Verbum E-ISSN 2538-8746
2022, vol. 13, DOI: https://dx.doi.org/10.15388/Verb.27

Crocodiles, pallettari, limeurs et arrotini : la charge culturelle des argotismes du lexique tennistique dans les dictionnaires du sport français et italiens

Valerio Emanuele
Université CY Cergy Paris
Laboratoire LT2D
Site des Chênes 2
33, boulevard du Port
95011 Cergy-Pontoise Cedex
valerio.emanuele18@gmail.com
Orcid ID https://orcid.org/0000-0001-7824-517X

Intérêts de recherche : Lexicologie, lexicographie, métalexicographie, terminologie, néologie.

Résumé : Dans le présent article, nous nous attelons à une analyse contrastive de quelques mots et expressions argotiques du lexique du tennis en langue française et italienne. En convoquant la notion de « lexiculture », forgée par Robert Galisson, nous adopterons — à partir d’un corpus de dictionnaires du sport et de l’argot sportif dans les deux langues — une approche comparative, passant en revue certaines entrées terminologiques « à charge culturelle partagée » relatives au lexique tennistique français et italien. Par le biais de cette approche, nous serons non seulement en mesure de faire ressortir les éléments lexiculturels sédimentés dans les mots et les expressions retenus, mais aussi de montrer comment ces références extra-énonciatives — étant souvent spécifiques à l’idiome et à la civilisation dans lesquels les argotismes ont été forgés — posent de nombreuses difficultés lors de la traduction.

Mots clés: argot, dictionnaire, terminologie, lexiculture, traduction.

Crocodiles, pallettari, limeurs and arrotini: The Cultural Charge of the Slang Terms of the Tennis Lexicon in French and Italian Sports Dictionaries

Abstract. In this article, we undertake a contrastive analysis of some slang words and expressions of the tennis lexicon in French and Italian. Using the notion of "lexiculture", coined by Robert Galisson, we will adopt - on the basis of a corpus of dictionaries of sports and sports slang in both languages - a comparative approach, reviewing some "culturally charged" terminological entries relating to the French and Italian tennis lexicon. Through this approach, we aim not only to bring out the culture sedimented in the selected lexical units, but also to show how these cultural references being often specific to the idiom and civilization in which these slang lexical units were forged pose many difficulties when translating.

Keywords: slang, dictionary, terminology, lexiculture, translation.

Copyright © Valerio Emanuele. Published by Vilnius University Press. This is an Open Access article distributed under the terms of the Creative Commons Attribution Licence, which permits unrestricted use, distribution, and reproduction in any medium, provided the original author and source are credited.
Pateikta / Submitted on 22.11.21

1. Introduction

Récemment, nous nous sommes penchés sur un examen de la métaphorisation et de la charge culturelle dans lesargotismes du tennis au sein du lexique tennistique français[1]. Lors de cette analyse endolinguistique, à laquelle nous renvoyons pour plus de détails, nous avions observé — entre autres — les discordances interactionnelles survenant entre deux groupes sociaux — à savoir les spécialistes du tennis et les profanes de la discipline — qui tout en ayant intériorisé les caractéristiques morpho-sémantiques et syntaxiques de la langue française, ne partagent pas la même culture sportive.

Nous avions alors constaté que, même dans un contexte non-contrastif, la pragmatique lexiculturelle — issue des travaux de Robert Galisson[2] — peut être appliquée avec profit afin d’expliquer les complexes résonances affectives et sociales qui, dans un secteur d’activité précis, se superposent — conjointement aux aspects techniques — au sémantisme d’un élément lexical déjà existant en langue standard. Effectivement, ces traits situationnels, culturels et stylistiques — en un mot, pragmatiques — enrichissent le sémantisme d’un mot et rendent celui-ci opaque pour un néophyte.

S’il est vrai que la notion de lexiculture peut être adoptée avec profit dans une dimension endolinguistique, il est tout aussi vrai que la teneur culturelle de n’importe quel mot ou expression se manifeste subitement lorsqu’on met en parallèle deux langues différentes. D’ailleurs, Galisson a élaboré le concept de lexiculture dans un but pédagogique, afin de faciliter l’enseignement du français en tant que langue étrangère (FLE)[3]. Nous estimons alors, qu’une analyse contrastive lexiculturelle peut s’avérer très féconde si l’on prend en compte le traitement lexicographique des argotismes du sport, qui tout en s’éloignant de la culture « savante », comportent des connotations et des éléments extralinguistiques très complexes et difficilement transposables d’une langue à l’autre.

Les dictionnaires de spécialité, qui s’emploient à analyser les traits sémantiques ou pragmatiques de tout lexique relevant d’un secteur d’activité spécifique, se doivent de répertorier ce savoir extra-énonciatif dont la présence, au sein de la microstructure, peut être profitable non seulement pour tout locuteur natif, mais aussi pour des apprenants étrangers souhaitant apprendre les subtilités d’une terminologie souvent non-transparente d’un point de vue sémantique.

Se pose dès lors les questions ayant motivé notre étude : quelles sont les références socio-culturelles véhiculées implicitement par les argotismes du lexique tennistique français et italien ? Quels écarts culturels apparaissent lors de la traduction de ces unités lexicales argotiques relatives au lexique tennistique ? Les informations fournies par les dictionnaires monolingues du sport français et italiens parviennent-elles à réduire ces écarts culturels ?

2. Le corpus de recherche

Dans le but de répondre à ces questions, nous examinerons principalement des définitions tirées de dictionnaires du sport et de l’argot sportif en langue française et italienne. Nos sources lexicographiques principales sont constituées de répertoires à vocation encyclopédique, susceptibles de fournir des informations extralinguistiques fondamentales pour saisir, au-delà de la dénotation stable d’une unité lexicale, ses connotations les plus profondes, qui révèlent sa valeur lexiculturelle. Les argotismes du lexique français proviennent principalement du Dictionnaire du tennis[4] (Emanuele, 2019), répertoire métalinguistique spécialisé, qui enregistre de nombreux mots et expressions appartenant au lexique tennistique non-normatif. Nous avons également compulsé des ouvrages et des dictionnaires de l’argot sportif, parmi lesquels Les mots du sport. La tête dans le guidon de Bouchard (Paris, Seuil, 1996), Le dico du sport de Doillon (Paris, Fayard, 2002), Le dico du parler sport[5] de Blanchet et Lesay (Paris, Fetjaine, 2011) etle Dictionnaire alphabétique et analogique du français des activités sportives et physiques[6]de Pierluigi Ligas (Vérone, QuiEdit, 2015). Si les trois premiers répertoires n’ont aucune prétention scientifique et se contentent, parfois sous un ton humoristique, de répertorier plusieurs centaines d’unités lexicales argotiques du sport en fournissant aux lecteurs leur sémantisme ainsi que des anecdotes insolites, le DAAFAPS, dirigé et rédigé par Pierluigi Ligas dans le cadre du Laboratoire de Lexicographie Sportive (LLS) de l’Université de Vérone, est le fruit de recherches minutieuses autour de la terminologie sportive. Cet ouvrage de référence contient environ 13 000 entrées et s’attache à enregistrer « les mots et les expressions du sport sous des entrées lexicales appropriées, soit en leur consacrant des articles entiers dont ilsconstituent la vedette, soit en les plaçant dans la rubrique phraséologique d’articles traitant d’autres unités lexicales. »[7]

Afind’analyser le traitement lexicographique des mots et expressions argotiques du lexique tennistique italien, nous avons exploré — faute de véritables recueils métalinguistiques spécialisés au format papier — la nomenclature d’un répertoire dématérialisé, le Dizionario enciclopedico del tennis de Azzolini et Semeraro (Rome, Tennis &company, 2006), ainsi que l’Enciclopedia dello sport de Ferretti et Frasca (Milan, Garzanti, 2008). Le premier répertorie les mots techniques du tennis, la biographie de certaines légendes de ce sport et fournit une description des compétitions tennistiques majeures, alors que l’Enciclopedia dello sport, éditée par Garzanti, est un répertoire omnisport, contenant une description de nombreuses disciplines sportives, des articles portant sur les champions, les entraîneurs et les équipes, les records, les fédérations, les compétitions et les tournois — y compris les Jeux olympiques —, sans négliger l’analyse du lexique technique et du jargon journalistique.

3. La charge culturelle partagée des mots et des expressions argotiques français et italien : une étude comparative

D’un point de vue méthodologique, notre examen sera mené dans un cadre contrastif, en confrontant la langue française et italienne —, comme Robert Gallison l’a préconisé dans le cadre de l’enseignement du FLE. D’après Galisson (1995 : 6), en effet, la lexiculure, « la culture mobilisée et actualisée dans et par les mots de tous les discours dont le but n’est pas l’étude de la culture pour elle-même », permet de saisir les savoirs communautaires pragmatiques qui vont au-delà du contenu sémantique exprimé par le signe linguistique et ressort vigoureusement en mettant en parallèle deux idiomes. Notre but, nous le rappelons, est de vérifier si les informations présentées dans la microstructure des dictionnaires de notre corpus donnent accès à la charge culturelle des unités lexicales argotiques retenues. Parallèlement, nous montrerons, à l’aide des définitions des dictionnaires du sport unilingues, que nombre de mots et d’expressions argotiques du tennis ne sont pas traduisibles littéralement du français vers l’italien et vice versa, en raison d’une charge culturelle relative à l’idiome des groupes sociaux où ces unités lexicales ont été forgées.

4 Argotismes retenus

En ce qui concerne le lexique tennistique français, les « mots [et expressions argotiques] à charge culturelle partagée[8] » (CCP) retenus en raison des références civilisationnelles implicitement transmises et de l’opacité sémantique qui en découle pour un locuteur étranger sont « crocodile » et « bagel », qui avaient déjà fait l’objet de notre analyse endolinguistique (Emanuele, 2022). Quant à l’italien, nous avons sélectionné les mots et les expressions suivants, qui appartiennent à une réalité extralinguistique propre à la Péninsule : arrotino, (dare/fare) cappotto et veronica.

Nous avons écarté de notre analyse les mots et les expressions qui ne varient pas en français et en italien — comme l’acronyme anglais SABR[9]— ou qui possèdent une traduction littérale dans le lexique tennistique des deux langues. C’est le cas des expressions françaises« service à louche ou à la cuillère » ou « service par en-dessous »[10], qui correspondent aux locutions italiennes servizio a cucchiaio et servizio « da sotto » ou « dal basso ».

Les unités lexicales retenues appartiennent à des domaines diversifiés : le règne animal (crocodile), l’artisanat (arrotino), la cuisine (bagel), la chasse (darecappotto), la religion (veronica).

5. Analyse des argotismes en langue française et italienne : des exemples pratiques

5.1. René Lacoste, alias « le crocodile », et l’arrotino

Habituellement abrégé par apocope en « croco », le terme « crocodile » désigne, au sein du lexique tennistique français, un « joueur […] qui se tient toujours en fond de court en renvoyant sans cesse des balles [lentes], dans l’attente d’une faute de son adversaire[11] ». Si, de nos jours, ce mot a fini par indiquer des joueurs de fond de court spécialistes de la terre battue, à l’origine il s’agissait d’un simple surnom, qui avait été attribué à René Lacoste. Effectivement le Parisien, l’un des meilleurs joueurs français des années 1930, était surnommé légitimement « le crocodile » pour sa ténacité sur le court[12]. Lacoste sera toujours lié à ce surnom, à tel point qu’il choisira un crocodile en tant que logo — connu de nos jours dans le monde entier — de l’entreprise de textile éponyme, qu’il fondera en 1933. Cette charge lexiculturelle est signalée par trois répertoires de notre corpus, chacun adoptant un moyen différent de mise en exergue : si le DPS intègre l’histoire du surnom dans l’article et le DT — qui contient des portraits biographiques portant sur les légendes du tennis —, renvoie à l’article « LACOSTE, René », les auteurs du DAAFAPS choisissent de véhiculer la charge culturelle du mot « crocodile » dans la section syntagmatique de la microstructure, par le biais de la citation suivante, tirée du site internet langue française.fr : « La pugnacité* de René Lacoste lui a valu le surnom de crocodile sur les courts. »

Comment traduire ce mot dans une autre langue, étant donnée l’histoire qu’il recèle ? Le lexique tennistique italien, bien évidemment, ne possède pas le terme coccodrillo, qui est lié au contexte culturel français et à la grande popularité de René Lacoste dans l’Hexagone. Il faudra alors employer le terme « pallettaro », dérivé de « palletta », mot qui désigne une balle lente et inoffensive, et le suffixe –aro, qui indique l’agent grammatical. Ainsi, un « pallettaro » est un joueur qui produit des balles molles, sans puissance, et qui pratique un style de jeu défensif.

La terminologie italienne du tennis compte également le substantif regolarista (joueur régulier, qui ne commet pas beaucoup de fautes), qui n’a pas la connotation péjorative de « pallettaro » et désigne un joueur qui commet peu de fautes, en envoyant des balles qui ont toujours la même cadence. Le mot regolarista, formé en ajoutant le suffixe nominal –ista à l’adjectif « regolare », n’existe pas dans la langue italienne commune, est spécifique au tennis et a été forgé dans les années 1970 par le célèbre journaliste et ex-joueur de tennisGianni Clerici[13]. Celui-ci, après avoir défini Bjorn Borg regolarista d’attacco(attaquant régulier), adapta cette définition pour désigner Ivan Lendl en tant que regolarista tout court[14].

Mais revenons à la terminologie tennistique française. Sémantiquement proche de « crocodile », le terme « limeur », désigne un « joueur tenace et régulier qui [renvoie] inlassablement des balles chargées d’effet ». Comme nous l’avons expliqué dans le DT ainsi que dans Emanuele (2022) :

La raison de cette dénomination se base sur un rapport de ressemblance analogique : ne faisant jamais de fautes ni de coups gagnants, le « limeur » vient à bout de ses adversaires par usure, telle une lime qui réduit la taille d’un objet par frottement. Le terme « limeur » pourrait constituer également une référence imagée à l’action abrasive que le cordage de la raquette exerce sur la balle au moment d’une frappe coupée ou liftée, ce qui évoque la friction vigoureuse d’une lime utilisée pour polir un objet.

Bouchard (1998 : 130), qui met également l’accent sur la capacité du « limeur » à délivrer à la balle des effets extrêmes afin de déstabiliser son adversaire ajoute que « Le limeur la coupe, la tord, lui donne un effet pervers pour empêcher son adversaire de s’appuyer dessus ». La définition fournie au sein du au DPS (2011 : 366) insiste également sur la rotation extrême délivrée à la balle par ce joueur au style de jeu prudent : « Donner de l’effet, se contenter de renvoyer inlassablement la balle avec la sécurité que procure le lift. » Les auteurs du DPS signalent également que le terme « limeur » prend aujourd’hui une connotation moins péjorative, ce mot étant souvent utilisé afin d’indiquer non seulement des joueurs attentistes, mais aussi des attaquants de fonds de court, tels que Nadal, qui impriment à la balle des effets liftés très lourds.

En italien, la traduction de « limeur » n’est pas limatore, mais l’hétéronyme arrotino, « aiguiseur », déverbal de arrotare, qui en langue italienne signifie « aiguiser une lame (« Esempio di “arrotino” di lusso, [Bruguera] disegnava traiettorie alte e velenose, cariche di spin, col dritto, il suo colpo migliore, grazie a un movimento frontale »[15]).

Comme le signalent Azzolini et Semeraro dans leur Dizionario enciclopedico del tennis, le terme arrotino, qui a une connotation péjorative, est une autre création de Gianni Clerici[16] et « indica colui che gioca “arrotando” i colpi, dunque un maniaco del top spin »[17]. La définition fournie par les auteurs montre que, dans le lexique italien du tennis, le mot arrotino a donné naissance au verbe arrotare, qui par extension de sens signifie « lifter, donner une rotation liftée à la balle »[18].

Toutefois, les auteurs du Dizionario enciclopedico del tennis ne relient pas le mot arrotino à l’artisan qui affûte des lames, occultant ainsi la charge culturelle de ce mot. Nous pensons, en effet, que le choix de ce terme par Clerici — né en 1930 — s’explique par le fait que la profession d’aiguiseur ambulant de lames, auparavant pratiquée régulièrement dans la Péninsule, survit encore aujourd’hui dans certaines parties de la botte. Les aiguiseurs de lames, en effet, se déplaçant à vélo, dans des camionnettes ou dans des véhicules triporteurs nommés « Ape »[19], font partie du paysage culturel et du folklore de nombreuses régions italiennes. Tandis qu’en France, de nos jours, les artisans — de moins en moins nombreux — qui effectuent cette tâche ne promeuvent pas (ou très rarement) leurs services au sein de l’espace urbain. Le mot arrotino aurait donc été forgé en raison d’une réalité socio-culturelle spécifique à l’Italie, ce qui méritait d’être pris en compte par tout lexicographe souhaitant restituer la complexité des enjeux sociaux dont certains mots sont porteurs.

5.2. Le bagel et le « cappotto »

Le processus métaphorique étant à la base de la résemantisation du mot « bagel » dans le lexique du tennis avait fait l’objet de notre précédente étude (Emanuele, 2022), dans laquelle nous observions que :

Un « bagel », en français (mais aussi en italien), est une manche qui se termine sur le score de 6-0. L’acception tennistique du mot bagel découle d’une correspondance entre la rondeur du chiffre « zéro » et la forme en anneau de ce petit pain rond venu de l’Europe de l’est.

La charge culturelle du mot « bagel » — à l’origine beigel/beygel — est liée aux communautés juives de l’Europe orientale. Effectivement, ce mot yiddish — dérivé probablement du moyen haut germanique bougal, qui signifie « anneau », « bague », ou de l’yiddish beigen, qui se traduit par « courber », « plier » — a été attesté pour la première fois en 1610 dans les registres de la communauté juive de Cracovie, ou ce pain rond était offert aux femmes juives venant d’accoucher ou aux sage-femmes (Rosten, 1992 : 54 ; Marks, 2010 : 35-36). Comme Leo Rosten (ibid.) et Gil Marks (ibid.) l’expliquent, dans la tradition juive la forme ronde du bagel — qui ne connaît ni de début ni de fin et qui est considérée comme la « forme parfaite » — acquiert une valeur fortement symbolique, les figures circulaires représentant de nombreux événements du cycle de l’existence, tel que la naissance, la circoncision, les rassemblements post-funéraires et les repas avant les jours de jeûne. Dans certaines communautés de l’Europe orientale, des amulettes en forme de bagel — auxquels on attribuait des pouvoirs magiques — étaient alors offerts aux enfants en guise de porte bonheur, afin d’éloigner les mauvaises influences. Par ailleurs, la structure en forme d’anneau du bagel présente un intérêt pratique, la préparation de ce pain prévoyant une cuisson dans l’eau bouillante avant son introduction dans le four. De ce fait, le trou figurant au milieu du bagel faciliterait son extraction de l’eau bouillante.

La traduction du mot « bagel » ne pose aucune difficulté dans le lexique italien du tennis, où ce terme existe bel et bien et figure également dans les expressions doppio bagel (double bagel, qui indique un score de 6-0 6-0) et triplo bagel (triple bagel, soit un triple 6-0). Toutefois, en plus de ces expressions, la terminologie sportive italienne présente une locution omnisport — utilisée le plus souvent dans le domaine du tennis — synonymique de bagel, intraduisible mot à mot en langue française en raison des références culturelles qu’elle véhicule de manière implicite. Il s’agit defare/dare cappotto, souvent abrégée en cappotto (littéralement « manteau » (Il cappotto, espresso dal punteggio 6-0, è il peggior risultato che possa capitare a un giocatore impegnato in un match di tennis »[20]).Curieusement, le Dizionario enciclopedico del tennis d’Azzolini et Semararo ne répertorie ni le mot bagel ni l’expression fare/dare cappotto. Cette dernière désigne, à l’origine, le gain d’une partie de cartes obtenue sans que l’adversaire ne marque un seul point et apparaît dans la langue italienne à la fin du XVIIIe siècle et. Effectivement, l’enregistrement de l’expression dare cappotto a lieu pour la première fois dans un dictionnaire de langue italienne en 1797, année où le Dizionario enciclopedico, critico della lingua italiana de l’abbé Alberti di Villanuova en donne la définition suivante : « Dar cappotto. Termine di giuoco di carte. Vincer tutte le bazze ». L’étymologie du mot cappotto, dans son acception sportive, demeure à présent incertaine : elle pourrait provenir de l’expression française « faire capot »[21] attestée en 1692 avec la signification de « se renverser » ou « chavirer », en parlant d’une petite embarcation ; ou alors, comme on le souligne le dictionnaire Treccani en ligne[22], la locution « dare/farecappotto » pourrait être relative à la culture cynégétique, au sein de laquelle, traditionnellement, elle désigne une battue de chasse conclue sans conquérir aucune proie, le chasseur venant sans rien de plus que ses propres vêtements. Selon d’autres hypothèses (Ferretti-Frasca, 2009 : 245), l’acception sportive de ce syntagme figé plonge ses origines dans un épisode réellement survenu, ayant pour protagoniste une équipe ou un joueur non précisés. Quoi qu’il en soit, les vaincus, dénudés — ironiquement et métaphoriquement — par l’échec après une défaite cuisante, auraient alors été revêtus d’un manteau par leurs adversaires. Certes, les détails sur les sujets concernés font défaut, ainsi que des précisions sur l’activité sportive en question et l’époque de la rencontre citée vaguement par Ferretti et Frasca. Ce qui appelle un travail de recherche supplémentaire autour des chroniques sportives — surdimensionné dans le cadre du présent article — afin de dévoiler pleinement la charge culturelle de l’expression « dare/fare cappotto », imprégnée de renvois relatifs au jeu de cartes, aux traditions cynégétiques et à de mystérieux affrontements sportifs.

5.3. Les emprunts aux autres sports : la « veronica », entre tauromachie et religion

Un nombre non négligeable de mots et expressions du tennis sont tirés d’autres activités sportives, selon un phénomène d’emprunt[23]. Certains d’entre eux sont intraduisibles d’une langue à l’autre en raison des valeurs ajoutés à leur signification.

Le mot italien veronica, qui en français se traduit par la locution non connotée « smash de revers »[24]constitue un exemple prégnant d’unité lexicale véhiculant un arrière-plan culturel. Son introduction dans le lexique italien du tennis date de 1976, année où le journaliste Rino Tommasi, afin de décrire un geste technique acrobatique effectué souvent par le tennisman Adriano Panatta[25], emprunta ce terme au langage de la tauromachie. Au cours d’une corrida, effectivement, le mot « véronique » désigne une passe de cape effectuée par le torero, qui en se déplaçant sur le côté, écarte le taureau de son corps, de sorte que l’animal s’engouffre dans la cape[26]. Le mouvement tournoyant du torero, le déploiement de son bras au-dessus de son épaule ainsi que la façon de tourner son dos à l’animal sont des éléments techniques que l’on retrouve également dans le smash de revers, que le joueur de tennis effectue au-dessus de sa tête, en étant dos au filet. L’origine du mot veronica, qui — nous le rappelons — n’existe pas dans le lexique tennistique français, plonge ses racines dans la tradition culturelle chrétienne, et s’avère liée au nom de la Sainte Véronique. Celle-ci, d’après un épisode relaté dans des évangiles apocryphes, lors de la passion de Jésus, essuya le visage ensanglanté du Christ avec une cape[27]. Cet acte de compassion, plusieurs siècles plus tard, inspirera, dans le lexique italien du tennis, l’appellation du smash de revers, exécuté par un geste ample, rapide et circulaire qui n’est pas sans rappeler le frottement d’un chiffon sur une surface. La connaissance de l’épisode évangélique, solidement ancré dans le bagage culturel de la civilisation catholique, constitue la condition sine qua non afin d’appréhender le processus d’analogie étant à la base de la veronica tennistique et de la corrida.

Conclusion

La confrontation des argotismes du tennis en langue française et italienne permet d’apprécier la complexité des références extralinguistiques véhiculées par ces unités lexicales ainsi que les écueils traductologiques qui en découlent.

Les realia[28] — à savoir les « champs sémantiques qui dénotent des réalités spécifiques à une langue-culture[29] » —, impliqués dans le lexique du tennis français et italien, touchent plusieurs aspects de la vie sociale, en particulier les croyances religieuses, les coutumes, l’histoire littéraire, les réalités culturelles (nourriture) et les réalités naturelles (faune, flore, milieu géographique)[30]. D’où les difficultés d’apprentissage et de traduction de ce lexique pour tout apprenant étranger, qui doit faire face aux« différences spécifiques entre les deux langues-cultures mises en présence »[31], à savoir les écarts culturels qui inévitablement apparaissent lorsqu’on met en parallèle deux idiomes.

Lors de la traduction des mots et expressions non-normatives du tennis, aucune défection référentielle ou lacune sémantique sur l'axe dénotatif n’a été décelée. Toutefois, des carences connotatives (crocodile / pallettaro-regolarista ; limeur / arrotino ; Veronica / smash de revers) dans l’une des deux langues peuvent surgir, ce qui montre que les difficultés concernant la traduction ne découlent pas uniquement des écarts purement linguistiques affectant « le plan formel, graphique et phonique ; [ainsi que] le plan sémantique et dénotatif »[32][…] mais aussi des écarts culturels. L’anisomorphisme des langues, en effet, rend extrêmement problématique, voire inatteignable, la recherche d'un signifié identique pour deux signifiants appartenant à deux langues distinctes, surtout dans le cas d’unités lexicales qui véhiculent une charge culturelle implicite. Dans une perspective bilingue, qui fut la nôtre dans cette étude, l’approche lexiculturelle, issue des travaux de Robert Galisson, s’avère indispensable afin d’appréhender « la culture en dépôt dans [les] mots »[33] et faciliter ainsi la traduction. A fortiori lorsqu’on prend en compte la dimension pragmatique des argotismes du langage sportif, foncièrement imprégnés d’enjeux sociaux et civilisationnelsintrouvables ailleurs. L’analyse des répertoires métalinguistiques de notre corpus montre que les dictionnaires de spécialités peuvent véhiculer efficacement cette réalité extra-énonciative par des moyens différents — gloses encyclopédiques, encadrés culturels, exemples ou citations — qui permettent aux lexicographes d’expliciter leurs choix culturels.

Une dernière considération s’impose : si le panorama lexicographique français présente de nombreux dictionnaires du sport et de l’argot sportif susceptibles de rendre compte de la nature culturelle la plus profonde du lexique tennistique, en Italie des ouvrages lexicographiques homologues font défaut. Par ailleurs, les recherches portant sur le lexique italien du tennis, dans la Péninsule, accusent un retard considérable et méritent d’être approfondies dans les années à venir.

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SURMONT (DE) J.-N., 2000. « Le traitement de l'information culturelle dans les dictionnaires monolingues pour apprenants et bilingues ». Lexicographica, n° 16, p. 192–211. Berlin: De Gruyter.

TALLARICO, G., 2016. La dimension interculturelle du dictionnaire bilingue. Paris: H. Champion.

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Valerio Emanuele est docteur en sciences du langage et chercheur associé au sein du laboratoire Lexiques, Textes, Discours, Dictionnaires (LT2D) de l’université CY Cergy-Paris. Il a été chargé de cours de langue et traduction française à l’Université de Palerme et est l’auteur du Dictionnaire du tennis, paru en 2019 aux éditions Honoré Champion. Depuis 2021, il est terminologue auprès de la Délégation générale à la langue française et aux langues de France (DGLFLF, Ministère de la Culture). Ses recherches portent sur la terminologie du sport et le paratexte des dictionnaires bilingues.


[1]Cf. Emanuele, à paraître en 2022.

[2]Cf. Galisson, 1987, 1988, 1995, 1999.

[3]Cf. ibid.

[4]Dans ce qui suit « DT ».

[5]Dans ce qui suit « DPS ».

[6]Dans ce qui suit « DAAFAPS ».

[7]Cf. Ligas, 2012 : 20.

[8]Cf. Galisson, 1999 : 483-484.

[9]En anglais Sneak Attack By Roger (attaque sournoise de Roger). Roger Federer et son entourage ont baptisé ainsi un type d’attaque […] offensif adopté par le joueur helvétique, consistant à se placer à proximité de la ligne de service lorsque l’adversaire sert, pour ensuite monter à la volée. Cf. Emanuele, 2019 : 507 (article « SABR »).

[10]Pour la signification de ces expressions, nous renvoyons à Emanuele, 2019 : 521.

[11]Id., p. 198.

[12]Pour l’histoire de ce surnom, cf. Emanuele, 2019 b : 11.

[13]Auteur de milliers d’articles journalistiques et de plusieurs dizaines de livres sur le tennis (dont 500 ans de tennis, Paris, Hatier, 1976), Clerici est considéré comme l’un de plus grands spécialistes de tennis du monde.

[14]Cf. https://tuttoscommesse2013.blogspot.com/2017/07/migliori-frasi-di-gianni-clerici-e-rino.html

[15]« Bruguera, il campione con i piedi sulla terra (rossa) », article d’Alessandro Mastroluca, paru le 27/11/2013 sur www.ubitennis.com.

[16]De même que regolarista, la qualification d’arrotino fut initialement attribuée à Bjorn Borg, qui révolutionna le tennis moderne avec ses effets liftés extrêmes. Par la suite, le terme prit une connotation négative, en finissant par désigner un jouer à vocation défensive, attentiste, peu à l’aise à la volée, qui délivre à la balle des effets extrêmes et attend la faute adverse.

[17]Traduction : « indique quelqu’un qui joue en donnant beaucoup de rotation à la balle, donc un fanatique du lift ».

[18]Le mot arrotino, par ailleurs, n’est pas sans rappeler, par assonance, le substantif rotazione (« rotation »), soit le mouvement tournoyant d’une balle liftée.

[19]Il s’agit, plus précisément, de cyclomoteurs équipés de moteurs de 50 cm3, pouvant être conduits à partir de l’âge de quatorze ans avec un permis de la catégories AM. Cf. http://www.piaggiocommercialvehicles.com/fr_FR/Mod%C3%A8les/ape/ape-50/

[20]« I cappotti di Nadal e Federer », article de Stefano Rosato, paru le 23/11/2011 sur ubitennis.com.

[21]L’expression « faire capot », comme le souligne le dictionnaire de l’Académie française (9e édition, article « capot ») dérive, à son tour, de l’expression provençale « faire cabot » apparue au XVIIe siècle avec la signification de « saluer ».

[22]https://www.treccani.it/vocabolario/cappotto/

[23]Nous signalons, à titre d’exemple, « victoire à l’arraché », expression empruntée au cyclisme, « titrer sur la lucarne », que le tennis doit au football, et « puncheur », mot qui provient de la boxe. Cf. Emanuele, 2022 (à paraître).

[24]Le smash de revers est un coup qui consiste à frapper la balle au-dessus de tête, du côté du revers, en orientant la face dorsale de la main vers la balle. Ce coup permet de rabattre violemment la balle sur le sol afin de la faire rebondir hors de la portée de son adversaire.

[25]Cf. https://www.italy24news.com/sports/tennis/1050.html.

[26]Par analogie, le mot veronica a également pénétré dans le lexique italien du football, où il indique une feinte permettant de déséquilibrer l’adversaire et de le sauter.

[27]Cf. https://www.treccani.it/vocabolario/veronica/.

[28]Cf. De Surmont, 200 : 192-211.

[29]Tallarico, 2013 : 141

[30]Cf. De Surmont, 2000 : 193-194.

[31]Tallarico, 2016 : 27.

[32]Cf. Rey. 1991 : 2865.

[33]Galisson, 1999 : 480.