Literatūra ISSN 0258-0802 eISSN 1648-1143

2022, Priedas, pp. 144–153 DOI: https://doi.org/10.15388/Litera.2022.64.4.10

Des Conquérants aux Enchanteurs : modes d’appréhension du réel à travers la création romanesque

Larisa Botnari
Département de Langue et Littérature Françaises
Faculté de Langues et Littératures Etrangères
Université de Bucarest
Department of French Language and Literature
Faculty of Foreign Languages and Literatures
University of Bucharest
larisa.botnari@lls.unibuc.ro

Résumé. Créateurs de mondes nouveaux par leurs romans, André Malraux et Romain Gary récusent en égale mesure l’univers réel – absurde, odieux, tragique – ainsi que tout lien purement mimétique de celui-ci à la création littéraire. Mais ce refus se traduit dans des registres complètement différents chez les deux romanciers. Si l’écriture de Malraux semble témoigner d’une volonté d’affrontement direct et de défi, l’œuvre de Gary se caractérise plutôt par une attitude moqueuse, dédaigneuse à l’égard de la réalité, dont l’écrivain entend triompher principalement par l’humour. Notre article se propose de montrer que la réponse littéraire de Gary, loin d’être une fuite, représente une révolte tout aussi puissante (et, sous certains aspects, plus actuelle) que l’engagement et le combat explicitement assumés par l’écriture malrucienne.
Mots clés: réalité, imagination, révolte, esthétique, contemporain.

From Conquerors to Enchanters: Ways of Apprehending Reality Through Novelistic Creation 

Summary. Creators of new worlds through their novels, André Malraux and Romain Gary equally reject the real universe – considered as odious, tragic, absurd – as well as any purely mimetic link between this universe and literary creation. But the two novelists translate this opposition into completely different registers. If Malraux’s writing seems to express the desire for a direct confrontation and defiance, Gary’s work is rather characterized by a mocking, disdainful attitude towards reality, which the writer intends to conquer mainly by humor. Our article aims to show that Gary’s literary response, far from being an escape, represents a rebellion that is just as powerful (and, in certain aspects, more relevant for our times) than the commitment and the fight explicitly assumed by Malrucian writing.
Keywords: reality, imagination, rebellion, aesthetics, contemporary.

Nuo Užkariautojų iki Burtininkų: tikrovės suvokimas per romano prizmę

Anotacija. Tiek André Malraux, tiek Romainas Gary, savo romanuose kurdami naujus pasaulius, kaltina realiąją – absurdišką, bjaurią, tragišką – tikrovę, taip pat kiekvieną mimetinę jos sąsają su literatūrine kūryba. Šis prieštaravimas abiejų romanistų kūryboje pasireiškia skirtingais registrais. Malraux, regis, nori susidurti su tikrove tiesiogiai, jis kelia iššūkį. Gary kūryboje matyti pašaipi, paniekinanti laikysena tikrovės atžvilgiu, šis rašytojas tikrovę bando įveikti humoru. Straipsnyje siekiama įrodyti, kad literatūrinis Gary atsakas toli gražu nėra pabėgimas nuo tikrovės, tai greičiau galingas maištas (tam tikru požiūriu labai aktualus), kaip ir Malraux akivaizdžiai išreikštas angažuotumas ir kova.
Reikšminiai žodžiai: tikrovė, vaizduotė, maištas, estetika, šiuolaikiškas.

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Received: 03/03/2022. Accepted: 13/06/2022.
Copyright © Larisa Botnari, 2022. Published by Vilnius University Press.
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« Les grands artistes ne sont pas les transcripteurs du monde, ils en sont les rivaux. »
(André Malraux, Les Voix du silence)

« […] la littérature était pour moi une défécation salutaire »
(Emile Ajar, Pseudo)

Bien que leurs univers romanesques se situent, géographiquement et chronologiquement, dans des espaces et des temporalités variés, parfois divergents, André Malraux et Romain Gary restent sans aucun doute des acteurs majeurs du XXe siècle littéraire aussi bien que politique, solidement ancrés dans la réalité immédiate de l’Histoire qu’ils traversent, pour une part significative, ensemble. Sans appartenir exclusivement à aucune des écoles poétiques ou idéologiques de leurs temps, les écrits des deux romanciers portent néanmoins les traces de leurs engagements et combats les plus nobles. Parmi ces combats, un puissant conflit esthétique semble marquer leurs préoccupations, émergeant sous la forme d’un procès obstiné que Malraux, tout comme Gary, construisent inlassablement contre cette même réalité qu’ils ont en partage. Angoissante, odieuse, voire monstrueuse, elle apparaît comme rivale, voire ennemie du créateur. La réalité douloureuse de l’Histoire devient ainsi, chez André Malraux comme chez Romain Gary, une toile de fond pour la plupart de leurs romans en même temps que motif littéraire à la base d’une réflexion d’ordre esthétique et philosophique originale.

Or, les répliques apportées sur le plan romanesque par chacun des deux écrivains mettent en évidence des positions esthétiques discordantes de Gary et de Malraux quant au rôle et aux pouvoirs de la création littéraire vis-à-vis de cette réalité méprisée en égale mesure. Si l’écriture de Malraux semble avoir pour principale vocation d’exhiber le réel dans toute sa cruauté, voire d’en accentuer les traits les plus poignants, la pratique littéraire de Romain Gary consiste essentiellement dans un refus du tragique et un recours considérable à l’humour. A l’opposé des conquérants malruciens – hommes de combat, de résistance ou de révolution –, les héros de Gary sont souvent des saltimbanques, des illusionnistes, des enchanteurs, des « mangeurs d’étoiles ». Révolution et reconquête du réel chez Malraux, la création romanesque est revendiquée par Gary comme pur fruit de l’imagination, proche d’une certaine forme de désertion.

Notre contribution, dans les pages qui suivent, se propose donc d’explorer et de confronter ces deux modes en apparence antagonistes d’appréhension d’un réel également haïssable pour les deux romanciers, ainsi que les questionnements éthiques impliqués par leurs postures esthétiques. Précisons d’emblée que nous entendons utiliser les notions de réel et de réalité de manière interchangeable, en les définissant de manière heuristique comme ce qui est extérieur au texte, à l’œuvre littéraires. Il s’agira justement, par la suite, de préciser successivement ce que Romain Gary et André Malraux entendent désigner par ces notions, ainsi que d’analyser leurs réponses respectives à deux autres questions cruciales : celle du rapport du réel à la création romanesque et surtout celle des fonctions, de la mission, des pouvoirs de la littérature sur ce réel posé comme détestable.

1. L’écriture du défi chez André Malraux

Sur un premier plan, celui de l’observation brute, l’univers fictionnel des romans malruciens repose sur l’exploitation d’un réel historique et politique tourmenté : la révolution chinoise ou la guerre d’Espagne sous-tendent en effet les trames narratives de ses premiers grands succès littéraires. Mais les livres de Malraux n’appartiennent, comme il le dit lui-même, que « bien superficiellement à l’Histoire » (Les Conquérants 1949, 286). A un niveau plus profond, ce qui est ultimement mis au jour c’est plutôt une lutte acharnée de héros doués d’une « volonté ferme et opiniâtre » (Chengfu 2001, 209) contre des forces oppressives, meurtrières. La Chine, la Révolution surtout, ne seraient ainsi que des prétextes pour dépeindre une réalité autre, plus essentielle : celle de la condition humaine. Tels les conquérants de Canton, Hong-Kong ou Shanghai, l’homme apparaît, à travers les romans de Malraux, comme un être destiné à la révolte permanente contre son propre destin, par définition tragique, car absurde, cruel, mortel.

Tout dans l’écriture d’André Malraux fait transparaître cette conception d’une réalité pesante, sinistre, monstrueuse : « Plus rien de terrestre dans ces montagnes confuses qui nous entourent, dans cette eau qui ne bruit ni ne clapote, dans ce fleuve mort qui s’enfonce dans la nuit comme un aveugle ; rien d’humain dans ces barques que nous croisons […]. » (Les Conquérants 1949, 61). Tous les éléments forment des décors opprimants, menaçants : l’eau « jaunâtre, chargée de glaise » (Les Conquérants 1949, 93), la « nuit informe trouée ça et là de taches carrées » (Les Conquérants 1949, 32), le « ciel sans force » (Les Conquérants 1949, 60), la « chaleur, comme une plaie » (Les Conquérants 1949, 149), la lumière comme « un brouillard incandescent » (Les Conquérants 1949, 94), le temps fait de « minutes bizarres, pendant lesquelles les vieilles puissances animales prennent possession de tout le bateau » (Les Conquérants 1949, 44) ; le calme lui-même est « plein d’anxiété » (Les Conquérants 1949, 149). Rongé par la mort, le meurtre, la maladie, son univers romanesque est dominé par l’angoisse, la torpeur, le vacarme, ou encore par cette « exaspération passive, la tension de tous les nerfs qui ne trouve plus d’autre objet que l’attente » (Les Conquérants 1949, 153). C’est un monde – intérieur et extérieur – en ruine, en décomposition : « Un instant apparaissent des ruelles aux dalles crevassées qui finissent dans l’herbe, devant quelque bastion à cornes ou quelque pagode moisie. » (Les Conquérants 1949, 95) Partout et à chaque instant est présente cette conscience aiguë de l’absurde, que le lecteur ressentira sans doute à travers le style solennel et tragique du romancier, les phrases courtes et tranchantes, parfois elliptiques (« Le silence. Le silence absolu, et les étoiles » (Les Conquérants 1949, 60) ; « Devant la fenêtre, la lumière. Calme plein d’anxiété » (Les Conquérants 1949, 149)), marquant par l’absence du verbe cette disparition de la dimension du temps humain, l’arrêt, l’attente indéfinie, la torture. Comme si la seule action possible et valable dans cet univers croupissant, destructeur, était la lutte, la révolte de l’homme contre sa condition maudite.

Plutôt qu’un référent, la Révolution offre alors à Malraux une référence, un cadre privilégié pour mettre en relief l’absurde de l’existence humaine, ainsi que l’acharnement des héros à opposer une résistance inlassable à leur destin. Vivre, chez Malraux, c’est combattre et conquérir une réalité tragique, par ses actions héroïques, mais aussi et surtout par une conscience sans cesse éveillée. La mort elle-même, inévitable, n’est redoutée que si elle est un acte vide et passif, « une mort sans signification » (Les Conquérants 1949, 137). Epreuve exaltante et ultime du réel, la mort pleinement vécue exerce une fascination irrésistible pour certains de ses personnages, qui pensent y entrevoir « la révélation d’un instant absolu » (Vigée 1968, 515).

C’est ainsi que, face à cette réalité désolante, l’art apparaît, selon André Malraux, comme un acte de révolte suprême. Loin d’une relation purement mimétique au monde extérieur – fragmenté et chaotique –, le monde de l’art s’y oppose, avant tout, par la cohérence, l’ordre et l’unité qu’il y introduit. « Tout art commence par la lutte contre le chaos » et « tout réalisme est une rectification », affirme Malraux dans Les voix du silence. (Les voix du silence 1951, 299). Rival du réel, l’artiste filtre et ordonne les éléments qu’il en tire. Bien qu’en accentuant les aspects les plus douloureux de la réalité vécue, la création littéraire, pour André Malraux, semble avoir pour mission d’en accomplir une métamorphose et d’en fournir une interprétation. L’artiste, l’écrivain peuvent ainsi assujettir le chaos, car une fois entré dans le monde de l’œuvre littéraire, l’absurde, le destin tragique, le réel deviennent territoires de l’art et y sont par conséquent soumis : « L’art naît précisément de la fascination de l’insaisissable, du refus de copier des spectacles ; de la volonté d’arracher les formes au monde que l’homme subit pour les faire entrer dans celui qu’il gouverne » (Les voix du silence 1951, 318 – nous soulignons).

Tels les héros de ses romans, l’écrivain est donc, pour André Malraux, un conquérant qui prend possession du réel odieux pour le soumettre au règne de sa volonté créatrice. Mais, ce faisant, il semble avoir, encore une fois, le devoir supérieur de maintenir sa conscience en permanence éveillée. La victoire sur l’absurde ne peut s’accomplir que par un permanent défi, ouvert, direct et catégorique. Par toutes les caractéristiques que nous venons de souligner ci-dessus, la création littéraire, chez Malraux, paraît en effet investie de cette mission cruciale de raviver la conscience du tragique et de provoquer la révolte de l’homme et sa libération. Ce n’est que par une lucidité irrévocable que l’homme peut recouvrer sa dignité.

2. L’esthétique de la valse chez Romain Gary

Tout comme chez André Malraux, dans l’œuvre romanesque de Romain Gary sont évoqués des événements – historiques ou personnels – tragiques. Un premier plan du réel est ici pareillement constitué par la guerre, l’Occupation, le massacre des Juifs, la persécution des Noirs américains, la crise écologique, la maladie et la mort de l’être aimé, etc, autant de « vagues hurlantes de réalité » (Pseudo 2019, 961) par lesquelles les héros garyens se sentent souvent envahis. Mais, comme chez Malraux encore, il s’agit surtout, chez Romain Gary, d’un réel autre, qui paraît avoir un sens beaucoup plus large. En effet, la réalité semble désigner, dans l’univers romanesque de Gary, tout ce qui existe de fait, par opposition à tout ce qui n’est pas, ou n’est qu’une invention, un rêve, un fruit de l’imagination. Si, pour Romain Gary, la réalité est tout aussi absurde et détestable, c’est surtout parce que ce qui est imaginé apparaît comme préférable, d’une qualité supérieure à ce qui est vécu sur le plan des faits concrets, réels.

Cette opposition dialectique – réalité / imagination – est en effet, chez Gary, fondatrice. Rappelons-nous, par exemple, cette merveilleuse histoire d’amour qui fait un des fils rouges du roman Les Enchanteurs, un amour qui, jusqu’au bout, reste à l’état de rêve : le narrateur, Fosco Zaga, aime tendrement Teresina, la jeune épouse de son père, mais son amour reste jusqu’au bout du roman non consommé, jamais concrétisé dans l’ordre du réel. Et c’est précisément, paraît-il, ce qui fait son plus grand charme. Car, dit le narrateur, par une phrase très bouleversante : « toutes les rencontres accomplies ne sont que les déchets de celles qui n’ont jamais eu lieu » (Les Enchanteurs 2019, 461). Continuer à aimer Teresina, c’est continuer à l’imaginer, et donc - par là même - la maintenir vivante, en même temps que consommer l’amour sur le plan du réel serait la tuer. Prenons le temps de citer plus longuement un dialogue révélateur :

Elle toucha mon front de ses doigts :
- Je veux vivre là-dedans. Je n’ai pas envie de mourir.
- Teresina…
- Je veux que tu continues à m’inventer, à m’imaginer. Je ne veux pas que ça finisse. Je veux que tu continues à m’imaginer aussi longtemps que tu vivras.
Mes mains cherchaient, s’exaspéraient… Elle les saisit.
- Fosco, je t’en supplie. Je veux durer. J’ai besoin de toi. J’ai besoin d’être rêvée.
(Les Enchanteurs 2019, 549)

De plus, maintenir Teresina vivante par l’imagination, malgré sa mort survenue dans le plan du réel, permet au narrateur de triompher de sa propre mort et traverser des siècles entiers, portant sa « charge d’amour » (Les Enchanteurs 2019, 398).

Pareillement, dans Les Cerfs-volants, après une longue séparation de Lila, la femme aimée, le narrateur Ludo entend de son ancien professeur M. Pinder ces mots : « Alors, cette femme que tu as continué à imaginer pendant trois ans avec tant de ferveur, quand tu la retrouveras… Il faudra que tu continues à l’inventer de toutes tes forces. [...] Rien ne vaut la peine d’être vécu qui n’est pas d’abord une œuvre d’imagination, ou alors la mer ne serait plus que de l’eau salée… » (Les Cerfs-volants 2019, 1325-1326). De nouveau, l’imagination est promue comme un facteur primordial qui fait le mérite de toute expérience humaine, autrement stérile et absurde. Ailleurs, après les retrouvailles, le voyant attristé et déçu, l’oncle de Ludo lui fait remarquer : « Et je parie que ce n’est pas du tout la même, […]. C’est toujours plus sûr quand tu te les fabriques toi-même, avec de belles couleurs, des ficelles et du papier » (Les Cerfs-volants 2019, 1182). La rencontre accomplie est ainsi décevante ; celle uniquement fabriquée par l’esprit, avec les seuls moyens de l’imagination, s’avère plus belle, plus riche et plus durable. Symboles de la mémoire vivante, les cerfs-volants apparaissent ici également comme métaphore des aspirations hautes de l’esprit, vouées à se lancer toujours à la « poursuite du bleu » et risquant de s’écraser une fois redescendues dans le réel, sur terre. La supériorité de l’imaginaire par rapport au vécu s’impose incontestablement sur chaque page de l’œuvre de Gary, poussant souvent le lecteur à se demander, avec le personnage narrateur de La Danse de Gengis Cohn, « si ce n’est pas ça, le vrai, le très grand amour : deux êtres qui ne se rencontrent pas » (La Danse de Gengis Cohn 2019, 1176).

Car, odieuse et absurde, la réalité, chez Romain Gary, est surtout décevante, incapable de s’élever à la hauteur de l’imagination. Cette métaphore de l’altitude, présente dans les Cerfs-volants, apparaissait déjà dans un roman écrit bien plus tôt et dans un registre linguistique qui annonçait déjà le style d’Emile Ajar : dans Adieu Gary Cooper, en effet, les personnages skieurs incarnent, comme les cerfs-volants, une même « fuite vers les hauteurs » (Adieu Gary Cooper 2019, 18), vers les neiges éternelles et pures, et donc une aversion similaire pour le terrestre, le bas, le « zéro mètres au-dessus du niveau de la merde » (Adieu Gary Cooper 2019, 13), pour « la terre qui vous crevait les yeux de tous les côtés, nue et sale, avec les rochers, les rochers qui sont ce qu’on fait de mieux et de plus lourd, dans le genre réalité » (Adieu Gary Cooper 2019, 5). A partir de ce roman, la réalité pourrait aussi être définie comme tout ce qui se trouve au-dessous de deux mille mètres, où « la seule chose qui compte, c’est de ne pas se laisser piéger » (Adieu Gary Cooper 2019, 13). C’est-à-dire se conformer, « comme Ronny Shahn, qui était descendu à Zurich, en mai de l’année dernière, et on l’avait retrouvé mort six mois plus tard, dans une papeterie, debout derrière le comptoir, marié et en train de vendre des crayons » (Adieu Gary Cooper 2019, 13). Accepter et satisfaire les exigences sociales, se résigner aux normes d’en bas, à la réalité de tous, ce serait donc mourir ou alors commettre le plus grave des méfaits, car – nous dit-on encore plus loin – « un homme qui peut s’adapter à la réalité n’est qu’un enfant de pute » (Adieu Gary Cooper 2019, 68).

A l’encontre de ce qui se passe chez Malraux, où la définition du réel reste plutôt à l’état implicite, nous pouvons constater que la réalité apparaît chez Romain Gary comme une entité désignée comme telle, presque comme un personnage à part entière de son univers romanesque. Constamment pointée du doigt, elle représente cette force horrible, monstrueuse, tyrannique, exerçant sa « vile censure que le monde en place fait peser sur celui qui aspire à naître et dont les rêveurs et les poètes sont les premiers habitants » (Les Enchanteurs 2019, 375). Dans cette configuration de forces et de rôles, la mission de l’artiste est, là encore, de s’y opposer, d’y résister, de « ne pas céder un pouce de terrain à la réalité » (Les Enchanteurs 2019, 376), qui est son premier ennemi à combattre. C’est assurément dans Pour Sganarelle que cette tâche première de tout écrivain et de tout créateur – « la rivalité avec la Puissance de la réalité » (Pour Sganarelle 1965, 22) – est longuement explicitée et mise au point, mais ces mêmes idées se retrouvent disséminées soigneusement partout dans l’œuvre de Gary. La fonction de l’art, et donc de la littérature, serait ainsi, pour le romancier, de « lutter contre une réalité odieuse par la seule puissance de l’imagination et du rêve » (Les Enchanteurs 2019, 643).

En fin de compte, il s’agit clairement, chez Romain Gary comme chez André Malraux, d’un même élan d’opposition et de combat vis-à-vis du réel. Et pourtant, les moyens par lesquels Gary entend mener ce combat sont tout autres que ceux de Malraux. Là où ce dernier manifeste une véritable volonté d’affrontement, une confrontation directe, un défi obstiné de l’absurde, Gary fait plutôt preuve de dédain, de moquerie et presque de déni. Fidèle aux voix de ses personnages, le romancier met en avant également l’imagination comme procédé de création privilégié, mais aussi comme « une arme majeure contre la destruction du temps et un agent du progrès humain » (Notice aux Enchanteurs 2019, 1925). Refusant le solennel et le tragique, l’écriture de Romain Gary est imprégnée de légèreté, d’espièglerie, d’insouciance et semble issue de ce que nous pourrions appeler ici une esthétique de la valse : cette danse incarne, en effet, pour le romancier, cet oubli essentiel, cette « panne des profondeurs » indispensable au vrai bonheur.

La valse a dû naître d’un oubli chez celui ou ceux qui s’occupent de l’homme ; [...] il y eut une erreur, un moment d’insouciance se glissa entre le marteau et l’enclume ; c’est ainsi que la valse est née. Une panne des profondeurs, et la légèreté put enfin inspirer les hommes, le temps d’un air de violon. (Les Enchanteurs 2019, 589)

Si les romans de Gary ont pu apparaître comme « des tentatives de sauvetage, par le biais du langage, par le biais de la littérature » (Rasson 2011, 43), il est surtout vrai que le romancier entend triompher de la réalité tragique, de la souffrance et de la mort, par l’insouciance, par la joie, par le rire et la fête vénitienne. C’est ce qui explique que les hommes de révolution de Malraux deviennent ici des saltimbanques, des acrobates, des illusionnistes, des danseurs de cordes, autant de personnages qui, pour avoir recours à des armes d’une toute autre nature, n’en sont pas moins pensés comme des conquérants engagés dans une lutte glorieuse.

3. Romain Gary, un enchanteur désenchanté ?

De cette distance affirmée et assumée par Romain Gary vis-à-vis du réel, de son attitude moqueuse, dédaigneuse, naît une double posture du romancier à l’égard de la littérature, l’art et la culture en général, traversée par des tensions déchirantes, tout en constituant une source féconde d’inspiration créatrice. Allant de pair avec la pluralité des figures que l’écrivain-diplomate incarnait lui-même et avec ce dédoublement de la personnalité dont souffrent certains de ses personnages, ce puissant conflit intérieur réside en un double rôle attribué par Gary à l’écrivain et à ses productions. D’une part, le créateur apparaît à son tour comme un enchanteur, investi de la mission supérieure de fournir à l’homme ces moments de bonheur, de « douces consolations » et l’oubli de « sa triste condition » (Les Enchanteurs 2019, 385), ayant ainsi le pouvoir de vaincre les « rigueurs implacables de la réalité » (Les Enchanteurs 2019, 365), de surmonter le temps et même la mort, tout en prodiguant à travers ses œuvres l’espoir d’un monde nouveau, « à l’abri de la réalité » (Adieu Gary Cooper 2019, 7). D’autre part, ce titre lui en vaut également un autre : celui d’illusionniste, de menteur et de charlatan, accusé de supercherie et d’imposture au moyen de « simples tours de passe-passe » (Europa 1999, 12) voués à évacuer dans les romans les malheurs de l’humanité, à défaut de pouvoir y remédier pour de vrai. Mais c’est vraisemblablement cette dualité antinomique au cœur de la posture littéraire de Romain Gary qui fait la complexité de son esthétique, ainsi que la richesse et l’originalité de son œuvre.

Il y aurait ainsi, chez Gary, une forte résistance éthique à la tentation esthétique de cette espèce de « fuite » hors du réel, qui est à la base d’une critique acerbe dressée par le romancier contre toutes les productions de l’esprit, accusées à leur tour de futilité : « la culture a toujours été cette poudre que la condition mortelle de l’homme se jette dans les yeux » (Europa 1999, 87). Dans son emportement contre ce qu’il paraît dénoncer comme une fameuse escroquerie générale, Gary vise impitoyablement et à plusieurs reprises André Malraux, à côté de bien d’autres : « tantôt Goethe, tantôt Thomas Mann, Romain Rolland, Malraux ou tel autre chapardeur, rossignols aux voix dites „d’or“ pour qui ne comptait que la beauté du chant », faisant « mine de puiser à pleines mains dans l’imaginaire pour en nourrir et transfigurer la réalité, mais ne faisaient que puiser à pleines mains dans la réalité pour l’offrir à l’imaginaire – sang, sueur, massacre, servitude et peine infinie des hommes ne cessaient point, que non! mais devenaient «chefs-d’œuvre», «génie» et «grandeur»... » (Europa 1999, 486). Ailleurs, Romain Gary appelle ce procédé « la collaboration littéraire du mal » (Europa 1999, 298), suggérant encore une fois bien explicitement l’irresponsabilité hypocrite dont se seraient rendus coupables tous les artistes le long de l’histoire.

La création littéraire semble donc vécue par le romancier comme un besoin irrépressible, en même temps que comme une douloureuse culpabilité. Tout d’abord, incapable de remédier effectivement au mal, l’écrivain est accusé de s’en débarrasser lâchement par ses livres. Tel le personnage de la sorcière-putain Malwina von Leyden dans Europa, l’écrivain ne ferait que « chercher refuge dans la Narration et les phantasmes pour tenter de se libérer, l’espace d’un beau mensonge, des chaînes d’un Destin [...] impitoyable » (Europa 1999, 40). Dans Chien blanc, c’est la voix assumée de Romain Gary lui-même qui prononce cet aveu poignant : « […] quand je me heurte à quelque chose que je ne puis changer, que je ne peux résoudre, que je ne peux redresser, je l’élimine. Je l’évacue dans un livre. Après je ne suis plus oppressé. Je dors mieux. Alors, je fous le camp » (Chien blanc 2019, 226). La littérature, l’écriture deviennent alors une forme de désertion, ou encore une « défécation salutaire », vouée à « diminuer les doses de réalité en les évacuant » (Pseudo 2019, 1015).

Mais l’accusation, chez Gary, va parfois encore plus loin, jusqu’à poser l’œuvre littéraire comme responsable du mal, car elle en aurait besoin pour exister, s’en nourrir et en tirer son succès : « On trouve des empreintes digitales de Tonton Macoute sur tous les malheurs de l’homme. Il en a fait des succès littéraires » (Pseudo 2019, 976). Tout se passe comme si l’écrivain, la littérature, étaient directement incriminables pour les tragédies historiques et personnelles de l’humanité, qui apparaissent alors comme un prix à payer pour jouir des chefs-d’œuvre artistiques. Il faudrait en effet choisir et ce choix apparaît parfois comme évident : « Je préfère qu’il n’y ait pas Soljenitsyne plutôt qu’il y ait de la merde et du sang. Je préfère qu’il n’y ait pas de Raskolnikov plutôt qu’il y ait Dostoïevski. Le prix de revient de Guerre et Paix, c’est beaucoup trop cher » (Pseudo 2019, 972). A cet égard, l’accomplissement ultime de toute création résiderait dans son auto-anéantissement, une fois supprimées les sources de réalité malheureuse dont elle jaillit et qui l’alimentent : « Tout art aspire à finir, ce qui est la raison même de sa naissance. […] Tant qu’il y aura art, tant qu’il y aura Roman, cela voudra dire que l’homme n’est pas arrivé » (Pour Sganarelle, 1965, 11). Arriver voudrait ainsi dire atteindre un monde où l’écrivain et ses œuvres n’auraient plus vocation à exister, une sorte de « fin heureuse de l’utopie, sans besoin d’art » (Pseudo 2019, 1045).

D’autres fois, malgré cet aveu répété d’impuissance, un irrésistible élan d’espoir paraît en prendre la place, exhortant le romancier à « reprendre […] poussé par un besoin de création plus fort que tous les découragements » (Vie et mort d’Emile Ajar 2019, 1437). Toute l’œuvre romanesque de Romain Gary est traversée par cette tension qui reste, jusqu’au bout, intacte, irrésolue, une tension entre « la pauvreté d’exister sans illusions et la couardise d’une fuite dans les illusions seules » (Europa 1999, 334). Une alternative impossible, cruelle, destructrice, voire suicidaire, qui constitue en même temps, à notre sens, la complexité et surtout la remarquable actualité de la posture littéraire et esthétique de Romain Gary.

4. De Malraux à Gary : à quoi sert la littérature ?

Cette critique virulente contre l’artiste, la culture, la littérature, que nous venons de mettre en évidence dans le discours de Romain Gary, semble rejoindre un discours plus large, fort répandu dans l’après-guerre et qui trouve son expression la plus célèbre dans le commandement prononcé en 1951 par Theodor Adorno, selon lequel « écrire un poème après Auschwitz est barbare ». Bien que l’interprétation courante de cette formule dans ce sens soit contestable, il n’en reste pas moins que sa reprise répétée par nombre de penseurs s’attachant à illustrer le « désastre de la poésie » (Marx 2005, 123-143) depuis la deuxième moitié du XXe siècle témoigne d’un ressenti marquant de « dévalorisation » de la littérature dans le milieu intellectuel et dans la société en général, phénomène auquel nous assistons peut-être encore de nos jours. Il semble alors que ce déplacement que nous venons de décrire de la figure de l’écrivain comme conquérant à l’écrivain comme enchanteur s’accompagne, paradoxalement, d’une forme de désenchantement, de démission, de renoncement, comme conséquences d’une mise en doute sévère des pouvoirs de l’œuvre littéraire, et de l’art en général, de changer véritablement le destin des hommes. Pouvoirs encore fort mis en avant par l’esthétique d’André Malraux (dont les écrits ressembleraient plutôt à une « poésie du désastre »), mais qui s’affaiblissent considérablement dans les croyances collectives par la suite, entraînant, entre autres, la « lente démonétisation » (Boyer-Weinmann & Jeannelle 2016, 5) de l’œuvre malrucienne.

C’est en cela que la position essentiellement tiraillée de Romain Gary vis-à-vis de la littérature et de l’art en général, sa fonction, son importance, sa légitimité dans le monde, s’avère significativement proche de bien des questionnements à l’ordre du jour dans le champ intellectuel français contemporain et pourrait fécondement rejoindre les discussions actuelles autour de cette même question, toujours brûlante. Exemplairement formulé par Antoine Compagnon, en 2006, comme titre de sa leçon inaugurale au Collège de France – La littérature, pour quoi faire ? – cet appel à « une réflexion franche sur les usages et le pouvoir de la littérature » (Compagnon 2007, 27) trouverait peut-être un éclairage précieux et une réplique pertinente dans une analyse ciblée de la posture de Romain Gary à cet égard. Nous espérons pouvoir explorer ces pistes dans de futures recherches qui mettront mieux à profit les inestimables ressources léguées aux lecteurs et aux chercheurs par cette riche et encore fort méconnue œuvre romanesque.

References

Boyer-Weinmann, Martine, Jean-Louis Jeannelle, eds. 2016. Signés Malraux - André Malraux et la question biographique. Paris: Classiques Garnier.

Chengfu, Liu. 2001. Derrière la révolution chinoise. Réflexions sur Les Conquérants et La Condition humaine d’André Malraux. Les Écrivains français du XXe siècle et la Chine. Christian Morzewski & Qian Linsen, eds. Arras: Artois Presses Université. 209–214.

Compagnon, Antoine. 2007. La littérature, pour quoi faire ? Paris: Fayard.

Gary, Romain. 1965. Pour Sganarelle. Paris: Gallimard.

Gary, Romain. 1999. Europa. Paris: Gallimard.

Gary, Romain. 2019. Romans et récits : I, II. Paris: Gallimard.

Malraux, André. 1949. Les Conquérants. Paris: Bernard Grasset.

Malraux, André. 1951. Les voix du silence. Paris: Gallimard.

Marx, William. 2005. L’adieu à la littérature. Histoire d’une dévalorisation, XVIIIe-XXe siècle. Paris: Editions de Minuit.

Rasson, Luc. 2011. L’Ecrivain et le dictateur. Paris: Editions Imago.

Vigée, Claude. 1968. La mort comme épreuve du réel dans les romans d’André Malraux. MLN 83(4), 513–523.