Literatūra ISSN 0258-0802 eISSN 1648-1143

2022, Priedas, pp. 81–94 DOI: https://doi.org/10.15388/Litera.2022.64.4.5

Malraux et Gary mythomanes

Dr HDR Thierry Laurent
Centre de recherche de l’ICES (France)
CRICES (Research Center of ICES, France)
thierry.laurent.yy@gmail.com

Résumé. Le dessein de ce travail est de réfléchir à la différence entre mensonge et mythomanie en littérature, de mettre en évidence la présence de l’auto-fabulation dans les œuvres romanesques et textes mémoriels de Malraux et de Gary, d’évaluer le degré d’importance de celle-ci, de comparer ce qu’elle révèle sur la personnalité de chacun et la posture sociale qu’il exhibe, enfin d’analyser quelques-unes de ses caractéristiques formelles et les mettre en relation avec l’art, si répandu, de l’autofiction.
Mots-clés : Malraux, Gary, Mythomanie, Auto-fabulation, Autofiction, Impostures littéraires.

Malraux and Gary Mythomaniacs

Summary. Mythomania is not an isolated pathology in psychiatry: it is mixed with other mental disorders. It is not always easy to assess their seriousness or to differentiate them from banal lies; when someone invents a life other than his own without realizing it, he can be called a mythomaniac. Autobiographical literature contains many texts where truth rubs shoulders with fiction; some writers even have a reputation as great storytellers. Malraux and Gary are among them: both in books and in public statements, they shaped their own legend when their lives were already exceptionally rich, even romantic; they practiced autofiction before the letter. It is likely that their dissatisfaction with reality and existential anxieties have fueled this permanent need to falsify self-talk. Malraux mainly practiced self-heroization while Gary, much more capable of self-mockery, had fun wearing different masks and imitating the chameleon.
Keywords: Malraux, Gary, mythomania, confabulation, autofiction, literary fraud.

Malraux ir Gary – mitomanai

Anotacija. Šio straipsnio sumanymas – apmąstyti, kas skiria melą ir mitomaniją literatūroje. André Malraux ir Romaino Gary romanuose ir memuariniuose tekstuose siekiama išryškinti autofabulą, įvertinti jos svarbos lygį, palyginti, ką ji liudija apie kiekvieno autoriaus asmenybę ir demonstruojamą socialinę padėtį. Galiausiai, siekiama išanalizuoti kai kurias formalias autorių charakteristikas ir susieti jas su gana paplitusiu autofikcijos reiškiniu.
Reikšminiai žodžiai: Malraux, Gary, mitomanija, autofabula, autofikcija, literatūrinė apgaulė.

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Received: 15/04/2022. Accepted: 13/06/2022.
Copyright © Thierry Laurent, 2022. Published by Vilnius University Press.
This is an Open Access article distributed under the terms of the Creative Commons Attribution License, which permits unrestricted use, distribution, and reproduction in any medium, provided the original author and source are credited.

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Il y a certainement de nombreux points communs entre André Malraux et Romain Gary, tels le goût de l’aventure et des voyages, le courage au combat, l’adhésion au gaullisme, la gloire littéraire, les lauriers du prix Goncourt, un certain mépris dont ils ont fait l’objet de la part des avant-gardes et des intellectuels de gauche dans les années soixante et soixante-dix. Il semble qu’ils aient aussi un trait de personnalité commun : la propension à mentir dès lors qu’il s’agit de parler de soi. Il n’est pas forcément aisé d’en évaluer la régularité et l’importance, pas plus qu’il ne l’est de différencier en elle la part du jeu et celle de la pathologie. Nous tenterons d’abord de définir, dans sa complexité, la mythomanie, puis nous mettrons sa présence en évidence chez chacun de nos auteurs, avant de nous livrer à une synthèse comparative.

1 La mythomanie

Ce comportement a été décrit pour la première fois par le psychiatre allemand Anton de Delbrück à la fin du XIXe siècle (Delbrück 1891). Le terme a été réutilisé peu après par l’aliéniste français Ernest Dupré pour décrire un des nombreux traits de l’hystérie (Dupré 1905). Il désignait ainsi une tendance constitutionnelle présentée par certains sujets à altérer la vérité, à mentir, à imaginer des histoires, ce que l’on appelle les fabulations, enfin à imiter des états organiques anormaux qu’il voyait comme des simulations, d’où le lien à l’hystérie.

La mythomanie décelée chez l’enfant, que Dupré a décrite de manière détaillée, est censée évoluer plus ou moins naturellement vers une meilleure appréhension de la réalité, alors que la mythomanie de l’adulte peut s’associer à l’hystérie, à d’autres névroses, aux perversions ou même aux psychoses. En psychiatrie, et à part pour Dupré, la mythomanie est rarement considérée comme un symptôme isolé, ce qui fait que le concept est la plupart du temps traité en association avec d’autres troubles de la personnalité.

Le terme n’est plus beaucoup utilisé de nos jours en psychiatrie. Il n’existe pas dans les dernières classifications. Par exemple sa définition n’en est pas donnée dans le Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux (DSM-V), ouvrage de référence publié par l’Association américaine de psychiatrie1.

Quant à la Classification Internationale des Maladies (CIM-11)2, publiée par l’OMS, elle la range dans les autres troubles de la personnalité qui sont des caractéristiques propres à chaque individu qu’il garde tout au long de sa vie. Et les recherches actuelles sur les syndromes de conversion montrent que cette pathologie fonctionnelle cérébrale est différente d’une simple simulation et que c’est donc une véritable maladie.

Dans son acception courante, le terme «mythomane» s’applique à une personne qui vit dans le mensonge : elle invente des faits dont elle aurait été l’actrice ou le témoin. Si elle est consciente du caractère mensonger de ses propos, la limite entre sa vie imaginaire et la réalité n’est pas tout à fait claire dans son esprit. Cet aspect la distingue d’une personne qui a recours ponctuellement au mensonge dans un but bien précis (dissimuler un fait ou obtenir quelque chose par exemple). Le véritable mythomane cherche à convaincre son entourage de la véracité de ses propos pour pouvoir se convaincre lui-même de leur réalité. Sa personnalité est clivée : une partie sait pertinemment qu’il y a mensonge, tandis que l’autre cherche à adhérer aux fabulations. Dès lors que tout se mêle dans son esprit, il y a une problématique d’ordre clinique.

En son temps, Ernest Dupré avait défini quatre catégories de mythomanies (Dupré 2005, 28-55). Il y aurait la mythomanie vaniteuse, qui peut apparaître sous différents traits ; la personne invente des faits qui vont la valoriser, comme des actes de bravoure accomplis ou un statut social important ; ou bien elle invente un statut de malade ou se présente comme victime d’accidents ou d’agressions, pour être plainte par les autres ; elle se dénonce pour un crime dont elle n’est pas l’auteur, afin d’attirer l’attention sur elle. La mythomanie errante serait celle où la personne change régulièrement de lieu de vie et recommence à chaque fois à raconter ses mensonges à un nouvel entourage. Dans la mythomanie dite maligne, le mensonge est dirigé contre l’autre, par exemple dénoncer quelqu’un pour des faits répréhensibles qu’il n’a pas commis. Enfin, la mythomanie perverse : la personne élabore des mensonges pour obtenir de l’argent ou les faveurs sexuelles d’un tiers. Il manque bien sûr une catégorie spéciale sur laquelle nous allons revenir et qui s’appellerait la mythomanie littéraire.

En ce qui concerne les causes de ces attitudes, les spécialistes nous disent presque unanimement que les mythomanes s’inventent un monde imaginaire pour échapper à une réalité qui est difficile à supporter. En effet, vivre des événements traumatisants, enchaîner des échecs, pourrait conduire au développement de ce type d’affection psychiatrique. Il est aussi à noter que la victime de mythomanie n’emploie que rarement ses mensonges pour arriver à des fins pratiques, telles que l’escroquerie. Bien au contraire, il semblerait qu’elle le fasse principalement dans le but de satisfaire son équilibre mental, lui permettant d’esquiver une réalité à laquelle elle ne peut faire face. Elle se donne ainsi l’illusion de changer cette réalité douloureuse en inventant un monde meilleur. Cette fuite de la vérité traduit généralement un manque de maturité affective et de confiance en soi.

2 Mythomanie et littérature

A en croire Vincent Colonna (Colonna 2007), il apparaît qu’un écrivain grec du premier siècle nommé Lucien de Samosate invente les premières formes de l’auto-fabulation, qui donneront naissance à d’éminentes traditions littéraires. On peut en mentionner trois : une tradition fantastique, où l’écrivain se travestit en chaman pour s’aventurer – de Dante à Borges, en passant par Cyrano de Bergerac – au-delà des limites humaines ; une tradition spéculaire, autoréférentielle, qui multiplie les jeux de miroirs entre la réalité et la fiction, comme l’ont pratiquée Rabelais, Cervantès ou Italo Calvino ; une tradition biographique qui donnera sous l’impulsion de Rousseau le roman autobiographique, cher aux Romantiques, genre disqualifié de Flaubert à Maurice Blanchot, puis remis au goût du jour sous le nom d’autofiction – et dont l’œuvre de Modiano est un intéressant exemple3 – à l’heure de l’exposition publique de l’intimité, sans compter une forme intrusive, qui surgit avec le roman moderne et les interventions d’auteur d’un Scarron, d’un Nabokov, plus récemment d’un John Coetzee.

La recherche de la gloire, aussi vieille que la littérature, et le mécanisme de la création auraient convergé, toujours selon Vincent Colonna, pour constituer la « fabulation de soi «, une tentation permanente pour la fiction. Inquiet de ce lien, Platon l’avait dénoncé en son temps. Mais de Pétrarque à Céline, Gombrowicz, Philip Roth ou même Michel Leiris, les écrivains l’ont recherché et cultivé, à travers ces traditions dont on a peut-être négligé la profonde complicité.

Si l’on dit de Malraux et de Gary qu’ils étaient mythomanes et qu’ils ont poussé la “fabulation de soi” extrêmement loin – laissons pour l’instant la question de savoir s’ils croyaient ou non en leurs propres mensonges, ils ne sont pas du tout des cas uniques et il faut donc relativiser les choses ; nous pourrions citer des dizaines d’exemples mais nous allons en limiter la liste. Chateaubriand, dans ses Mémoires d’Outre-tombe, non seulement sélectionne habilement des épisodes de sa vie qui le mettent particulièrement en valeur, avec une tendance à l’exagération, voire à une déformation de la vérité, mais il bâtit une véritable mythographie qui inscrit son destin dans une sorte de généalogie légendaire, comme l’a démontré Jean-Christophe Cavallin (Cavallin 2000) ; parmi tous les exemples que donne ce dernier, j’en retiens un : dans le quatrième livre de la première partie des Mémoires, double récit de ses débuts dans la carrière militaire et de son éloignement des cercles littéraires parisiens, la recollection et la lecture analogique de divers extraits de textes classiques permet de constater que le mémorialiste configure son récit sur celui d’Achille soldat et musicien caché et travesti parmi les filles de Lycomède ; certains fragments des pages d’Ovide sur la découverte d’Achille par Ulysse sont textuellement traduits par le mémorialiste, mais Ovide n’est jamais cité ; on s’approche d’une imposture, presque d’une forme de plagiat, qui a une finalité : l’incrustation cryptique de ces fragments transforme le récit autobiographique en une méditation sur les grandeurs et les misères respectives de la renommée militaire et de la renommée littéraire. Blaise Cendrars est l’un des plus grands menteurs de l’histoire littéraire : ne raconte-t-il pas qu’il se trouvait dans un hôtel de Pékin pendant le terrible hiver 1904 et qu’il échappa à la mort par hypothermie en brûlant des milliers de livres édités par le Mercure de France ; or, à cette époque, il se trouvait à Saint-Pétersbourg ; en outre, il affirmera avoir, sous une inspiration mystique, rédigé en 1912 le fameux texte Les Pâques, qui inaugura le vers libre et le très long poème dans les lettres françaises, en une nuit ; la vérité est que le poème a été travaillé pendant des mois à son retour à Paris ; mais l’une de ses meilleures fables, c’est qu’il a écrit “Le Poème du Transsibérien” sans jamais avoir traversé la steppe de Sibérie ! Hemingway a beaucoup de points communs avec Malraux et Gary : une vie riche en aventures, en voyages, en exploits militaires, en rencontres exceptionnelles avec des grands de ce monde ; leurs trois itinéraires de vie paraissent même tout à fait romanesques ; et le plus étonnant, comme si tout cela ne suffisait pas, est que les trois hommes aient eu le besoin permanent d’en rajouter, d’inventer, de mentir, de se construire une légende, quand ils s’adonnaient au récit autobiographique, tant dans les textes publiés que dans les prises de parole ; tout le monde connaît le mythe du Hemingway héros de la libération de Paris en 1944, mythe que lui-même a contribué à forger. Prenons encore le cas de Saint-John Perse qui a certes beaucoup moins menti au cours de sa vie que ses quatre contemporains précédemment cités, mais qui a falsifié une partie de sa biographie vers la fin de sa vie en vue de l’édition de ses œuvres en Pléiade à laquelle lui-même a collaboré ; un exemple : ses Lettres d’Asie, censées avoir été rédigées lors de son séjour à Pékin quand il était jeune diplomate, ont en réalité été soit inventées soit réécrites cinquante ans plus tard. Et que dire encore d’Aragon, maître en l’art de la duplicité, auteur aux mille facettes, théoricien du célèbre concept de “mentir vrai”, devenu dans bon nombre de ses textes et de ses déclarations publiques comme un art poétique ; sa conviction était que l’écriture romanesque est un dévoilement du réel par la fabulation. On pourrait encore énumérer bien d’autres cas d’impostures en littérature ; il ne faut donc pas – répétons-le – survaloriser la mythomanie de Malraux et de Gary ni en faire quelque chose d’audacieux, d’original ou a priori de forcément gravissime au plan pathologique.

Plutôt que d’impostures, ne conviendrait-il pas plutôt parler de “postures”, le terme nous paraissant moins dépréciatif ? Lancée initialement par Alain Viala (Vialla 1993, 137-297) et systématisée ensuite par Jérôme Meizoz (Meizoz 2011), la notion de « posture » est définie, par ce dernier, comme la manière singulière d’occuper une position dans le champ littéraire. Cette définition implique une démarche soucieuse de rendre compte conjointement des différentes dimensions qui composent la figure de l’auteur et qui ne sont pas nécessairement concordantes : d’une part, la notion désigne la manière dont l’auteur élabore lui-même une image, à la fois dans ses discours (versant rhétorique de la posture) et dans ses conduites publiques (versant actionnel de la posture) – deux réalités entre lesquelles la frontière n’est par ailleurs pas tout à fait étanche ; d’autre part, la notion renvoie à la manière dont l’image d’un auteur se voit relayée par les médias et le public. La mise en lumière des différentes dimensions qui composent la posture de l’auteur s’inscrit dans une réflexion plus globale, visant à rendre compte de sa singularité : celle-ci est à penser de manière relationnelle, c’est-à-dire en rapport avec la trajectoire de l’auteur, la hiérarchie des genres en vigueur, l’histoire et la structure du champ littéraire et les positions qui y sont occupées. La notion de posture ne se réfère pas uniquement à la manière de se présenter dans un texte singulier, mais renvoie aussi à l’image de l’écrivain formée au cours d’une série d’œuvres signées de son nom. Elle permet de mettre l’accent sur la manière cumulative dont s’élabore une image de soi. Ces légendes, le romancier et critique littéraire Bernard Frank les appelle, dans une chronique sur Maurice Sachs (Franck 1993, 35 et sqq.4), des « panoplies », des « carapaces imaginaires » ou encore des « masques » ; elles seraient forgées par les écrivains eux-mêmes et reprises, infléchies et répandues par d’autres acteurs du champ littéraire, qu’il s’agisse de critiques, de lecteurs ou à nouveau d’écrivains, dans une sorte de « mystification » dont les « mystifiés » seraient eux-mêmes les complices.

3 Malraux

Malraux aurait été un mythomane, au sens clinique du terme, comme l’affirment, entre autres, Olivier Todd (Todd 2001) – son biographe le plus reconnu, Guy Penaud (Penaud 1986), ou encore l’ancien résistant René Coustellier (Coustellier 1998). Il n’est guère qu’un Paul Nothomb, le vieil ami de la Guerre d’Espagne , pour affirmer que Malraux n’était pas dupe une seconde de ses fables (Nothomb 1999).

Revenons sur Olivier Todd : en 2001, alors que l’on célébrait un peu partout en France et dans le monde le centenaire de la naissance de Malraux, Olivier Todd fit paraître chez Gallimard sa monumentale biographie. Le biographe, sous prétexte de rétablir la vérité concernant certains épisodes de la vie de Malraux tant pendant la guerre d’Espagne qu’à l’époque de la Résistance, a présenté l’auteur des Antimémoires comme un «mythomane», soucieux avant tout de son «auto-promotion.» Et c’est à l’œuvre autobiographique que Malraux avait commencé à écrire, en 1965, sur le paquebot « Le Cambodge » qui le conduisait en Chine, et qui a été un grand événement littéraire à sa parution en 1967, que Todd a réservé ses jugements les plus acerbes. Parlant de Malraux autobiographe, il écrit :

Il casse la chronologie, construit des chapitres avec des pages de livres précédents recasées ou recyclés. Ceux qui sont hostiles à l’ancien, au nouveau Malraux ou aux deux, penseront que son inspiration et son imagination faiblissent […]. Partout dans ses Antimémoires, il mêle l’apparence, l’éphémère des histoires à l’Histoire ; la vérité romanesque et le roman de ses vérités qui mentent avec la même logique implicite : ce qui aurait dû être a été (Todd, 493-494).

On pourra regretter tout de même le ton accusateur du biographe, qui n’a peut-être pas compris toute la subtilité du jeu littéraire conçu par l’« antimémorialiste » ! Déjà, en 1977, dans une interview, Clara Malraux, tout en se défendant de vouloir déboulonner la statue de son ex-époux, considérait que génie et mythomanie vont de pair :

J’ai toujours dit que c’était un homme extraordinaire, un homme de génie, mais plus ça va, plus j’ai une certaine tendance à constater que les hommes de génie sont tous un peu mythomanes. Ce qui me gêne dans la mythomanie des hommes de génie, c’est qu’elle tend toujours à leur accorder encore un peu plus de prestige qu’ils n’en ont naturellement. Il me semble que si j’étais Dieu le Père, je n’ajouterais pas à mes mérites !

L’homme que j’ai aimé, l’homme que j’ai épousé, n’était pas le mythomane. Je l’ai aimé malgré sa mythomanie, qui n’a tout de même rien dérangé à nos rapports profonds.

C’est la face enfantine du génie. Peut-être aussi le génie est-il fonction de cette possibilité d’un certain enfantillage, de cette facilité à croire que ce qu’il a rêvé a été vrai. (C. Malraux 1977, 23-24).

Voici également le point de vue indulgent d’un Maurice Béjart : « Malraux était un mythomane farfelu qui s’est projeté dans des visions de romancier, mais qui débouchent sur une action. La vie et la fiction se mélangent, c’est ce qui fait l’unité du personnage…5 » 

Rappelons rapidement quelques-unes des fables que Malraux a construites. La liste n’est évidemment pas exhaustive :

Il survalorise son rôle dans l’aide aux Républicains espagnols en 1937. Afin de se faire remettre plusieurs décorations dont le titre de compagnon de la célèbre  Distinguished Service Order, il grossit ses états de résistant. Rédigeant lui-même son dossier militaire, il s’attribue des blessures fictives et prétend être entré dans la Résistance dès 1940. Lors d’un voyage au Mexique en 1960, le ministre du général de Gaulle confie à ses homologues mexicains que la pluie artificielle est maintenant un procédé tout à fait au point et que la France serait prête à mettre cette technique à l’œuvre pour le bénéfice du Mexique ! Il est reçu le 3 août 1965 par Mao Tsé Toung ; à la suite de ce voyage, il confiera, sûr de lui, avoir proposé à Pékin d’ouvrir une politique relative à la guerre du Viêt Nam, propos dûment contredits par le gouvernement chinois en place à l’époque et par Alain Peyrefitte ; Malraux réaffirmera pourtant cela plusieurs fois, notamment dans ses Antimémoires en 1967 (Malraux 1972 [1967], 430 et sqq.) ; le long dialogue avec Mao est purement imaginaire, avec un petit côté ridicule, ou grandiloquent ; sous la plume de Malraux, Mao parle comme Robespierre ! Mentionnons encore la reconstitution théâtrale et semi-véridique du dialogue entre lui et le général de Gaulle dans Les Chênes qu’on abat (Malraux 1971)… ou encore cet épisode cocasse : lors d’une séance à l’Assemblée nationale, Malraux s’exclame, sous le regard pas dupe d’Edgar Faure : « Je disais à Staline…6 ». Arrêtons là la liste !

Pourquoi Malraux était-il ainsi ? D’où venait son penchant pour l’auto-héroïsation ? Vaste sujet que je vais écarter ! Des raisons multiples ont été avancées et je ne veux pas m’aventurer sur le terrain des spéculations ou des analyses psychanalytiques audacieuses. Disons juste et avec prudence qu’il y avait peut-être une composante héréditaire puisque le père de Malraux était lui aussi mythomane, se déclarant officier alors qu’il n’était qu’adjudant et se prétendant banquier alors qu’il n’était qu’un petit placier en bourse. Il y aurait aussi à tenir compte de l’alcoolisme et du tempérament dépressif de Malraux. Sans doute y avait-il également un phénomène de compensation lié à des complexes d’adolescence en raison de ses modestes origines sociales. Quoi qu’il en soit, Malraux avait fini par se convaincre que la littérature était la chose plus importante du monde et qu’elle englobait la vie. En outre, il avait une conception très particulière de la vérité. À la question d’Olivier Todd : “Qu’est-ce que la vérité ?”, il avait un jour répandu avec un évident désintérêt : “Bah, c’est sans doute le vérifiable”7.

Le fait est que Malraux a été un théoricien de l’auto-fabulation. Plusieurs de ses phrases trahissent sa relation à la vérité. La plus fameuse « La mystification est éminemment créatrice » date de 1929 (Malraux 1929). Dans La Voie royale, on peut lire : « Tout aventurier est né d’un mythomane » (Malraux I, 378). Dans La Condition humaine, Clappique dit « Ce n’était ni vrai ni faux, c’était vécu » (Malraux III, 693). Dernière phrase lourde de sens rapportée par Jacques Andrieux dans un entretien avec Olivier Todd, ce qu’aurait dit Malraux durant la Seconde Guerre mondiale  : “Je fabule, mais le monde commence à ressembler à mes fables » (Todd 2001, 657).

L’écrivain ne s’est embarrassé que d’une seule vérité, la vérité romanesque, le reste ne l’a jamais vraiment intéressé. Malraux a fictionné sa vie. Il a écrit des romans pour supporter l’existence, ou plus exactement pour la rêver. Il se moque des «faits vrais», il sait que ce qui anime les hommes, c’est l’imaginaire, particulièrement en politique. D’aucuns l’ont dépeint comme un mythomane : c’est peut-être le terme qui convient sur le plan psychiatrique, mais lorsqu’il s’agit d’écriture, c’est ce que l’on appelle de la littérature.

Dans son étude intitulée «D’une jeunesse européenne», Malraux avait évoqué le «moi» dans les termes les plus équivoques : «Le Moi, palais de silence où chacun pénètre seul, recèle toutes les pierreries de nos provisoires démences mêlées à celles de la lucidité ; et la conscience que nous avons de nous–même est surtout tissée de vains désirs, d’espoirs et de rêves.8 » (Lecarme 2013, 7) Le «moi» n’est donc pas pour lui une instance consciente aux contours bien définis, mais bien un tissu de songes, une entité complexe où l’existence rêvée et l’existence vécue sont intimement liées et se nourrissent l’une de l’autre.

Le professeur Moncef Khémiri, de l’université de Tunis, a publié un article très éclairant sur les Antimémoires (Khémiri 2009) . Qu’il me soit permis de reprendre dans la courte présentation de cette œuvre qui va suivre quelques-uns de ses arguments et de le paraphraser9 :

Ce livre, tout en ressemblant à un récit autobiographique traditionnel, subvertit le pacte autobiographique en intégrant à des faits réels avérés des éléments fictionnels. Cette « anti-biographie» de Malraux rejoindrait ainsi la pratique de l’autofiction moderne. Rappelons qu’en 1995, Jacques n’avait pas hésité à attribuer la paternité de «l’autofiction», du moins comme pratique, entre autres à Malraux : « De cette autofiction, Malraux nous semble l’un des inventeurs, bien que ce mérite ne lui soit pas reconnu » (Lecarme 1995, 45). On a coutume, depuis les premiers travaux de Philippe Lejeune, de définir le genre autobiographique par « le protocole nominal » de la triple identité, c’est-à-dire par l’usage d’une même identité nominale regroupant l’auteur, le narrateur et le protagoniste (Lejeune 1975). Les Antimémoires se conforment à ce dispositif, mais d’une manière indirecte. Les informations sur le nom de l’auteur, sur ses parents, sur son nom de guerre, ne sont pas fournies spontanément comme dans de nombreuses autobiographies, mais elles sont présentées indirectement et parcimonieusement à l’occasion d’un interrogatoire policier. Capturé par les Allemands, après avoir été blessé dans une fusillade, le 22 juillet 1944, à l’entrée de Gramat, – la date et le lieu de l’arrestation figurent dans le texte et sont attestés par les biographes de l’auteur, y compris le très sceptique Olivier Todd, Malraux est interrogé par la Gestapo. A la faveur de cet interrogatoire, le lecteur apprend les noms et prénoms des parents de l’auteur, découvre que ce dernier s’appelle dans l’état civil Georges et non pas André et qu’il a un demi-frère qui s’appelle Roland, qui était entré tôt dans la Résistance, et avec lequel la police l’avait confondu. Quant à l’année 1965 qui est indiquée à la tête de la plupart des chapitres, elle correspond au temps de l’écriture de l’ouvrage. Atteint d’une profonde dépression, qui est sans doute la conséquence de la mort en 1961 de ses deux fils, Vincent et Gauthier, dans un accident de voiture, et du ressentiment qu’il en a éprouvé pour son épouse, Madeleine, leur belle-mère, à qui il a reproché de ne pas avoir su les aimer, Malraux qui a 64 ans en 1965, entreprend, sur la recommandation des médecins et sur l’amicale invitation du général de Gaulle, un long voyage en Asie – avec une vague mission en Chine – destiné à l’aider à surmonter la cruelle dépression dans laquelle il se débat. « Je reprends, par ordre des médecins, cette lente pénétration, et regarde le bouleversement qui a empli ma vie sanglante et vaine, comme il a bouleversé l’Asie», écrit-il dans le prologue des Antimémoires. Les étapes de ce voyage forment le fil conducteur de ce récit autobiographique. Il s’agit d’un périple de près de deux mois (22 juin - 17 août 1965). Le livre ressemble à un journal de voyage : on voit l’auteur se retirer dans sa cabine pour rédiger son nouveau livre. Le temps de l’écriture se confond avec celui de la traversée. Le livre se développe au rythme des escales. Au cours de son voyage, Malraux a rencontré le premier ministre de l’Inde Nehru et le Président Mao Tsé Toung. Mais si circonscrit soit-il dans le temps, ce voyage a été aussi pour Malraux, l’occasion de revenir sur les grands épisodes de sa vie, dont la plupart sont étroitement liés à la découverte de l’Orient et de l’Extrême-Orient. Le voyage dans l’espace devient comme un voyage dans le temps. Les paysages et les réalités présentes de l’Asie réveillent, par métonymie, les souvenirs d’un temps révolu. Comme l’écrit l’auteur, revenir en Asie, en 1965, c’était comme « pénétrer avec lenteur dans le temps et l’espace conjugués.» (Malraux III, 7). Le développement de ce récit autobiographique selon un déroulement non chronologique et les relations insolites qu’il tisse entre des événements historiques et la vie personnelle de l’auteur, expliquent dans une large mesure le choix du titre Antimémoires :

J’appelle ce livre Antimémoires, parce qu’il répond à une question que les Mémoires ne posent pas, et ne répond pas à celles qu’ils posent, et aussi par ce qu’on y trouve, souvent liée au tragique, une présence irréfutable et glissante comme celle du chat qui passe dans l’ombre : celle du farfelu dont j’ai sans le savoir ressuscité le nom. (Malraux III, 16)

Il ne sera pas question pour lui de revenir sur ce qu’il appelle «le misérable petit tas de secrets» dont toute existence est tissée. Il fera l’impasse sur son enfance, sur sa famille et sur sa sexualité : «[…] que m’importe ce qui n’importe qu’à moi ? Presque tous les écrivains que je connais aiment leur enfance, je déteste la mienne» (ibid. 6), écrira-t-il. Et plus loin : «Je ne m’intéresse guère» (idem). Mais la raréfaction du détail psycho-biographique y va de pair avec une incroyable considérable promotion du récit fictionnel : l’espace autobiographique est envahi par les grandes scènes de la création romanesque, comme «si la vraie vie, la vie réellement vécue» comme l’écrit Proust, n’était en fait que la «littérature». Ecrire sa vie dans les Antimémoires, reviendra alors pour l’auteur à tenter de retrouver, au fil du voyage qui le conduit en Chine, le contexte de la création de ses romans asiatiques et à s’interroger sur le sens prémonitoire ou symbolique de certains épisodes fictionnels qui s’étaient imposés à lui. Malraux s’inscrit volontairement en faux contre le «pacte autobiographique» en choisissant d’insérer dans son autobiographie des séquences prélevées dans son œuvre romanesque, et qui sont présentées comme des épisodes réellement vécus :

En face de l’inconnu, certains de nos rêves n’ont pas moins de significations que nos souvenirs. Je reprends donc ici de telles scènes autrefois transformées en fiction. Souvent liés au souvenir par des liens enchevêtrés, il advient qu’elles le soient de façon plus troublante, à l’avenir (ibid, 13).

Le parallèle qu’il établit avec Victor Hugo est destiné en effet à montrer combien la fiction peut préfigurer la réalité : «On ne m’a pas attendu pour savoir que Victor Hugo avait écrit Marion Delorme avant de rencontrer Juliette Drouet » (idem). La vie serait chargée ainsi de dérouler la part de destin qu’elle recèle, et que l’écrivain a confiée d’abord, et à son insu, à la fiction romanesque. Des pans entiers de l’œuvre romanesque de l’auteur viennent prendre place, à peine remaniés, dans son œuvre autobiographique. En effet, outre le fait que sur les cinq parties de l’ouvrage, quatre portent des titres de ses romans (Les Noyers de l’Altenburg, La Tentation de l’Occident, La Voie royale et La Condition humaine), on relève également que certains chapitres des Antimémoires, notamment le premier chapitre, sont formés presque entièrement de longs extraits empruntés à l’un de ces romans. Ces titres et ces emprunts ont pour effet de tirer le récit autobiographique vers la fiction, voire vers l’autofiction.

Exemple intéressant auquel Moncef Khémiri accorde de l’importance : il concerne le combat des chars livré par le narrateur et ses compagnons en 1940. Au moment de raccorder la séquence fictionnelle empruntée au final des Noyers de l’Altenburg à son voyage en Inde, le mémorialiste présente cet épisode fictif comme un fait historique, quand il remarque qu’il s’agit là du seul combat auquel il ait participé avec des soldats mobilisés. La frontière entre la rêverie héroïque et l’expérience effective du combat s’estompe complètement. Comme si le vaincu de 1940 cherchait à nier sa défaite en développant une fable exaltante. Le lecteur averti appréciera d’autant plus cette démarche pathétique qu’il sait que l’auteur n’a jamais caché que la division de chars dans laquelle il s’était engagé en 1940 comme soldat de deuxième classe, n’a jamais participé à la moindre campagne. Cette marche imaginaire contre l’ennemi en 1940 se trouvera authentifiée en 1944-45 quand le mémorialiste, sous le nom du colonel Berger, mène à la victoire les blindés de la Brigade Alsace-Lorraine. Le mémorialiste de 1967 s’arroge ainsi le droit de reprendre la fable située en 1940, pour décrire obliquement la campagne militaire de 1944-45. La fiction de la victoire préfigurait ainsi une victoire vraie. Dans les Antimémoires, l’épisode de 1940, qui est une pure fiction, prend, métonymiquement, la place du récit vrai de la campagne de 1944, que Malraux ne racontera pas. Le lecteur averti sait donc que le «je» qui s’exprime dans les Antimémoires est le moi mythique de l’auteur, tourné entièrement vers la création d’une légende.

Bref, l’étude subtile et très argumentée de Moncef Khémiry balaye définitivement la thèse d’un Malraux qui nous duperait soit par malice soit du fait d’un déséquilibre mental : il est seulement un créateur littéraire.

4 Gary

Lui aussi est un spécialiste de l’auto-fabulation et même un maître en l’art de la duplicité. Chez nos deux écrivains, il y a la mythomanie littéraire et la mythomanie dans la vie. La première n’est pas en soi problématique dès lors qu’elle est perçue comme une esthétique, voire comme un genre en soi. Une première génération de lecteurs s’est peut-être laissé prendre au piège de l’illusion autobiographique en découvrant dans les années soixante les Antimémoires ou La Promesse de l’aube. Mais dès lors que l’on parle peut-être d’autofiction pour les Antimémoires et d’autobiographie romancée pour La Promesse de l’aube (histoire des jeunes années de Roman Kacew et de sa relation avec sa mère), la question du mensonge est presque secondaire. En revanche, la répétition de fables, d’exagérations ou d’omissions significatives dans des déclarations publiques comme les interviews , les discours, voire les récits faits dans un cadre privé, oblige à se demander ce que tout cela peut cacher.

Gary, face aux journalistes, et au gré de ses états d’âme, a indiqué des lieux de naissance différents (Moscou, Koursk, la steppe de Mongolie, etc.) ; après des affirmations contradictoires au début de sa carrière littéraire, il a prétendu une longue partie de sa vie que son père était le grand acteur russe Ivan Mosjoukine ; il n’a jamais voulu évoquer son demi-frère mort à l’âge de 20 ans ; il a inventé mille anecdotes à peine croyables concernant son passé ; il a tantôt nié ou mis de côté sa judéité, tantôt il l’a proclamée10. Pour signer ses livres, il a créé plusieurs dizaines de pseudonymes, s’amusant à brouiller les pistes ; il y a cet exemple révélateur de la publication en 1974 chez Gallimard des Têtes de Stéphanie, pastiche de roman policier, qu’aurait écrit un certain Shatan Bogat (transcription phonétique de l’expression russe Satan riche !), Américain d’origine turque installé en Inde. Le couronnement génial de son art de la fable est bien sûr l’aventure d’Emile Ajar, tellement connue, tellement étudiée, que je ne vais pas revenir sur le sujet11 : je dirais juste qu’avec cette géniale supercherie, d’abord grinçante puis à la fin franchement macabre, véritable pied de nez adressé à la critique et autres soi disant spécialistes des livres, il s’est comporté en écrivain issu du monde juif en créant au moins deux Golem, un écrivain fictif à qui il invente un nom, ensuite en demandant à son petit-cousin Paul Pavlowitch de l’incarner. Pour lui, plus généralement, une bonne histoire ne gagne rien à être vraie et un artiste véritable ne se laisse pas vaincre par son matériau, il cherche à imposer son inspiration à la matière brute. Dans son roman La nuit sera calme, il résume ainsi l’extraordinaire aventure que fut sa vie: « Ne dis pas forcément les choses comme elles se sont passées, mais transforme-les en légendes et trouve le ton de voix qu’il faut pour les raconter.12 » Mais deux choses sont à noter et établissent une différence entre lui et Malraux : d’une part, il mêle fréquemment la mascarade, le tragique et l’horreur, pratiquant dans ses fables un humour noir pouvant déstabiliser ou au contraire faire hurler de rire les lecteurs ; d’autre part, il a su pratiquer l’autodérision ; je renvoie à un passionnant article de Jean-Marie Catonné sur la démythification de l’image de l’aviateur dans son œuvre (Catonné 2007) : Gary ne se peint pas en superhéros dans la troisième partie de La Promesse de l’aube, il se dévalorise presque, alors que dans la réalité – et son dossier militaire le prouve, il a été un combattant de la France libre très courageux. Rien à voir avec L’Espoir de Malraux. On n’est pas dans l’épopée, dans le lyrisme guerrier, mais davantage dans le burlesque et le picaresque. Le picaro ironise sur ses déboires. L’écrivain réduit son aventure à des histoires rocambolesques, à la limite de l’invraisemblance ; il apparaît en antihéros sans grande fermeté morale.

On sait que Gary aimait les déguisements, le maquillage ; sur certaines images, on le voit en dandy ou bien en bourgeois sérieux, alors que sur d’autres il est bohémien ou beatnik. D’aucuns l’ont même décrit comme un clown ou un acteur de théâtre. Il entrait en quelque sorte dans un personnage, revêtait ses frusques, le vivait, testait sa crédibilité auprès des autres. Puis, quand il avait épuisé cette fiction, une autre idée naissait en lui. Il faisait une confiance totale à ses rêveries et ne considérait pas cela comme une fuite de la réalité, mais au contraire comme un moyen d’y accéder. Ainsi des histoires issues de ses fantaisies ont semblé aux lecteurs bien plus vraisemblables que d’autres, moins séduisantes peut-être, mais vraies. Il s’est souvent décrit comme un « caméléon » et Myriam Annissimov le surnomme ainsi dans sa belle biographie. Un caméléon épuisé par des mutations successives toutefois, puisqu’il disait que ce caméléon si bien disposé à prendre successivement toutes les couleurs, explosait lorsqu’on lui demandait de les absorber toutes simultanément. J’ignore si ce sont les métamorphoses successives de Gary qui l’ont totalement déstabilisé au fil du temps et l’ont conduit jusqu’au suicide ou bien si c’est son tempérament instable, dépressif, voire cyclothymique, qui a favorisé la création de ses doubles. Il semble en tout cas qu’il y ait dans son projet esthétique la nécessité psychique de l’invention de soi. On lit dans Europa : « Il ne s’agit pas de savoir si un rêve est irréalisable et absurde, mais s’il vous aide à tenir le coup » (Gary1999 [1972], 92). Les spécialistes de Gary ont beaucoup glosé sur l’interprétation psychologique, psychiatrique ou psychanalytique de sa mythomanie. Contentons-nous de livrer deux points de vue : d’abord celui de la romancière Clémence Boulouque :

Il est impossible d’affirmer que les mystifications de Romain Gary sont uniquement des stratagèmes de créateur usé, se sentant mal aimé de la critique littéraire ; sa mythomanie lui permet avant tout de redessiner et de cacher une histoire et une identité meurtries. Et parfois, sa douleur éclate, lorsqu’elle est une gifle clownesque, telle La danse de Gengis Kohn, subtile évocation de la Shoah. (Boulouque 2004)

Quant à Yann Moix, il surnomme Gary le « thanatomane »: quelqu’un qui serait amoureux de sa propre mort, qui chercherait sans cesse à tuer son nom, son sang juif, ses déguisements successifs, ses avatars, ses doubles (Moix 2010). Pourquoi pas ?

Il me semble qu’un des aspects les plus problématiques de ses affabulations concerne tout de même son père : on peut supposer que Gary en voulait à son vrai père, un modeste fourreur juif de Vilnius, parce qu’il avait trahi sa mère pour rejoindre une autre femme et fonder une nouvelle famille. Il le fait disparaître dans la plupart de ses écrits et lui invente un remplaçant, y compris après qu’il aura appris, tardivement, que son père a été assassiné par les Nazis. Il y a d’ailleurs une similitude avec l’histoire de Malraux : le père de ce dernier a abandonné les siens pour se remarier et avoir d’autres enfants ; Malraux mémorialiste se crée son roman familial et se dote d’une ascendance alsacienne, alors qu’il descend d’une famille de petits artisans de Dunkerque.

Conclusion

Malraux, le farfelu exalté, et Gary, le clown souvent triste, ont certainement trouvé dans la mythomanie des échappatoires à leurs frustrations ou leur malaise existentiel. Leur spécificité commune, qui est d’ailleurs la marque de leur talent , est qu’ils sont parvenus à transformer l’auto-fabulation en un art littéraire subtil. Leurs vies, telles qu’elles ont été dans la réalité, étaient déjà dignes d’impressionner ou de fasciner , voire de ressembler à du romanesque ou à du légendaire . Mais ils ont ressenti le besoin de rajouter des épisodes fictifs ou de modifier certains aspects ou certains moments. Ils ont forgé une légende sur un matériau biographique très riche, une légende semblable à celle qu’évoque Baudelaire dans Le Spleen de Paris : «Peut être me direz-vous : “Es-tu sûr que cette légende soit vraie ?” Qu’importe ce que peut être la réalité placée hors de moi, si elle m’a aidé à vivre, à sentir que je suis et ce que je suis.» (Baudelaire 1975 [1864], 339). Terminons avec cette autre citation, de Bernard Frank : « Quand il n’y a plus de princes, il reste à se costumer en prince » (Franck 1999 [1958], 893). Malraux et Gary y sont certainement parvenus.

Références bibliographiques

1- Sur la mythomanie et l’auto-fabulation

Cavallin, Jean-Christophe. 2000. Chateaubriand mythographe. Autobiographie et allégorie dans les Mémoires d’outre-tombe. Paris: Honoré Champion.

Colonna, Vincent. 2007. Autofiction et autres mythomanies littéraires. Auch: Tristram.

De Delbrück, Anton. 1891. Die pathologische Lüge und die psychisch abnormen Schwindler. Stuttgart: Enke.

Dupré, Ernest. 1905. La Mythomanie. Paris: Gainche.

Franck, Bernard. 1993. Mon siècle. Chroniques 1952-1960. Paris: Quai Voltaire.

Laurent, Thierry. 1997. L’œuvre de Patrick Modiano : une autofiction. Lyon: Presses universitaires de Lyon.

Lejeune, Philippe. 1975. Le Pacte autobiographique. Paris: Seuil.

Meizoz, Jérôme. 2011. La fabrique des singularités. Postures littéraires II. Genève-Paris: Slatkine Erudition.

Viala, Alain. 1993. « Eléments de sociopoétique », dans Molinié, Georges et Viala, Alain, Approches de la réception, sémiostylistique et sociopoétique de Le Clézio. Paris: PUF, Coll. « Perspectives littéraires ».

2- Œuvres citées de Malraux et Gary

Gary, Romain. 1960. La Promesse de l’aube. Paris: Gallimard.

Gary, Romain. 1999 [1972]. Europa. Paris: Gallimard, « Folio ».

Malraux, André. 1929. « Du livre », préface au Catalogue d’éditions originales et de livres illustrés, n° 11. Paris: Gallimard.

Malraux, André. 1971. Les Chênes qu’on abat. Paris: Gallimard.

Malraux, André. 1972 [1967], Antimémoires. Paris: Gallimard, Réédition « Folio ».

Malraux, André. 1989. Œuvres complètes, tome I. Paris: Gallimard, « La Pléiade ».

Malraux, André. 1989. Œuvres complètes, tome III. Paris: Gallimard, « La Pléiade ».

3- Etudes sur Malraux et Gary

Anissimov, Myriam. 2004. Romain Gary, le caméléon. Paris: Julliard.

Boulouque, Clémence. 2004. « L’homme aux masques ». Mis en ligne le 1er mars 2004 sur le site de L’Express : https://www.lexpress.fr/culture/livre/romain-gary-le-cameleon_808832.html (Consulté le 11/02/2022.)

Catonné, Jean-Marie. 2007. « L’aviateur enterré ou la démythification de l’image de l’aviateur dans l’œuvre de Romain Gary ». Dans Romain Gary, l’ombre de l’histoire, Littératures, 56.

Coustellier, René. 1998. Le Groupe Soleil dans la Résistance. Périgueux: Editions Fanlac.

Khémiri, Moncef. 2014. « Les Antimémoires entre autobiographie et fiction ». Mis en ligne le 6 mars 2014 sur le site d’Amitiés Internationales André Malraux https://www.andremalraux.com/?p=2418 (Consulté le 10/02/2022.)

Lecarme, Jacques. 1995. « Malraux et l’autobiographie », dans La Revue des Lettres modernes, n° 9, Minard.

Maffli, Stéphane. 2020. « Gary/Ajar : la mort du double auteur ». Etudes de lettres 312, 151–154.

Malraux, Clara. 1977. « Entretien ». Playboy, n° 38, 23–24.

Moix, Yann. 2010. « Gary, une vie passée à mourir ». Mis en ligne le 25 février 2010 sur le site du Figaro : https://www.lefigaro.fr/livres/2010/02/25/03005-20100225ARTFIG00003-gary-une-vie-passee-a-mourir-.php (Consulté le 11/02/2022.)

Nothomb, Paul. 1999. Malraux en Espagne. Paris: Editions Phébus.

Penaud, Guy. 1986. André Malraux et la Résistance. Périgueux: Editions Fanlac.

Todd, Olivier. 2001. André Malraux, une vie. Paris: Gallimard.

4- Divers :

Baudelaire, Charles. 1975 [1864]. « Les fenêtres », dans Œuvres complètes. Paris: Gallimard, « La Pléiade », pp. 339.

1 Dernière édition consultable sur le site de l’APA (American Psychiatric Association). Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux (DSM-V).

2 La dernière version (en anglais) a été publiée en juin 2018 et entrée en vigueur en 2020. International Classification of Diseases (ICD).

3 L’auteur de cet article a publié : L’œuvre de Patrick Modiano : une autofiction, Presses universitaires de Lyon, 2007.

4 Il s’agit initialement d’un article paru dans L’Observateur, à l’occasion de la sortie posthume du livre Derrière cinq barreaux de Maurice Sachs (Gallimard, 1952).

5 Extrait de la conférence de presse que Maurice Béjart a donnée le 6 octobre 1986 à Paris, sur son nouveau ballet « Malraux ou la métamorphose ».

6 Anecdote rapportée par Olivier Todd dans une communication prononcée en séance publique devant l’Académie des sciences morales et politiques le 3 novembre 2003.

7 Todd, Idem.

8 Cité par Jacques Lecarme en page 7 de son étude sur « D’une jeunesse européenne » : Présence d’André
Malraux sur la Toile, art. 159, juin 2013. Texte mis en ligne le 10 juin 2013.
URL : www.malraux.org/index.php/articles.html Texte consulté le 10/02/2022.

9 Nous ne recourons donc pas forcément aux guillemets.

10 Lire la passionnante biographie de Myriam Anissimov : Romain Gary, le caméléon, Paris, Julliard, 2004.

11 Lire sur le sujet la présentation synthétique qu’en a faite Stéphane Maffli (voir bibliographie).

12 Phrase que M. Anissimov met en exergue en quatrième page de couverture de sa biographie précédemment évoquée.