exprimé dans un style épuré, suggestif et poétique, est une histoire d’amour où Adriana inspire aux hommes et aux femmes le don total d’eux-mêmes – vainement sans doute, et parfois tragiquement, mais non cependant sans frémissements, pressentiments, espoirs. Les divers protagonistes y manifestent une compréhension mutuelle, comme accordés dans une fraternité générale, et les scènes d’extérieur, par des effets de longues perspectives impliquant estran, dunes, vagues, ciel et ombres, les y inscrit dans une nature cosmique. Le premier film de Gary manifeste ainsi des traits saillants de l’ “humanisme évolutionniste” qui caractérise la métaphysique que dessine son œuvre littéraire (Hangouët 2022).

Le premier film d’un grand écrivain serait-il un marqueur de l’humanisme de son auteur ? Voilà l’hypothèse que suggèrent les cas d’Espoir et de Les oiseaux vont mourir au Pérou que nous venons de commencer à rapprocher et à circonstancier. Il reste à l’explorer en complétant ces analyses comparatives, et en étudiant les premiers films d’autres grands génies qui se sont eux aussi partagés, fût-ce occasionnellement, fût-ce pour la postérité, entre la littérature et le cinéma.

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Annexe 1 : Les ombres à Callao, au moment du carnaval, et à Huelva, au moment du tournage des Oiseaux…

La figure 1 est une carte qui a deux particularités. Premièrement, le haut n’est pas orienté vers le nord, mais vers le large : l’axe horizontal est celui de la direction générale de la plage. Deuxièmement, l’échelle est fixe, mais la valeur de celle-ci est une proportion.

Cette carte montre les endroits au sol où tombe, pour chaque heure solaire d’une journée, l’extrémité de l’ombre d’un élément vertical de hauteur H positionné au centre de la carte, et cela dans deux conditions différentes : 1) pour un lieu de la côte péruvienne situé à quelques kilomètres au nord de Callao (Pérou) en un jour de l’année situé en plein carnaval, 2) pour Mazagón, la plage de Huelva (Espagne), à une date correspondant au mitan de la période du tournage sur place du film de Gary.

Le faisceau des ombres extradiégétiques (celles de la géographie andalouse du tournage) est bien incompossible avec le faisceau des ombres intradiégétiques (celles de la géographie péruvienne de l’histoire racontée).

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Figure 1. Les heures égrenées sur le cadran solaire de la plage (supposée horizontale)

Les calculs reprennent ici (Hangouët 1985), où les formules et les constantes étaient elles-mêmes reprises et adaptées de (Bouiges 1982).

Annexe 2 : Les marées à Callao et à Huelva

La figure 2 trace la variation de la hauteur de l’eau dans les ports de Callao et de Huelva, en fonction de l’heure solaire sur deux journées : celle d’une grande marée et celle d’une petite marée qui lui succède. Pour Callao, ces journées sont choisies sur la période du carnaval : la grande marée est ainsi trouvée un mois lunaire avant la marée d’équinoxe de printemps (soit pour l’année 1967 : le 26 février). Pour Huelva, ces journées sont choisies sur la période de tournage du film à Mazagón : pour la grande marée, celle du 3 novembre 1967.

Le marnage extradiégétique, celui de la géographie andalouse du tournage et qui apparaît dans les images, varie dans des amplitudes (de 1,6 m à 3,5 m) qui sont bien incompossibles avec celles du marnage intradiégétique, celui de la géographie péruvienne de l’histoire racontée (de 0,7 m à 0,9 m).

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Figure 2. Les hauteurs d’eau dans le port sur la journée lors d’une forte et d’une faible marées

Les présents calculs reprennent (comme nous le faisions en 1986 pour établir les horaires des marées en baie de Quiberon pour le compte de la radio associative Radio 56) les formules et les constantes harmoniques de (SHOM 1984).

1 Les éléments du scénario de Sierra de Teruel ont été écrits en français par André Malraux et Denis Marion, adaptés en espagnol par Max Aub et enfin mis dans les formes du découpage technique par Boris Peskine (Albersmeier 1973, 181). Les conditions du tournage, sur place en Espagne, en pleine guerre civile espagnole, ont empêché de filmer certaines scènes, et demandé d’en adapter d’autres. Le film achevé n’est ainsi qu’une adaptation partielle non seulement du synopsis envisagé mais du découpage technique lui-même. Publié au Mexique par Max Aub en 1968, ce découpage technique a été retraduit en français par André Camp, pour une première publication en France dans le numéro d’octobre 1989 de la revue L’Avant-Scène Cinéma (Coll. 1989, 24–111).

Le découpage technique des Oiseaux, établi avec l’assistance de Michel Wyn, édité par Solange Vidaud, est quant à lui consultable à la Bibliothèque du Film de la Cinémathèque française, sous la cote SCEN1967-B585 (Gary 1967b). Les écarts du film achevé au scénario prévu sont nombreux, notamment dans les scènes qui impliquent le personnage d’Alejo, sans être aussi marqués que pour le film de Malraux.

2  Le nom “Rainier” est bien celui que lui attribuent les dialogues du scénario des Oiseaux vont mourir au Pérou (Gary 1967b).

3 Le nom “Guzman” est encore celui qui figure dans le scénario des Oiseaux vont mourir au Pérou (Gary 1967b, plan 336).

4 Le film Les oiseaux vont mourir au Pérou n’a pas été tourné au Pérou, mais sur la plage de Mazagón en Andalousie pour les extérieurs (de la mi-octobre à début décembre 1967), dans les studios de Billancourt en France pour les intérieurs (début octobre), et en Mauritanie pour les vols d’oiseaux.

5  C’est là notre traduction de l’appréciation de Malraux qui figure, en anglais, sur la jaquette de The Dance of Genghis Cohn (Gary 1968b, jaquette), la version américaine de La Danse de Gengis Cohn : “One of the very rare contributions of our time, both to mythology and to great comic literature”.

6 Il ne s’agit pas de nier l’universalisme de ce symbole, commun en effet à de nombreuses civilisations (d’Anselme de Puisaye 1859, 266 sqq.).

7 Des points de vue où est placée la caméra, la longue procession qui descend la montagne redessine à l’encre humaine la sinuosité du sentier. Elle en vient à marquer, gigantesquement à travers le paysage, ce que les spécialistes du film décrivent souvent comme un “Z” mais qui, de fait, à la lettre !, serait plutôt un “S” anguleux.