Literatūra ISSN 0258-0802 eISSN 1648-1143

2022, Priedas, pp. 95–105 DOI: https://doi.org/10.15388/Litera.2022.64.4.6

La métamorphose des lieux dans Les Noyers de l’Altenburg d’André Malraux et Education européenne de Romain Gary

Peter Tame
Chercheur indépendant
Independent researcher
peterdavidtame@gmail.com

Résumé. Cette communication examine l’importance des espaces imaginaires (que j’appelle “isotopies littéraires”) dans Les Noyers de l’Altenburg d’André Malraux et Education européenne de Romain Gary, leurs métamorphoses et les rapports entre ces espaces et les personnages des romans, afin d’identifier ce que leurs représentations ont en commun chez les deux auteurs et ce qui les distingue. Nous y analysons le rôle de la nature, l’art et les mythes dans les deux romans, surtout dans le contexte de la guerre. Un autre thème en commun est l’humanisme dans le même contexte du conflit et de la guerre. Le concept de la métamorphose chez Malraux trouve également des échos significatifs dans le roman de Gary: il s’agit surtout de l’aspiration à transformer le monde et à refaire l’homme et les communautés, que ce soit sur le plan national ou international.
Mots clés: Pologne, isotopie littéraire, Guerres mondiales.

The Metamorphosis of Places in André Malraux’s Les Noyers de l’Altenburgand Romain Gary’s Education européenne

Summary. This article examines the importance of imaginary spaces and places (literary isotopias) in André Malraux’s Les Noyers de l’Altenburg (1943) and Romain Gary’s Education européenne (1945). It analyses the metamorphoses of space and place, together with the relationships between those spaces and the novels’ characters, in order to identify commonality as well as differences between the approaches of the two authors. The roles of nature, art and myth in the two novels are also considered, particularly in the context of war. Moreover, the article takes into account the humanism of both authors against the background of wartime. André Malraux’s crucial concept of metamorphosis finds significant echoes in Romain Gary’s novel Education européenne, particularly in the aspiration to transform the world, change mentalities and remake communities both in the national and international contexts. For both writers, the metaphysical struggle against death is often portrayed as being more important than the military conflict with the enemy. Moreover, the novels of both writers have undergone a number of literary metamorphoses in terms of textual genesis and generation. Although Romain Gary’s work is probably less well known today than that of André Malraux, we may find, in conclusion, that the former’s approach, style and content of thought are actually just as “modern” and appealing to readers nowadays.
Keywords: Poland, literary isotopia, World Wars.

Vietų metamorfozė André Malraux Altenburgo riešutmedžiuose ir Romaino Gary Europietiškame auklėjime

Anotacija. Straipsnyje nagrinėjama vaizduotės erdvių (vadinamų „literatūrinėmis izotopijomis“) reikšmė André Malraux romane Altenburgo riešutmedžiai ir Romaino Gary Europietiškame auklėjime, aptariama šių erdvių kaita ir santykiai tarp minėtų erdvių ir romano personažų. Siekiama atskleisti vaizduotės erdvių reprezentacijų abiejuose romanuose panašumus ir skirtumus. Analizuojamas gamtos, meno ir mitų vaidmuo, daugiausia susitelkiant prie karo konfliktų konteksto.
Malraux kūrybai būdinga metamorfozės (kaitos) sąvoka atsispindi ir Gary romane. Visų pirma, siekyje transformuoti pasaulį ir pakeisti atskirą žmogų ir žmonių bendruomenę nacionaliniu ir tarptautiniu lygiu.
Reikšminiai žodžiai: Lenkija, literatūrinė izotopija, pasauliniai karai.

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Received: 12/03/2022. Accepted: 13/06/2022.
Copyright © Peter Tame, 2022. Published by Vilnius University Press.
This is an Open Access article distributed under the terms of the Creative Commons Attribution License, which permits unrestricted use, distribution, and reproduction in any medium, provided the original author and source are credited.

Introduction

Dans les romans Les Noyers de l’Altenburg et Education européenne, André Malraux et Romain Gary imaginent respectivement une Pologne dans la tourmente de la guerre; pour le premier, c’est la Pologne de 1915 envahie par les Russes et les Allemands dans la Première Guerre mondiale: pour le second, c’est la Pologne occupée par les Allemands lors de la Deuxième Guerre mondiale. Les deux romanciers se trouvent loin des événements qu’ils racontent, Malraux en France lorsqu’il rédige ce qui sera son dernier roman, Les Noyers de l’Altenburg (1941, paru en 1943) alors que Gary compose les brefs épisodes d’Education européenne (1944) au milieu des combats (par exemple, sur le bateau qui l’emmène en Afrique et entre missions de bombardement avec la R.A.F.).

Dans les deux romans, la Pologne paraît donc en un pays “isotopique”, terme que j’utilise pour décrire un lieu ou un espace qui n’existe vraiment que dans l’imagination créative d’un romancier (Tame 2015a). Car il faut rappeler que la Pologne du XXe siècle n’existait en tant que nation indépendante ni en 1915 ni pendant la Deuxième Guerre mondiale.

Nous allons examiner ici l’importance de ce genre d’espaces imaginaires dans Les Noyers de l’Altenburg et Education européenne, leurs métamorphoses et les rapports entre ces espaces et les personnages, afin d’identifier ce que leurs représentations ont en commun chez les deux auteurs et ce qui les distingue.

La guerre

Les deux romans sont inspirés de la Deuxième Guerre mondiale, tout en évoquant d’autres conflits antérieurs. Les souffrances et la camaraderie des guerriers reparaissent constamment comme des leitmotifs collectifs. Mais même sur le plan individuel, soldats ou partisans, prisonniers ou vaincus, se livrent en pleine guerre à des rêves personnels – de leurs foyers, de leurs femmes, de leurs familles – “au centre de leur domaine imaginaire” (Malraux 1996a, 624).

Le narrateur des Noyers de l’Altenburg, fils de Vincent Berger, est fait prisonnier, parmi des milliers de prisonniers de guerre français, par les Allemands en 1940. Il observe que, collectivement, autour des feux de camp, les prisonniers et les combattants commencent à prendre “quelque chose d’éternel” (Malraux 1996, 627). Pour lui, ils évoquent les hommes du “Moyen Age”, ce qui, dans le contexte malrucien, signifie “l’homme” tout court (Malraux 1996, 629). Le lieu du camp choisi par Malraux n’est pas fortuit: le “Camp de Chartres”, titre du Prologue des Noyers de l’Altenburg, évoque d’abord la cathédrale gothique de Chartres, haut lieu de pèlerinage, et le Moyen Age, en somme le passé glorieux de la France. La métamorphose de l’expérience individuelle en traumatisme collectif s’accompagne d’une métamorphose de lieu par l’auteur qui prétend (ailleurs) qu’il fut fait prisonnier près de Sens (Lacouture 1973, 264).1 Ce transfert fictif de “Sens à Chartres”, ce dernier lieu étant paré de son histoire et son héritage collectif, fournit à Berger l’occasion de méditer (sans intention d’un mauvais jeu de mots) sur le sens de l’histoire.2

Pour Romain Gary, ce sont souvent des guerriers pour la liberté qui l’intéressent, par exemple, les partisans d’Education européenne luttant contre l’asservissement aux Allemands nationaux-socialistes, les anarchistes de Lady L. ou les champions de la cause des éléphants dans Les Racines du ciel. Pour les deux auteurs, c’est la guerre qui soude l’ensemble des guerriers dans un collectif fraternel auquel contribuent les imaginations individuelles.

La Nature

Dans les deux romans, le décor des combats est souvent la Nature, surtout les forêts, dont les arbres (par exemple, les noyers dans le roman de Malraux) revêtent une grande importance. Le titre anglais du prototype d’Education européenne de Gary, Forest of Anger, écrit en 1943 et publié en 1944, l’atteste aussi (Gary 1944).

Pourtant, la Nature est ambivalente. La terre peut fournir de la protection, comme l’abri souterrain de Janek, jeune résistant, au début d’Education européenne ou bien elle peut trahir l’homme, comme dans l’incident de la fosse à chars à la fin des Noyers de l’Altenburg, où le char des protagonistes français, tankistes en 1940, se trouve soudain coincé dans un piège creusé par l’ennemi allemand. La mort rôde autour du char, “[…] la mort est déjà dans le char”, alors que l’armée ennemie en est assez loin, même si elle bombarde les fosses. L’équipée de quatre soldats français affronte la peur primitive de mourir (Malraux 1996, 760). Enfin rescapés, ils se sentent “nouveaux-nés”, “la nuit vivante” apparaissant “[…] comme une immense germination…” (Malraux 1996a, 763). Une grange leur offre refuge. L’association antérieure de la bibliothèque de l’Altenburg “ ‘([U]ne grange, une simple grange’ ”, selon Walter Berger, propriétaire de la bibliothèque (Malraux 1996a, 657)) et ce refuge renforce l’idée de la continuité de la vie humaine, “aussi forte que la mort” – “O vie, si vieille ! Et si opiniâtre !”, de regain, de métamorphoses de l’homme sans fin, de “la vieille race des hommes […] à travers les millénaires” (Malraux 1996a, 765). Le roman clôt sur “le mystère de l’homme […] et la résurrection de la terre” (Malraux 1996a, 767).

Dans Education européenne, le mystérieux Nadejda (“espoir” en russe) fait partie de la Nature résistante à l’ennemi, car c’est un chef des partisans bien nébuleux et mythique, associé au rossignol, qui paraît toujours aux moments les plus difficiles dans la forêt pour encourager les partisans (Gary 2019a, 158, 168-169). Présent, “partout à la fois”, incarnant “un mythe”, il est aussi protéiforme que la Nature elle-même. Avant la fin du roman, le lecteur se rend compte que ce chef insaisissable n’est que le produit de l’imagination des partisans à bout de souffle. Symbole de la liberté et de la libération qui fait partie de l’imaginaire des opprimés, il préfigure le rôle des éléphants des Racines du ciel (1956).

Des arbres et des hommes

En lisant Les Noyers de l’Altenburg et Education européenne, on comprend comment et pourquoi les hommes ont fait des arbres des divinités. Dans le premier roman, les noyers eux-mêmes servent la famille Berger en tant que matériau économique mais aussi en tant que matériel pour la création artistique – les figures d’un Atlante et des saints gothiques dans la bibliothèque de l’Altenburg sont en bois sculpté de noyer. Dans Lazare, écrit plus de trente ans après Les Noyers de l’Altenburg, Malraux réfléchit sur l’épisode de sauvetage des Russes à Bolgako, gazés par l’ennemi allemand, qu’il avait dépeint dans son dernier roman. Il conclut ainsi:

Avec les premiers gaz de combat, Satan reparaît sur le monde; mais le Fléau ne prévaut pas sur l’aveugle instinct de vie resurgi dans la seule forêt d’Europe où vivaient encore les bisons du quaternaire (Malraux 1996b, 789).

Pour Malraux, la forêt abrite “le sacré” ainsi que l’instinct de vie qui remonte aux temps primitifs.

Dans Education européenne, la forêt près de Vilnius offre un abri semblable et une protection aux partisans de la Résistance, en grande partie polonaise. Un partisan va jusqu’à comparer la forêt aux “catacombes, et les partisans aux premiers chrétiens. Il attendait la Résurrection” (Gary 2019a, 22). Le récit continue avec la prédiction d’un avenir après la guerre, lorsque ce “lieu sacré” qu’est la forêt deviendra un lieu de pèlerinage pour le peuple venant “célébrer la mémoire de ses héros […]” (Gary 2019a, 78).

Pour citer un exemple plutôt païen, le chêne de la forêt sert de protecteur de l’enfant résistant, Janek, voire de substitut de figure paternelle, car son père, le docteur Twardowski, meurt de façon héroïque au début du roman, sans parler de la protection plus générale offerte par les partisans dans la forêt. Celle-ci sert aussi d’espace initiatique, de révélateur et d’éducateur. Par ailleurs, Guy Amsellem identifie trois métamorphoses de la forêt dans Education européenne, d’abord génitrice et protectrice comme le ventre de la mère; puis, obsession de l’esprit allemand; et, enfin, lieu de révélation Amsellem 2008, 152-155).3

En poussant l’analyse un peu plus loin, nous pourrions constater une forme de “distanciation sociale” des partisans car les villes sont devenues des pièges, occupées comme elles le sont par les Allemands, alors que la campagne, et surtout la forêt, offre dans une certaine mesure un moyen d’évasion. Les partisans fuient la maladie contagieuse, “la peste brune”, qui sévit surtout aux environs citadins. A la campagne, ils peuvent se regrouper pour mieux combattre le fléau, dans le même esprit de combat que les protagonistes de La Peste (1947) d’Albert Camus. Dans cette métamorphose paradoxale, où il semblerait que le cœur de la Pologne se fût déplacé des foyers concentrés sur les agglomérations urbaines aux grands espaces ouverts de la campagne polonaise, il est pourtant vrai que l’âpre climat et la solitude de la forêt posent des problèmes de survie pour les plus faibles, comme pour le Wunderkind, l’enfant juif, né en ville, qui finit par succomber à la cruelle étreinte de l’hiver dehors. Vis-à-vis de ces déplacements et ces diasporas, la nature reste donc paradoxale et ambivalente.

Quant à André Malraux, on sait qu’il réfléchissait beaucoup à la création artistique à l’époque où il composait Les Noyers et qu’il développera plus tard sa pensée sur l’art en tant que valeur suprême de l’homme, l’art avec ses ruptures et ses continuités. Par ailleurs, il n’est pas certain que Malraux fût si “anti-Nature” qu’on l’a dit (Larrat 2008, 28-47),4 car la conclusion du colloque de l’Altenburg semblerait plutôt prôner une fusion de la Nature et de l’art - “Entre les statues et les bûches, il y avait des arbres, et leur dessin obscur comme celui de la vie.”

Pour l’auteur des Voix du silence et, surtout, de la Métamorphose des dieux, la Nature et “les forces de la terre” sont capables de produire l’art tout comme le font les hommes (Malraux 1996a, 134-135).5

En tant que produits de la Nature, les arbres et les forêts représentent donc dans les deux romans trois niveaux de bienfaits aux hommes: d’abord économiques et industriels, deuxièmement de l’inspiration matérielle ainsi qu’esthétique, enfin une dimension métaphysique, religieuse ou spirituelle. En outre, une perspective hugolienne du cosmos est commune aux deux romans dans le sens de dimensions contrastées, liées à l’attache “tellurique/ascension céleste” qui, selon Raymond Côté, représente “la dualité de l’existence” (Côté 1984, 44). Le fossoyeur de Reichbach ainsi que les noyers de Malraux agissent en intermédiaires pour l’homme entre la terre et le ciel: il en est de même pour les arbres de la forêt autour de Vilnius qui laisse entrevoir, de temps en temps, les étoiles.6

Il est courant de prétendre que les romans de Malraux présentent la Nature en force indifférente, voire hostile aux ambitions humaines. Nous préférerions y introduire une nuance existentialiste en proposant plutôt les projections imaginaires de la part des hommes sur la Nature comme autant de métamorphoses, tout en admettant qu’elle peut se montrer, à tour de rôles, indifférente, ou hostile, ou même bénéfique à l’homme selon les circonstances.

L’Humanisme dans Education européenne et Les Noyers de l’Altenburg

Dans la forêt, les partisans d’Education européenne se battent pour “un monde nouveau”, pour que l’humanité change, se métamorphose. Le jeune chef des partisans, Dobranski, représente cet espoir, dialoguant avec Janek, à la fin du roman, dans un décor naturel gelé par la glace de l’hiver 1943. La Nature ici, comme souvent chez Malraux, reste en revanche hostile à l’homme, figée dans une mort, représentée par un “canot pris dans la glace parmi les roseaux pétrifiés […] où tout paraissait condamné à demeurer sans changer, sans éclore, sans revivre, sans bourgeonner, sans renaître […]” (Gary 2019a, 174). Se métamorphosant en rossignol comme le Partisan Nadejda, Dobranski voue son dernier chant (il sera bientôt tué) à imaginer qu’il “n’y aurait jamais plus de guerre […]. Toute l’Europe sera libre et unie; il y aura une renaissance spirituelle […]” (Gary 2019a, 76). L’espoir est donc associé aux rossignols qui chantent, comme Dobranski, comme le Partisan Nadejda, invention propagandiste des partisans désespérés. La valeur du progrès, du changement et de la métamorphose de l’humanité inspire Janek, Dobranski et, évidemment, Romain Gary lui-même.

Lorsqu’intervient l’Epilogue à la fin d’Education européenne, la forêt a retrouvé la vie. “La forêt bouge et murmure dans la lumière” (Gary 2019a, 177). L’évocation de la mort de Dobranski, quelques minutes seulement avant la fin des hostilités, comporte le constat d’un leitmotif du roman, c’est-à-dire que “rien d’important ne meurt”, constat immédiatement remis en question par Janek qui songe aux hommes et aux papillons. Le roman termine sur une ambivalence: nous restons dans le doute que rien d’important ne meure, que les hommes et les papillons ne disparaissent à jamais. Ne seraient-ils pas sujets à la métamorphose tant vantée par André Malraux ? A ce moment-là, Gary, par la pensée de son jeune protagoniste Janek, nous semble plus désespéré, ou du moins plus vulnérable au doute, que Malraux.7 Convaincu de la fragilité de la vie humaine, celui-là restera d’ailleurs toute sa vie “l’homme précaire” dont il s’agit dans le dernier ouvrage de Malraux (Malraux 2010).

Les protagonistes des deux romans trouvent que, dans la guerre, il est souvent question de lutter contre l’inhumain plutôt que contre l’ennemi physique. Dans le conflit qui oppose les Allemands aux Russes en 1915 (à la troisième partie des Noyers de l’Altenburg), Vincent Berger découvre cette vérité en essayant, presqu’instinctivement, de sauver un soldat russe, un ennemi, des gaz empoisonnants envoyés par l’armée allemande dont il fait partie. Dans le récit suivant, dont le narrateur protagoniste est le fils de Vincent Berger et tankiste qui fait la guerre aux Allemands en 1940, “[L]’ennemi n’est pas l’Allemand, c’est la rupture de chenille, la mine et la fosse” (Malraux 1996a, 755). Autrement dit, le vrai ennemi selon Malraux, c’est la mort. Dans les deux cas, le premier survenu lors de la Première Guerre mondiale et le second pendant la Deuxième Guerre mondiale, il s’agit, pour nous, de “thanatopies” (littéralement, lieux de la mort) - plus couramment: champs de bataille dans Les Noyers et forêt ambivalente dans Education européenne, qui agissent en révélateur de la valeur de la vie humaine (Tame 2015a, 555-556).

L’humanisme de Malraux implique une lutte permanente contre la mort. La campagne et les hommes gazés de cet épisode inoubliable des Noyers représentent un affront tragique à la vie même. Le romancier se livre à une série de contrastes entre la verdoyante végétation vivante et le sinistre désastre écologique et humain que laisse derrière lui le gaz, en somme entre la vie et la mort. De notre point de vue actuel, nous serions tentés d’ajouter que cette scène nous confirme que ce n’est pas seulement l’homme qui est “précaire”, mais la Nature elle-même dans laquelle il vit.

Si Romain Gary n’a pas de scène semblable dans Education européenne, il fait tout de même de ce combat écologique l’idée principale d’au moins un de ses romans ultérieurs, Les Racines du ciel (1956), dans lequel la Nature agit encore en révélatrice de la valeur de la vie des hommes et des bêtes.8

Après le gazage des troupes russes dans Les Noyers, gazage qui, par la suite, enveloppe également les Allemands, leurs adversaires, soudainement acharnés à les sauver, “la vie semblait renaître d’une seule matière”, révélation dont la vue de “vastes bouquets de noyers” rappelle à Vincent Berger le thème du colloque de l’Altenburg, formulé en question: existe-t-il une notion sur laquelle on puisse baser une idée de la permanence de l’homme ? Autrement dit, “[…] peut-on isoler une donnée permanente, valable à travers les lieux, valable à travers l’histoire, sur quoi puisse se fonder la notion d’homme ?” (Malraux 1996a, 681). Berger découvrira, juste avant de mourir à la suite du gazage, que cette donnée-là serait la continuité de la lutte de l’homme contre la mort, surtout la mort inhumaine. La notion de métamorphose malrucienne prend forme pour un personnage individuel et sur un lieu en particulier, mais se trouve transposée par l’auteur “à travers les lieux”, autrement dit, universalisée. Ainsi, le romancier, tout comme Gary, montre-t-il un certain nombre d’avatars et de variations de ce combat humaniste.

La métamorphose malrucienne

L’héritage de la famille Berger, la ressemblance du fils au père, et la tradition familiale se rapportent souvent dans Les Noyers à la forêt alsacienne (Malraux 1996a, 633). L’idée conservatrice garyenne que “rien d’important ne meurt” relève du concept de la durée, c’est-à-dire du rythme des saisons auquel sont sujettes la forêt et toute la nature. Ce concept revient dans les deux textes pour réconforter l’homme qui n’arrive pas à accepter la mort. On lit ceci dans la description de l’Altenburg:

Les millénaires n’ont pas suffi à l’homme pour apprendre à voir mourir. L’odeur de sapin et de résine qui entrait à travers les fenêtres d’été, mille objets de bois poli, unissaient en un passé de souvenirs et de secrets ces enfances écoulées dans l’exploitation forestière familiale […] (Malraux 1996a, 633).

La succession des générations, la mort, la forêt, et la tradition familiale se réunissent en autant de liens psychiques et psychologiques – autrement dit, des “psychotopies”, ou domaines de la psychologie individuelle - pour les personnages des deux romans.9

Voilà encore des exemples de métamorphose: alors que les partisans d’Education européenne se consacrent à transformer le monde, tous les protagonistes importants des Noyers sont également engagés dans un effort d’imagination et de transformation dans des domaines très différents: Walter Berger avec ses plans de colloques, Vincent Berger et ses rêves du touranisme en Asie, même Möllberg avec la création artistique de ses figurines thériomorphes grotesques (ce qui d’ailleurs tend à miner ses propres arguments de non-continuité des cultures et des civilisations, car l’art, métamorphosé au cours des siècles, représente pour Malraux une certaine continuité).

L’Europe même se trouve “métamorphosée” lors du retour d’Asie de Vincent Berger. Il la revoit avec de nouveaux yeux, c’est “son retour sur la terre”, métaphore pour le phénomène d’une sorte de résurrection, dont il est souvent question dans l’œuvre de Malraux. Non seulement sujette aux changements dus au temps qui a passé pendant son absence, l’Europe paraît transformée aux yeux de Vincent Berger par ses expériences en Asie (Malraux 1996a, 653-655).10 Les lieux sont donc surtout importants pour sous-tendre et inspirer une réflexion sur la métamorphose dans les deux romans: par exemple, les forêts alsacienne et polonaise, les pays – surtout la Pologne -, et les continents – Europe, Asie, Afrique.

Les pays qui n’existent pas – “les isotopies”

Trois espaces géopolitiques nous concernent dans Les Noyers de l’Altenburg et Education européenne. Dans le premier roman, l’Afghanistan de Vincent Berger est isotopique, car il n’existe pas en tant que pays sur le plan officiel en 1913, l’année qui marque l’action impérialiste de Berger.11 Union mythique de “tous les peuples turcs, depuis Andrinople jusqu’aux oasis chinoises de la route de la soie, à travers l’Asie centrale” (Malraux 1996a, 646), le Touran paraît de la même nature aussi, vieux rêve jamais réalisé d’Enver Pacha, homme fort de la nouvelle Turquie dont il est question au début des Noyers de l’Altenburg. La Pologne constitue une troisième isotopie dans le même roman. Elle figure de façon encore plus importante dans Education européenne. Dans ce roman de Gary, un des partisans, Pech, maintient fermement que “[…] [l]es hommes se racontent de jolies histoires, et puis ils se font tuer pour elles - ils s’imaginent qu’ainsi le mythe se fera réalité […]” (Gary 2019a, 43-44). Constat désabusé, certes, mais qui comporte sa part de vérité, surtout dans le contexte de la propagande guerrière, par exemple ici où il s’agit de faire revivre la Pologne.

Tout à sa vision de chef nationaliste dans la première partie des Noyers, Enver répond au désabusement de son conseiller européen, Vincent Berger, que “[…] [S]i le Touran n’a pas encore conscience de lui-même, c’est à nous de la lui donner !” (Malraux 1996a, 652). Autant dire que le Touran n’existe pas et qu’il s’agit de le créer. Moins positif, dans Le Miroir des limbes d’André Malraux, Jacques Méry, qui sert dans une certaine mesure d’alter ego du mémorialiste, fait écho à cette pensée lorsqu’il avoue, avec une pointe de cynisme et de désabusement, que “[L]es hommes ne meurent que pour ce qui n’existe pas. Ils ne vivent aussi que pour ce qui n’existe pas, vous savez” (Malraux 1996b, 318).

Les récits de Malraux et de Gary tournent souvent ainsi autour de pays ou de domaines rêvés. L’Afghanistan où Vincent Berger fit de la propagande pour le Touran en 1913 était “un Afghanistan fantomatique et absurde”, alors que la Turquie sous Enver Pacha à la même époque était “en résurrection”, c’est-à-dire en pleine métamorphose (Malraux 1996a, 666). Ce n’est qu’en 1922 que l’on pourra écrire que l’Afghanistan est un “pays qui renaît” (Koetschet 2021, 51). Comme Berger et Enver, mais dans une tout autre sphère d’influence et dans un autre temps, les partisans d’Education européenne, qui survivent dans une Pologne hétérotopique, cherchent en 1942-1943 à faire revivre leur pays piétiné, voire disparu, dévoré depuis 1939 d’un côté par les Russes et de l’autre par les Allemands.

Les métamorphoses des textes et dans les textes

Alors que Romain Gary a maintes fois réécrit son texte d’Education européenne dont il existe plusieurs versions en plusieurs éditions et en deux langues puisque le prototype du roman, Forest of Anger, parut d’abord en traduction anglaise, André Malraux aurait remanié le texte des Noyers de l’Altenburg, d’abord dans le contexte de sa trilogie prévue, La Lutte avec l’ange, ensuite pour le représenter en de nombreuses “scènes” dans ses Antimémoires (1972) (Guyard 1997, 9).12 Par la suite, Education européenne a été traduite en vingt-sept langues alors qu’il existe plusieurs traductions des Noyers de l’Altenburg. Ainsi les textes mêmes de ces deux auteurs subissent-ils leurs métamorphoses, tout comme les hommes, les lieux et les civilisations.

Par ailleurs, nous apprenons dans Education européenne que, pendant certains moments et certaines crises de l’histoire, comme, par exemple, pendant les guerres, l’homme a besoin d’une cachette, d’un refuge; “[…] parfois, c’est seulement une chanson, un poème, une musique, un livre” (Gary 2019a, 44). Ce livre, Education européenne, est un de ces refuges, c’est-à-dire le roman écrit par Gary ainsi que le récit composé en mise en abyme par le chef résistant Dobranski et qui porte le même titre que le roman. Comme David Bellos l’indique, l’Epilogue du roman ainsi que la nouvelle mouture pour de nouvelles éditions montrent un Gary soucieux de refocaliser l’intérêt du lecteur sur l’Europe, plus que sur la Pologne, qui tristement trouva ses rêves d’indépendance détruits par l’occupation par l’U.R.S.S. en 1944 (Bellos 2010, 104-108). Ainsi, parfois, les romanciers s’adaptent-ils aux nouvelles réalités du jour.

La cachette de Janek dans la forêt agit aussi en révélateur de certaines vérités: l’amour, la solitude, la souffrance (expériences humaines qui impliquent aussi leurs contraires: la haine, la camaraderie, la consolation), ainsi que le piège à chars dont le narrateur des Noyers de l’Altenburg échappe, à la fin du roman, avec ses camarades, en nouveau-né sorti d’un creuset du malheur, en un être humain renouvelé dans un esprit de renaissance qui, après le cauchemar d’une mort esquivée, revient au monde comme Lazare, sensible d’avoir changé de perspective sur la vie et la mort.

Conclusion

Ce n’est pas un hasard que ces deux romans de la guerre se focalisent sur la Pologne. Espace conflictuel s’il en était, le pays a cessé d’exister plusieurs fois dans son histoire. La lutte pour maintenir en vie la Pologne – ou pour qu’elle renaisse de ses cendres – constitue dans ces récits une synecdoque de la lutte pour la vie humaine. Par ailleurs, les champs de bataille se métamorphosent dans les deux romans en aires de lutte pour l’humanité et pour l’humanisme contre la barbarie de la guerre et des conflits.

Si la ville de Vilnius (Wilno en polonais) rappelle une Pologne antérieure à la Deuxième Guerre mondiale – et donc une synecdoque pour la Ziemia Wielkopolska (la Grande Pologne) -, celle-ci peut être perçue, à son tour, en synecdoque de l’Europe, continent qui ne cesse de se métamorphoser.13 “[N]é dans une ville qui change plusieurs fois de nom et de mains pendant son enfance”, Romain Gary est, selon Guy Amsellem, “un paradigme de l’Europe”, dans le sens de sa diversité d’identités et son “ouverture au changement”. Comme André Malraux, ce romancier d’origine polonaise, russe et juive, mais d’inspiration européenne, nous fait “[…] réfléchir à ce qui, ultimement, spécifie l’idée européenne” (Amsellem 2008, 8-11). Cette Europe, celle de Gary et de Malraux, est un idéal, une isotopie donc, un continent qui aspire à un humanisme camusien au nom duquel les Européens doivent constamment lutter pour le maintenir. Si nous considérions le monde en tant qu’un vaste pré carré, à l’instar du precarium du Moyen Age, comme le suggère André Malraux dans son dernier essai, L’Homme précaire et la littérature (1977), l’homme en aurait l’usage et le bénéfice, mais pendant une période bien limitée et bien définie (Tame 2015b, 553-557). Les deux romans d’André Malraux et de Romain Gary, Les Noyers de l’Altenburg et Education européenne, illustrent donc le concept ambivalent de la cura de Martin Heidegger dont les arguments philosophiques tendent vers un “souci” écologique, moral et spirituel de la terre (Heidegger 2006, 197-199).

Liste d’abréviations

R.A.F. Royal Air Force

U.R.S.S. Union des républiques socialistes soviétiques

Littérature

Amsellem, Guy. 2008. Romain Gary. Les Métamorphoses de l’identité. Paris: L’Harmattan.

Bellos, David. 2010. Romain Gary: a tall story. London: Harvill Secker.

Côté, Paul Raymond. 1984. Les Techniques picturales chez Malraux: interrogation et métamorphose. Sherbrooke: Québec, Naaman.

Davies, Norman. 2005. God’s Playground: a History of Poland, vol. II. Oxford: Oxford University Press.

Gary, Romain. Forest of Anger. 1944. Trad. du français par Viola Garvin. London: The Cresset Press.

Gary, Romain, Mireille Sacotte, dir. 2019a [1945]. Education européenne in Romans et récits, I. Paris: Gallimard: Bibliothèque de la Pléiade.

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1 Marius-François Guyard précise que Malraux fut fait prisonnier “plus vraisemblablement entre Montargis et Gien”. (Malraux 1996a, 1629. “Notes sur le texte” [des Noyers de l’Altenburg].)

2 Malraux a écrit le récit fictif “De Sens à Chartres” en marge du roman Les Noyers de l’Altenburg où Marius-François Guyard note “le glissement de la biographie au roman” (Malraux 1996a, 1662).

3 La forêt de Geist (“esprit” en allemand) sert à peu près la même fonction dans La Danse de Gengis Cohn (1967) de Romain Gary.

4 La formule “anti-Nature” est de Clément Rosset.

5 Voir, par exemple, le phénomène du bois flotté, présenté en autant d’objets d’art dans Malraux 2004, 1028-1030.

6 Cette relation entre terre et ciel est encore plus explicite dans le titre d’un roman ultérieur de Romain Gary, Les Racines du ciel (1956).

7 David Bellos caractérise l’attitude de Gary par l’oxymoron “desperate optimism” [optimisme désespéré]. (Bellos 2010, 53.)

8 Voir aussi Gary 1962.

9 Pour une liste des différentes isotopies littéraires, voir Tame 2015a, 555-56.

10 Il s’agit du phénomène de la “défamiliarisation”, selon le procédé identifié par le russe formaliste, Victor Chklovski.

11 L’Afghanistan n’est devenu pays indépendant qu’en 1919.

12 Pour les avatars des traductions des romans de Gary, voir Ansellem 2008, 140-141; Hangouët et Audi 2005, 334-356.

13 Le statut symbolique de Wilno pour les Polonais pendant la Deuxième Guerre mondiale est évoqué dans Bellos 2010, 95. L’historien britannique, Norman Davies, qualifie la Pologne d’un “pays sur roues” [a country on wheels] (Davies 2005, v).