Literatūra ISSN 0258-0802 eISSN 1648-1143

2022, Priedas, pp. 70–80 DOI: https://doi.org/10.15388/Litera.2022.64.4.4

De Clappique à Sganarelle, papillonner avec Malraux et Gary

Julien Roumette
Université de Toulouse Jean Jaurès – Le Mirail
PLH-ELH
University of Toulouse Jean Jaurès – Le Mirail
PLH-ELH
julien.roumette@univ-tlse2.fr

Résumé. Romain Gary n’est pas proche d’André Malraux uniquement par son engagement. Ils partagent également une forme de fantaisie créatrice qui bouscule les genres, incarnée notamment par le personnage de Clappique, dans La Condition humaine. Celui-ci sert de modèle à la figure récurrente du Baron dans les romans de Gary, dont on peut suivre l’évolution et les différentes incarnations du Grand vestaire aux Couleurs du jour et à Clair de femme. Portraits charge fantaisistes et comiques, ces personnages caricaturaux apparaissent comme un recours bouffon face à la pression de l’histoire. Gary poussera très loin ce contre-point salutaire, libérant progressivement la force comique de sa fantaisie, tandis que Malraux ne résistera pas à faire faire un dernier tour de piste à ce double attachant dans les Antimémoires. Voir l’écrivain en Clappique permet de montrer la fécondité et la constance de cette dimension « farfelue », qui fait partie du compagnonnage entre les deux écrivains.
Mots clés : Burlesque, farfelu, roman xxe siècle, comique, idéalisme, mythomanie farcesque.

From Clappique to Sganarelle: Fluttering with Malraux and Gary

Summary. Romain Gary is not close to André Malraux only by his political and war time commitments. They also share a form of creative fantasy that shakes up literary genres, embodied by the character of Clappique, in La Condition Humaine. He serves as a model for the recurring figure of the Baron in Romain Gary’s novels, through different incarnations from Le Grand Vestaire to Les Couleurs du jour and Clair de femme. Fanciful and comical portraits, these caricatural characters appear as a buffoonish recourse in the face of history. Gary will push this salutary counterpoint very far, gradually releasing the comic force of his fantasy, while Malraux will not resist giving this endearing double a last lap in his Antimémoires. Seeing the writer as Clappique makes it possible to show the fruitfulness and the constancy of this “wacky” (« farfelue ») dimension, which is part of the companionship between the two writers.
Key words: Burlesque, Farfelu, 20th century french novel, comedy, idealism, farcical mythomania.

Nuo Klapiko iki Sganarelio: skrajoti su Malraux ir Gary

Anotacija. Romainas Gary ir André Malraux panašūs ne tik angažuota rašytojo laikysena, bet ir tam tikra kūrybinės vaizduotės forma, išlaisvinančia žanrų ribas. Būtent tai įkūnija Malraux romano Žmogaus būtis personažas Klapikas. Jis pasitarnauja kaip modelis Gary romanuose nuolat pasikartojančiai barono figūrai. Barono personažo raidą ir įvairius įsikūnijimus galima stebėti kūriniuose Didžioji rūbinė, Dienos spalvos (Liūdnieji klounai), Moters šviesa. Karikatūriški, šaržuoti ir komiški šių kūrinių veikėjai pasirodo kaip juokdario atsakas į istorijos prievartą. Palaipsniui išlaisvindamas komišką savo vaizduotės prigimtį, Gary kuo plačiausiai naudojasi jos gelbstinčia jėga. Malraux Antimemuaruose neatsispiria pagundai dar kartą grįžti prie Klapiko. Rašytojo ir jo personažo sąsaja atskleidžia nekintamą vaisingą „keistumą“, leidžiantį sugretinti abu minėtus rašytojus.
Reikšminiai žodžiai: burleska, keistumas, XX a. romanas, komizmas, idealizmas, farsinė mitomanija.

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Received: 22/02/2022. Accepted: 01/06/2022.
Copyright © Julien Roumette, 2022. Published by Vilnius University Press.
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On aurait tendance à ne voir dans le dialogue entre Malraux et Gary que la dimension historique de l’engagement. Ils seraient deux gaullistes romanciers qui partagent avant tout leur guerre. Mais, de manière plus inattendue, loin des biographies officielles, ce serait oublier qu’ils partagent également une forme de fantaisie créatrice, absolument revendiquée, une liberté de l’écrivain, et plus spécialement du romancier, qui bouscule les genres et s’épanouit surtout aux frontières de ceux-ci. À travers certains de leurs personnages fétiches, les deux romanciers se sont incarnés en portraits charge, ont trouvé un vrai plaisir littéraire à se caricaturer, au point de faire volontiers passer leurs doubles romanesques dans le domaine autobiographique, dans un jeu de passe-passe transgressif et provocateur qui a dû leur procurer de grands moments de satisfaction personnelle. Gary est allé plus loin dans la mystification, finissant par faire incarner sa créature Ajar par son neveu, mais son jeu, avant tout littéraire, n’est pas si loin de celui que Malraux déploie dans ses Antimémoires.

Dans ces deux destins marqués par l’Histoire – leurs œuvres sont parmi les plus nourries de leur siècle « jusqu’à la rage », comme l’écrit Gary –, la fantaisie est un recours pour desserrer un étau souvent étouffant. Elle introduit une respiration, permet de secouer le poids des engagements et de la nécessité de témoigner. Le rêve peut-être d’un autre rapport à l’histoire…

Comme son aîné au début des années 1920, Gary a, lui aussi, commencé en endossant l’habit du « farfelu », avec Le Vin des morts, manuscrit inédit écrit dans les années 1930 et édité pour le centenaire de sa naissance, que Roger Grenier rapprochait du « Roi Peste », d’Edgar Poe. Gary ne connaissait sans doute pas ces textes assez confidentiels, mais les parallèles de thèmes et de ton sont assez frappants. Surtout, chez lui, cette veine créatrice va prendre de plus en plus de place et devenir le moteur même de sa création romanesque.

Plus encore, c’est la résurgence de cette veine farfelue dans La Condition humaine qui entre en résonnance avec l’œuvre de Gary. Autour d’un personnage : Clappique, création originale et truculente, qui réapparaît dans les Antimémoires et que Gary s’approprie, notamment sous les traits de celui qu’il va nommer le Baron, tout court, qui hante ses premiers romans. Celui-ci nous servira de fil conducteur pour faire dialoguer les deux écrivains : un arbre généalogique du baron, en quelque sorte – ce qui, après tout, est bien normal dans une famille noble, le titre fût-il usurpé.

Les deux barons

Deux barons, donc.

Par ordre d’apparition, on est d’abord présenté au baron de Clappique, dans La Condition humaine, chien dans le jeu de quilles révolutionnaire, qu’un critique a présenté comme le « Falstaff de Malraux1 ». Quelques traits pour rappeler brièvement qui il est.

Clappique est le bouffon de service, dans sa gestuelle comme dans ses paroles :

La voix bouffonnante, inspirée de Polichinelle, semblait venir d’une colonne. Nasillarde mais amère, elle n’évoquait pas mal l’esprit du lieu, isolée dans un silence plein du cliquetis des verres au-dessus du clergyman ahuri2 […].
Au-dessus d’un pêle-mêle de dos et de gorges dans un tas de chiffons soyeux, un Polichinelle maigre et sans bosse, mais qui ressemblait à sa voix, tenait un discours bouffon à une Russe et à une métisse philippine assises à sa table. Debout, les coudes au corps, gesticulant des mains, il parlait avec tous les muscles de son visage en coupe-vent, gêné par le carré de soie noire, style Pieds-Nickelés, qui protégeait son œil droit meurtri sans doute. De quelque façon qu’il fût habillé – il portait un smoking, ce soir – le baron de Clappique avait l’air déguisé. (C, 29)

Il se parodie lui-même, joue et sur-joue en permanence. Il est « sa propre caricature » :

Il s’éloigna, nez baissé, dos voûté, tête nue, les mains dans les poches du smoking, semblable à sa propre caricature. (C, 37)

Quand Kyo en parle, il le décrit comme un homme en représentation permanente : « Il raconta le spectacle que Clappique venait de lui donner. » (C, 44) Comparé à Polichinelle, il appartient à la grande famille de la comedia dell’arte, où règne l’art de l’improvisation comique, incarnant l’anti-sérieux – ce que redouble la référence plus populaire et moderne aux Pieds nickelés, également présente chez Gary, qui le rattache à la culture populaire des comics et des bandes dessinées, et ne touche au « grand monde » que par les singeries qu’il en fait.

Cette dimension burlesque et extravertie a, cependant, une fonction et un sens. Clappique n’est pas qu’une silhouette comique qui traverse le roman. Gisors, le père de Kyo, dans une discussion avec son fils, en donne une vision plus complexe, conférant une certaine épaisseur au personnage :

Tout se passe comme s’il avait voulu se démontrer que, bien qu’il ait vécu pendant deux heures comme un homme riche, la richesse n’existe pas. Parce qu’alors, la pauvreté n’existe pas non plus. Ce qui est l’essentiel. Rien n’existe : tout est rêve. N’oublie pas l’alcool, qui l’aide…
– Aucun homme ne vit de nier la vie, répondit Kyo.
– On en vit mal… Il a besoin de vivre mal. (C, 45-46)

Le déséquilibre de Clappique n’est pas gratuit. Il répond à l’angoisse par une fuite en avant comique qui lui permet d’échapper à lui-même. Dansant au-dessus de l’abîme, son absence de profondeur est moins un défaut qu’un « don » :

– Tout homme ressemble à sa douleur, dit Kyo : qu’est-ce qui le fait souffrir ?
– Sa douleur n’a pas plus d’importance, pas plus de sens, n’est-ce pas, ne touche rien de plus profond que son mensonge ou sa joie : il n’a pas du tout de profondeur, et c’est peut-être ce qui le peint le mieux, parce que c’est rare. Il fait ce qu’il peut pour cela, mais il y fallait des dons… (C, 46)

Ce que le vieux Gisors résume d’une formule :

[…] sa mythomanie est un moyen de nier la vie, n’est-ce pas, de nier, et non pas d’oublier. (C, 45)

Son addiction à l’alcool est liée à cette difficulté à vivre d’un personnage plus angoissé qu’il n’y pourrait paraître à première vue. Clappique boit. Il est presque constamment saoûl dans le récit, aussi bien lors de sa première apparition, dans une boîte de nuit, que lors de la dernière, quand il lance, dernière réplique : « Allons nous saoûler… » (C, 296)

Son absence de profondeur lui donne une grande liberté et lui permet de changer d’identité facilement. Une des scènes les plus révélatrices du personnage est celle où, à la fin du roman, il se déguise pour fuir. Il tire de ce travestissement une leçon sur la vie très caractéristique : l’habit fait le moine.

En même temps – instinct de défense ou plaisir – l’acceptation générale de son nouvel état civil l’envahissait lui-même. Il rencontrait, tout à coup, par accident, la plus grande réussite de sa vie. […] C’était, en profondeur, le même dépaysement, le même bonheur qui l’avaient saisi la première fois qu’il était entré dans la foule chinoise. « Dire que faire une histoire, en français, ça veut dire l’écrire et non la vivre ! » (C, 294)

Et d’en tirer cette conclusion hâtive :

Non, les hommes n’existaient pas, puisqu’il suffit d’un costume pour échapper à soi-même, pour trouver une autre vie dans les yeux des autres. (C, 294)

Phrase que Gary aurait pu écrire et qui se retrouvera sous sa plume sous différentes formes.

Clappique mêle la vie et la fiction. Inventeur de sa vie, de ses vies, il vit les histoires qu’il se raconte, revendiquant d’introduire l’invention et l’imagination dans la vie réelle :

Il faut introduire les moyens de l’art dans la vie, mon b’bon, non pour en faire de l’art, ah ! bon Dieu non ! mais pour en faire davantage de la vie. Pas un mot ! (C, 295)

On voit à quel point Gary est proche, lui qui ne cesse de revendiquer cette porosité entre la vie et la fiction.

Premier avatar : Le Grand Vestiaire

Les traits du baron de Clappique se retrouvent tous sous la plume de Gary, très tôt dans son œuvre, dès Le Grand Vestiaire, roman paru en 1948. La période où il admire et où il est le plus proche de son aîné voit apparaître un autre baron, dont le nom fluctue, mais jamais le titre. Même s’il est moins shakespearien, il appartient à la même famille burlesque, qui tire son inspiration, entre autres, du cinéma muet – d’ailleurs, chez Gary, il ne dit rien. Plutôt clown blanc, il tire vers Nabokov ou Henri Miller.

Clappique est le modèle parfait pour incarner une idée qui hante les romans de Gary : celle du vêtement qui fait l’homme, du « grand vestiaire » social. Tout en surface, sans profondeur – comme son modèle –, le Baron est avant tout un costume : il n’existe que par son vêtement, qui lui donne un rôle à jouer et le définit entièrement. Il n’est pas le seul personnage à incarner cette thématique qui donne son titre au roman. Celle-ci est longuement développée, en particulier par l’intermédiaire du bien nommé Vanderputte, une réincarnation du Fagin d’Oliver Twist3, ancien résistant et traître qui trafique au marché noir, collectionneur de vêtements d’occasion qu’il affuble des noms de ceux qui les ont porté avant lui. Plusieurs passages du texte paraissent gloser la dernière apparition de Clappique dans La Condition humaine :

Où étaient-ils donc, ces fameux hommes, dont mon père m’avait parlé, dont tout le monde parlait tant ? Parfois, je quittais mon fauteuil, je m’approchais de la fenêtre et je les regardais. […] les hommes n’existaient pas et ce que je voyais ainsi dans la rue, c’était seulement leur vestiaire, des dépouilles, des défroques – le monde était un immense Gestard-Feluche aux manches vides, d’où aucune main fraternelle ne se tendait vers moi. La rue était pleine de vestons et de pantalons, de chapeaux et de souliers, un immense vestiaire abandonné qui essaye de tromper le monde4.

L’idée du vestiaire est correllée au personnage qui passe sa vie à en jouer. Clappique, homme des costumes, sans profondeur, tout entier dans le rôle qu’il joue à un moment donné, exprime la réalité de cette vision : si tout est apparence, alors autant s’y livrer totalement, jouer le jeu jusqu’au bout. Polichinelle en prend son parti et décide d’en jouer. La thématique du « grand vestiaire » ouvre la porte au burlesque d’un Clappique ou d’un Baron. Gary suit la voie ouverte par Malraux et glisse vers ce qui sera son propre chemin créateur, vers un humour de plus en plus provocateur.

Le personnage du Baron cristallise les enjeux de cette problématique. Muet, tout entier dans son vêtement, un costume chic, impeccable, qu’il entretient avec soin, il ne profère pas une parole mais se contente d’incarner une position ambiguë, dont on ne sait jamais si elle d’acquiescement ou de critique, de compromission ou de désir de pureté. La propeté de son vêtement signale qu’il ne se mêle pas au monde, qu’il entend lui rester étranger, soit indifférence soit protestation. Gary maintient l’ambiguïté, en faisant une figure essentiellement symbolique, en marge de l’action, qui hante le récit plus qu’il n’en est véritablement un acteur.

Les Couleurs du jour : Clappique voit double

La figure du Baron est plus complexe lorsqu’il réapparaît dans le roman suivant, Les Couleurs du jour, probablement celui où Gary est le plus proche de l’univers de Malraux. Cette fois, Clappique est diffracté entre plusieurs personnages : une part en est toujours incarnée par le Baron, dans la lignée du Grand vestiaire. Mais, élément nouveau, il nourrit également le caractère d’un second personnage, plus loquace, celui de Bebdern, double bouffon du personnage principal, Rainier.

Le Baron des Couleurs du jour est tout aussi muet que celui du Grand vestiaire. Il incarne la même posture, demande à être lu de la même manière. Le symbolisme est toujours aussi appuyé, plus que chez Malraux, trop peut-être :

Il était fort élégamment mis et la chute ne semblait pas avoir dérangé sa tenue. Il semblait faire partie de ces rares privilégiés qui demeurent impeccables en toutes circonstances – peste, racisme, extermination d’une ville entière, construction du socialisme à partir de zéro ou croisade pour la paix – on voyait vraiment qu’il avait l’habitude des chutes. Il redressa l’œillet dans sa boutonnière, mais c’était tout. Il n’avait même pas lâché ses jumelles en tombant ; sans doute allait-il continuer à scruter l’horizon.

– Hé, mais c’est l’homme de Hölderlin ! fit La Marne, avec sympathie. Qu’est-ce que vous faisiez au sommet de l’arbre, Soif d’Amour5 ?

La première nouveauté par rapport au Grand vestiaire, c’est que – ce sera la seule fois dans l’œuvre de Gary –, le Baron prend part à l’action. Au moment clé, il sort de sa réserve et le narrateur nous donne même un aperçu de ses pensées. Son geste est très significatif, puisqu’il tue le tueur à gage qui s’apprête à assassiner le couple des personnages principaux, Ann et Rainier. Or cet homme de main l’avait lui-même recueilli et, jusque-là, il le protégeait. Tombant le masque, cet acte laisse entrevoir la signification qu’il faut accorder à cette figure, que Gary tient, dans ce roman, à expliciter : une « lutte pour l’honneur ».

Le baron fit alors quelque chose de très curieux.

Il tourna le dos au corps et fit, des pieds, ce mouvement rapide que les chats et les chiens font, lorsqu’ils essayent de couvrir de sable ou de terre leur trace intime. Puis il sortit sur le chemin et attendit. Le couple était à une centaine de mètres de lui. Lorsqu’ils furent à son niveau, le baron se découvrit et salua. Il les salua, en appuyant le melon sur son cœur et en s’inclinant profondément et avec son gielt, sa petite moustache et son visage cramoisi, il ressemblait à un ténor de province en train de pousser un air sentimental. Il s’inclina si profondément sur le passage du cortège royal qu’il faillit tomber et dut s’accrocher à un arbre et Ann reconnut cette fois le dandy et lui sourit et le baron, avant de reprendre la lutte pour l’honneur, demeura encore un instant chapeau bas devant le souverain. Puis il retourna d’où il venait. Il avait concédé un point à l’adversaire, mais c’était le seul dont ce dernier pouvait se prévaloir. Il allait reprendre la lutte et continuer son numéro imperturbable sous les tartes à la crème, ces étoiles filantes de l’horizon humain. (CJ, 254)

Gary donne au personnage une dimension généreuse et idéaliste qui n’est pas si loin de l’attitude Clappique, lui aussi capable de générosité :

Il tâta tout de même sa poche, pour s’assurer que l’argent était bien là.
Et peut-être n’est-ce qu’un serment d’ivrogne, après tout, pensa-t-il encore.
Peut-être ne pourra-t-il jamais mimer jusqu’au bout son dédain pour la dure loi qui nous est faite. Peut-être ne pourra-t-il jamais se réfugier entièrement dans le burlesque et dans l’absurde, sans se laisser toujours gagner et vaincre par quelque démon de l’humain. Peut-être ne pourra-t-il jamais demeurer jusqu’au bout le dandy impeccable et qu’il lui faudra s’abaisser éternellement à quelque sale et terrestre besogne au nom de l’amour… […]

Quand il retrouve ensuite son rôle, la dérision s’est chargée d’une aura tout autre, en faisant un double moderne de Don Quichotte. Désormais, le lecteur connaît le sens de son retrait. Il s’agit bien d’une protestation :

Il est très difficile de rester digne, pensa-t-il, en sortant son monocle de son gilet et en le plaçant dans son œil droit.
Mais il était résolu à faire de son mieux.
C’est ainsi qu’une demi-heure après, environ, le baron faisait une apparition très remarquée sur le chemin de Menton.
Des gamins avaient dû lui jouer un mauvais tour, avec la cruauté bien connue des enfants pour les ivrognes, parce qu’il apparut à califourchon sur un âne, assis à l’envers, en tenant la queue de l’animal entre ses mains.
Il avait retrouvé d’ailleurs toute sa dignité. (CJ, 254-255)

Bebdern, quant à lui, récupère la part bavarde et mythomane de Clappique, théâtrale et extravagante, profondément ironique et désabusée. Double comique de Rainier, le héros du roman, il partage avec Clappique une invention permanente destinée à opposer la farce à la vie, très exactement « un moyen de nier la vie », précisément parce qu’il ne peut pas l’oublier – une légitime défense. Avec lui et avec le Baron, la réécriture de L’Adieu aux armes d’Hemingway se double d’une dimension de mythomanie farcesque et agissante bien dans la veine du Clappique de La Condition humaine.

Comme Clappique, Bebdern se donne en spectacle. Outre son allure « costumée », le personnage se caractérise par ses mimiques théâtrales. Autre caractéristique : sa manière de parler comme s’il était en permanence sur scène. Enfin, ses tics de langage. Bebdern, comme Clappique, fait sans cesse des a parte incongrus et décalés :

J’aime le son du cor le soir au fond des bois ! chantait Bebdern d’une voix de basse, la main sur le cœur. J’espère que vous vous rendez compte que toute la décadence de l’Occident est contenue dans ce seul vers ? Il est perdu au fond des bois, le soir tombe et tout ce qu’il fait, c’est un peu de musique ! À part : n’empêche qu’ils ne passeront pas ! (CJ, 191)

Son comportement extravagant est une protestation contre l’histoire, contre les hommes, – juif, il a été victime de l’antisémitisme – et plus généralement de ce qu’on pourrait facilement nommer « la condition humaine ». La fidélité de Gary à Malraux est ici totale. On peut dire qu’il développe les potentialités romanesques du personnage de Clappique, le tirant un peu plus encore du côté du burlesque, de Sganarelle et du rire. Bebdern rejoint le Baron en ce qu’il est également gratifié du titre de « chevalier errant », dédoublant la figure donquichottesque :

[…] de tous les chevaliers errants, le comte de Bebdern, de Munich, du Pacte germano-soviétique, de Buchenwald, de Nagasaki et d’autres lieux de trahison, était peut-être le plus coriace et le plus difficile à apaiser. (CJ, 191)

Au-delà de la dimension burlesque de ces deux personnages, c’est surtout le sens de leurs provocations qui intéresse Gary, à la suite de Malraux. Leur attitude grotesque est une défense, résumée par Bebdern en une formule lapidaire de refus radical, nichée au cœur de ce qu’il nommera plus tard une « danse » provocatrice et libératrice :

Je refuse absolument de tenir mon rôle dans la tragédie ! (CJ, 184)

Chez Gary comme chez Malraux, ce refus de la tragédie offre un contrepoint idéal à des visions très sombres de la condition humaine. Clappique et le Baron réussissent, par l’autodérision, par leurs refus et leurs dérobades, à passer au travers des événements.

Il vida la bouteille de champagne. Il était pressé. Il fallait sortir du réel le plus vite possible. Mettre le nez dehors. Passer de l’autre côté. Chez Pluto, chez Charlie Chaplin, chez Mighty Mouse, chez les frères Marx. Se réfugier dans un comic-strip. Se retrouver dans cet nivers merveilleux où l’on peut tomber de la lune sur la terre et se relever sans une bosse. Il suffisait de quelques compères d’accord pour venir jouer avec vous. (CJ, 175-176)

Ils incarnent malgré tout, sur le mode de la dérision, l’idée que l’homme se fait contre son destin, ce qui les rapproche aussi de Camus.

Clair de femme : l’ultime résurrection du saltimbanque métaphysique

Après Les Couleurs du jour, le personnage du Baron se fige un peu dans l’œuvre de Gary. Il perd sa truculence pour devenir une marionnette assez caricaturale. Quand il réapparaît dans Les Mangeurs d’étoiles et dans La Danse de Gengis Cohn, il n’est plus qu’une figure symbolique assez convenue, se limitant à un costume impeccable, image figée, stéréotypée qui donne lieu à des effets comiques (dans La Danse de Gengis Cohn, en particulier, où il incarne la figure du cocu) mais dont le sens se répète de texte en texte.

L’histoire ne s’arrête pourtant pas là. Car l’ami Clappique fait retour dans une dernière apparition plus vivante, qui sort du rang, sous un nouvel avatar. Il prête en effet la plupart de ses traits au Señor Galba, dans Clair de femme, au milieu des années 1970, retrouvant une certaine vigueur farfelue, profitant sans doute de la renaissance (ou de la naissance) Ajar menée alors en parallèle par Gary.

Le Señor Galba a le même costume que Clappique lors de sa première apparition dans La condition humaine : il est en habit, en permanence aussi saoûl que lui – son mot d’ordre étant de ne surtout jamais dessouler. Il a la grandiloquence de l’homme de spectacle qui est toujours un peu en scène, n’étant avare ni de grandes formules ni de mimiques expressives et outrées. La référence aux personnages de la comedia dell’arte est la même que chez Malraux : « Il est vénitien, dit le barman. Comme les polichinelles de Tiepolo6… »

Comme Clappique, il affectionne combines et affaires louches. Il fait des faux papiers et passe les frontières déguisé :

– La police des aéroports est très bien faite, dit-il. Mais si vous avez besoin d’un faux passeport, je connais quelqu’un…
– Comment avez-vous deviné, señor ?

Il se toucha le bout du nez.
– Une profonde connaissance des choses de ce monde, monsieur. Nous savons reconnaître un homme traqué, mon nez, mon chien et moi.  (CF, 40)

Un véritable retour aux sources, donc. Non sans une certaine grandeur, qui le conduit à parler de lui à la troisième personne :

Les œuvres de Shakespeare, monsieur, font beaucoup d’honneur à la vie et à la mort, tandis que Señor Galba les traite avec une souveraine dérision…  (CF, 170)

Le tour final est de faire du personnage un saltimbanque, un dresseur qui a monté un numéro d’animaux savants. Gary reprend sur le mode de la dérision l’image de Chien blanc, le dressage confinant à la caricature mécanique. Dans le final grinçant du récit explose la dérision morbide : scène hallucinante où le singe et le caniche dressés exécutent leur numéro de danse devant le corps sans vie du dresseur qui vient de mourir :

En un instant, le chimpanzé et le caniche se retrouvèrent dans les bras l’un de l’autre au milieu du salon, dansant le paso doble, en nous jetant parfois des regards terrifiés, comme s’ils comprenaient qu’il s’agissait d’une question de vie et de mort. (CF, 172)

Scène qui se conclut sarcastisquement par :

En somme, Señor Galba avait eu le dernier mot. (CF, 172)

Le travail de Gary autour de personnages plus ou moins directement inspirés de Clappique permet, à rebours, d’éclairer ce qu’a voulu faire Malraux. Lire Clappique à travers le Baron et le Señor Galba, donne de la consistance et de l’ampleur au personnage, rend toute sa profondeur à la création originale de La Condition humaine. Il n’est pas si fréquent pour un romancier de parvenir à créer un personnage si vivant qu’il finit par lui échapper et qu’il lui concède l’autonomie d’un être extérieur. Le personnage existe d’ailleurs tellement fort pour Gary que celui-ci ne parvient pas à s’en débarrasser :

J’ai bien essayé de l’assassiner dans un livre, mais ce ne fut que pour le voir réapparaître dans le suivant. Je suis incapable de me débarrasser de lui7.

C’est ce que Malraux reconnaît également à sa manière dans Le miroir des limbes, l’un comme l’autre réalisant le rêve tout vrai romancier.

L’écrivain en Clappique

Au-delà de la réussite et de la postérité de personnages qui traversent les deux œuvres sans se laisser dominer totalement par leurs auteurs, c’est bien des doubles des écrivains qu’ils incarnent, le recours contre tout ce qui pourrait constituer une domestication trop grande de l’inspiration et du rapport à l’écriture.

Gary prend modèle sur la grande liberté de Malraux avec les genres. Dans les années 1970, les Antimémoires intègrent de nombreux passages de textes précédemment parus, de natures différentes, des pages du roman Les Noyers de l’Altenburg à des extraits de discours, etc. En préface à Les chênes qu’on abat… en 1972, Malraux revendiquait noter la vivacité de ses conversations avec de Gaulle, déclarant :

Corrigeant ces épreuves, je découvre qu’elles forment un livre. La création m’a toujours plus intéressé que la perfection. D’où mon constant désaccord avec André Gide, et mon admiration, dès vingt ans pour Braque et Picasso : ce livre est une interview comme La Condition humaine était un reportage8

« La création m’a toujours plus intéressé que la perfection » : la phrase a une certaine portée. Rester au plus près du mouvement de l’écriture passe avant la perfection de la forme. L’ordre des priorités conduit à une remise en cause quasi-permanente de l’écrivain, au refus des formules définitives, à l’exploration des genres quitte à en bousculer les frontières.

Comment ne pas faire le lien avec une entreprise comme La nuit sera calme, paru juste après, en 1974, qui joue de la même manière avec les codes, entretien simulé, certes, mais peut-être d’autant plus intéressant parce que le recours à la forme du dialogue y est entièrement fictive, donc aussi fictionnelle, relevant du travail de l’écrivain, d’un choix et de la volonté, justement, pour reprendre les termes de Malraux, de se situer plus près de la création, du jaillissement, que de la « perfection ». Le pari est réussi, le texte est vivant, vif, et l’on se dit qu’aucune autre forme plus littéraire n’aurait pu lui conférer cet « allant ». Gary ne veut pas s’ériger un monument. Il ne veut pas écrire Les Mots. Il veut se saisir vif, cela lui convient mieux. Il évite de se statufier.

Le texte de Malraux n’est pas plus « authentique » que celui de Gary. Et il ne cherche pas vraiment à l’être.

Finalement, les deux écrivains témoignent d’une belle liberté créatrice, se fiant chacun plus à leur « fantaisie », qu’à des approches théoriques de la littérature, dont ils ont su s’affranchir assez joyeusement. Cela leur confère une capacité de renouvellement assez étonnante, et une souveraine assurance dans le fait de prendre le large et d’essayer des combinaisons originales, qui sont souvent le meilleur de leur intuition. Des expérimentations romanesques des Noyers de l’Altenburg à la démarche délibéremment trangressive des Antimémoires, des autobiographies revisitées que sont La Promesse de l’aube, Chien blanc ou La nuit sera calme à la réinvention sous les traits d’Ajar, un autre compagnonnage entre les deux hommes se dessine, non pas politique ni engagé, mais dans la liberté créatrice, une fidélité à eux-mêmes dans la réinvention permanente de leur personnage et leurs œuvres.

Un long passage des Antimémoires fait l’éloge des papillons, à travers le personnage de Méry. L’éloge de la beauté de l’éphémère que les gracieux lépidoptères emblématisent est repris également par Gary, à la fin de son premier roman, Education européenne. Face à l’histoire et à la tragédie, ils incarnent une permanence de la légèreté – qui est peut-être la plus belle leçon créatrice qu’ils nous aient laissés.

References

Bellos, David. 2007. « Oliver twist à Paris, Romain Gary à New York : Le Grand Vestiaire et les tabous de l’après-guerre », in Julien Roumette (éd.), Romain Gary l’ombre de l’histoire, Littératures, n° 56, PUM, p. 173–181. En ligne sur le site Persée : persee.fr/issue/litts_0563-9751_2007_num_56_1 (consulté le 23/02/2022).

Gary, Romain. 2000. Le Grand Vestiaire [1948]. Gallimard, « folio ».

Gary, Romain. 1952. Les Couleurs du jour, Gallimard. p. 193.

Gary, Romain. 2000. Clair de femme [1977], Gallimard, « folio ». p. 69.

Gary, Romain. 2002. Préface à l’édition américaine d’Europa, trad. Paul Audi, in Romain Gary, Europa. Gallimard [1972], Gallimard, « folio ».

Malraux, André. 2002. La condition humaine [1933], Gallimard, « folio ».

Malraux, André. 1972. Les chênes qu’on abat… Gallimard.

Todd, Olivier. 2001. André Malraux, une vie. Gallimard.

1 Pour reprendre l’expression d’Olivier Todd dans André Malraux, une vie, Gallimard, 2001.

2 André Malraux, La condition humaine [1933], Gallimard, « folio », 2002, p. 29. Abrégé C pour les références.

3 Voir David Bellos, « Oliver twist à Paris, Romain Gary à New York : Le Grand Vestiaire et les tabous de l’après-guerre », in Julien Roumette (éd.), Romain Gary l’ombre de l’histoire, Littératures, n° 56, PUM, 2007, p. 173-181. En ligne sur le site Persée : persee.fr/issue/litts_0563-9751_2007_num_56_1 (consulté le 23/02/2022).

4 Romain Gary, Le Grand Vestiaire [1948], Gallimard, « folio », 2000, p. 168.

5 Romain Gary, Les Couleurs du jour, Gallimard, 1952, p. 193. Abrégé CJ.

6 Romain Gary, Clair de femme [1977], Gallimard, « folio », 2000, p. 69. Abrégé CF.

7 Préface à l’édition américaine d’Europa, trad. Paul Audi, in Romain Gary, Europa, Gallimard [1972], Gallimard, « folio », 2002, p. 12.

8 André Malraux, Les chênes qu’on abat…, Gallimard, 1972, p. 7.